Ce texte a été écrit à l'occasion d'une Nuit du Fof, un événement organisé au début de chaque mois par le Forum francophone. Il s'agissait d'écrire en temps limité sur le thème "Donner". Si l'expérience vous tente, venez nous rejoindre !


Donner, c'est donner

« Quand tu auras récupéré le tableau, conclut Lupin en épinglant le ruban rouge de la Légion d'honneur à sa veste – ce soir, il serait l'ingénieur Gustave Duchallis, décoré l'an dernier pour ses recherches sur la conservation des aliments, que l'intendance de l'armée française couvait de l'œil –, tu veilleras à l'emballer très consciencieusement. Ne te laisse pas abuser par son aspect rebutant, qui ferait croire à une vulgaire croûte : sous les immondes gribouillis se cacher un authentique Caravage. »

Il secoua ses mains et vérifia son costume dans le miroir, puis il se tourna vers Achille, un sourire primesautier aux lèvres.

« Rends-toi compte, dans moins de 24 heures, tu tiendras dans tes mains le chef-d'œuvre manquant de la rédemption impossible, l'élixir décanté par le cerveau génial et torturé d'un homme… »

Achille grimaça et s'empressa d'interrompre la tirade qui enflait. Arsène Lupin était un orateur aussi inspiré que passionnant, mais si vous saviez ce qui était bon pour vous, il valait mieux l'arrêter avant qu'il ne vous convainquît de dévaliser votre grand-mère.

« Vous êtes sûr de ne pas vouloir récupérer le tableau vous-même, patron ? Vous savez bien que la peinture n'est pas ma spécialité. »

Le plus grand méfait dont il pût se vanter dans le domaine des beaux-arts était d'avoir dérobé une caisse de pastels par erreur dans un train : les bijoux qu'il convoitait étaient en réalité dissimulés dans la boîte à chapeau de l'artiste du dimanche dont il avait partagé le compartiment : la revente des crayons usés n'avait même pas amorti le billet Paris-Verneuil qu'il avait dû dépenser. Le genre de mésaventure qu'il évitait de raconter au patron, ainsi d'ailleurs qu'aux autres lascars de la bande.

« Je serai pris toute la journée demain par ma visite annuelle au Crédit Lyonnais, tu sais bien. Je ne peux pas négliger les comptes d'une entreprise comme la nôtre. C'est un travail sérieux. »

Achille haussa un sourcil. Arsène Lupin esquissa un entrechat plein d'une malice impénitente, avant d'ajouter :

« Et puis ce n'est qu'une visite de courtoisie, à l'amiable, pas un cambriolage. Tu ne risques absolument rien. Du moins tant que tu ne t'étouffes pas avec un biscuit, car dans mon souvenir les macarons que ce cher Jacques sert à ses invités sont absolument immondes. Si je n'avais pas été poursuivi de si près par nos amis en uniforme, j'aurais pris le temps de confier le tableau à une personne d'un goût plus… raffiné, mais nécessité fait loi. »


« Immonde est le mot juste », se dit Achille tandis qu'il se concentrait pour déglutir son croquant aux noisettes, qui n'avait rien de croquant, pas mêmes les noisettes, aussi molles que la gadoue dans laquelle il avait dû marcher cinq kilomètres depuis la gare pour arriver au château de son hôte. Il s'était cru malin en déclinant pudiquement les macarons, averti par l'expérience du patron, mais il n'avait évité une horreur que pour mordre à pleines dents dans une autre. La gnôle de coing que Jacques de Borangles lui avait servie en accompagnement de cette collation, bien que la demie de trois heures n'eût pas encore sonné, était pareillement déplorable, mais elle aurait au moins le mérite de tuer dans l'estomac d'Achille les asticots qui s'étaient sans nul doute développés dans la pâtisserie mathusalémique qu'il s'évertuait à ingurgiter. Achille devrait peut-être en rapporter un échantillon au patron, pour qu'il le refile à un collectionneur d'antiquités… Mais Arsène Lupin ne se satisferait pas d'un quignon de pain quand il attendait un Caravage. Impensable de renoncer si tôt à la mission.
Achille prit une grande inspiration.

