Ce texte a été écrit lors d'une Nuit du Fof, un événement organisé par le Forum francophone. Il s'agissait d'écrire en temps limité sur le thème "Prêter". Si ça vous intéresse, venez participer à une prochaine session, elles ont lieu les premiers week-ends de chaque mois !


Le temps revient

Bien qu'il dût se lever avec les poules qui batifolaient dans l'arrière-cour du bel hôtel de Fontenay où il servait, Achille se sentait de joyeuse humeur pour entamer sa journée – ce qui, un mardi de novembre, relevait de l'exploit. La veille, il avait couru en tous sens pour préparer la réception de ce soir, dont il n'avait, évidemment, était informé que vingt-quatre heures à l'avance. Il s'était couché fourbu mais satisfait, sûr d'avoir suffisamment préparé pour organiser un dîner à la hauteur des convives trié·e·s sur le volet qui feraient leur apparition : on attendait l'ambassadeur des États-Unis, trois députés, une sociétaire de la Comédie-Française et le préfet de police, rien que ça !

Avant de s'endormir, il avait planifié chaque minute du lendemain, depuis son réveil jusqu'au moment d'ouvrir la porte au premier ou à la première invité·e. À 5 h 35, il finissait donc de s'habiller. Dès 6 h, il ouvrait les volets du rez-de-chaussée et allumait le feu dans le petit salon où seraient consommés tartines et croissants. E 25, il entrait dans la cuisine pour moudre le café qui accompagnerait les viennoiseries susdites. Achille n'envisageait pas de changer de place pour le moment mais son patron, il fallait bien le dire, avait le défaut d'appartenir à cette catégorie maudite par les domestiques : celle des gens qui se couchent tard et se réveillent tôt.

Et ce n'était pas son seul défaut, comme le paquet large et plat qui occupait presque toute la table en bois, au centre du sellier, le lui rappela brutalement.

« Vraiment, grondait-il dans sa barbe en marchant à vive allure en direction de la salle d'armes où il savait qu'il trouverait le patron, pouvait-on choisir pire jour pour laisser traîner une chose pareille ? Avec les commis qui arrivent dans deux heures ! Et tout le boulot qu'il y a déjà à faire ! »

Il se contenait à peine au moment de frapper à la porte.

« Entrez ! » lui répondit-on d'une voix essoufflée.

Philippe de Beaumont, le célèbre aventurier photographe que tout Paris s'arrachait, achevait une série de mouvements bondissants. Il s'immobilisa avec un sourire, qui se ternit légèrement lorsqu'il vit la figure de son valet.

« Patron, pourriez-vous m'expliquer pourquoi les Trois grâces de Botticelli sont dans ma cuisine ?

– C'est vrai ! J'ai oublié de t'en parler. Il faut maintenir le tableau à plat et à l'ombre pour préserver la peinture. Elle est fragile, tu sais, ce sont des pigments qui ont quatre siècles… Et la table du garde-manger est la seule qui soit assez grande et qui ne soit pas exposée au soleil direct.

Achille déglutit avec difficulté. Il s'entendit parler d'une voix étranglée :

« Vous voulez dire que c'est un original ? Qui traîne au milieu des carottes ?

– Il ne traîne pas, il a été soigneusement empaqueté par mes soins, je te ferais dire. »

Mais Achille ne l'écoutait pas.

« Le jour où le préfet de police vient dîner ?

Philippe de Beaumont fronça les sourcils, qu'il avait blonds et drus.

« Enfin, mon garçon, je te sens bouleversé. Tu n'as pas à t'en faire. Il est beaucoup plus improbable de croiser un préfet de police dans un sellier qu'un Botticelli. »

Achille le fixait avec effarement, les mots lui manquaient.

« Si ça peut te rassurer, ajouta le patron, ce n'est qu'un prêt.

– Un prêt ?

– Parfaitement, un prêt du musée des Offices. Un échange de bons procédés, en quelque sorte : ils me prêtent ce chef-d'œuvre du brave Sandro, je leur laisse le reste de leurs collections. Je leur rends les Grâces avec ma carte, ils détournent l'attention de la polizia le temps que j'embarque David.

– David ? répéta Achille, qui semblait avoir perdu toute capacité à articuler sa pensée.

– Oui, le David de Michel-Ange, je suppose que tu le connais ? D'ailleurs, c'est bien qu'on s'en parle maintenant, parce qu'il va falloir faire de la place au sellier pour l'accueillir... »