« Je suis envoyé par un ami à vous, monsieur. Je travaille pour Antoine Serval, qui vous a un jour remis un tableau.

– Ce brave Antoine ! Il y a quelque temps que je ne l'ai plus revu. À croire qu'il a eu des ennuis, lui aussi. Mais je vois qu'ils se sont dissipés, puisque vous travaillez pour lui ! Tant mieux, tant mieux ! Je me souviens du tableau, bien sûr, je l'ai accroché dans le couloir au premier étage de l'aile ouest. »

Le vieille homme se resservit une généreuse rassade.

« Celle qui démarre derrière vous. »

Il fronça les sourcils en constatant que le verre d'Achille restait à moitié rempli, hésita, puis reposa la bouteille.

« Il m'avait dit qu'il avait acheté cette peinture directement auprès de l'artiste, car c'était un de ses amis. Il l'aimait beaucoup mais il n'avait malheureusement pas la place de l'accrocher chez lui à ce moment-là. Il m'avait laissé comprendre à demi-mot qu'il avait des soucis d'argent et qu'il lui fallait vendre sa propriété pour s'installer dans plus petit. »

Borangles se racla la gorge.

« Mais je vais vous faire une confidence, précisa-t-il aussitôt en se penchant vers Achille, qui fut assailli par son haleine alcoolisée. Je ne pense pas qu'il m'ait dit la vérité.

– Vraiment ? » rebondit Achille avec un étonnement sincère. Peu nombreux étaient les gens capables de soupçonner le patron de duplicité quand celui-ci cherchait à les embobiner. Vous lui donneriez le bon Dieu sans confession quand bien même vous le surprendriez menottes au poignet à l'arrière d'un fourgon de la PJ… Une anecdote authentique.

« Oui. À mon avis, il s'est senti obligé d'acheter ce tableau, parce que c'est impossible de refuser quand une connaissance vous exhibe ses toiles sous le nez, c'est un vrai traquenard ce genre d'expositions ! Or il ne l'aimait pas et que c'est pour ça qu'il me l'a refourgué. »
– Je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait ça.
– Mais si ! Vous êtes jeune, donc encore un peu naïf, mais je comprends les gens, moi, monsieur. On est tous pareils ! Moi par exemple je fais ça avec les biscuits de ma cousine, parce que j'arrive pas à refuser quand elle m'en apporte une boîte : vous avez remarqué à quel point ils sont dégueulasses ?

– Euh…

– Vous voyez bien ! Et vous les avez mangés quand même ! On est tous pareils, je vous dis. »

Achille ne savait pas très bien comment ils en étaient arrivés là. Il lui fallait de toute urgence remettre la mission sur les rails.

« Votre observation est assez fine, en effet, mais je ne crois pas qu'elle s'applique tout à fait au cas qui nous occupe. Je sais de source sûre que c'était bien une question de place qui arrêtait le patron. La preuve en est qu'il m'a envoyé pour vous débarrasser du tableau, maintenant que ses affaires se sont arrangées et qu'il dispose d'une demeure d'une taille suffisante. »

Son hôte resta un long moment silencieux, plongé dans la fascinante contemplation de sa main qu'il passait et repassait derrière la bouteille transparente, toutes ses facultés apparemment absorbées par cette observation de la diffraction à l'œuvre sur ses gros doigts. Enfin il dodelina de la tête.
« Vous voulez le récupérer ? J'ai bien peur que ce ne soit pas possible. Cette œuvre a désormais sa place dans ma collection, elle ne la quittera pas.

– Mais vous… »

Achille manqua s'étrangler de stupeur.

« Vous aimez ce tableau ?

– Bien sûr que non, il est hideux ! Mais vous connaissez le dicton : "Donner c'est donner, reprendre c'est voler." »


Malheureusement pour ce pauvre gus, qui le découvrirait trois jours plus tard en se réveillant dans un château dépouillé non seulement du Caravage-en-croûte, et de toutes ses autres toiles, mais aussi de ses meubles, de ses tentures, de ses ferronneries ouvragées et même des conserves du garde-manger, voler est le métier d'Achille – et son patron est le meilleur.