Hel aurait dû avoir peur. Après tout, elle se retrouvait pour la troisième fois dans le voisinage immédiat d'un ange hostile, et ce coco-ci était rudement plus coriace que l'autre enflure du restau italien, peut-être plus que le Serpent lui-même. Elle avait presque mal aux yeux à regarder sa silhouette incandescente, crépitante d'étincelles bleu-blanc. Il pouvait facilement écraser la déesse comme une vulgaire punaise…
Et pourtant, elle avait la certitude que si elle s'avançait vers lui, il la prendrait dans ses bras, l'embrasserait sur les deux joues, agirait comme ses oncles lorsque ceux-ci étaient d'humeur joviale.
Elle en avait envie. Vraiment beaucoup.
« Hel » souffla le timbre de Dionysos dans son oreille, et elle sentait sa main crispée sur son bras, « il faut vraiment qu'on s'esquive. »
« Je vous déconseille fortement cela » fit l'Archange en tournant son regard brûlant vers eux.
Hel aurait dû avoir peur, confrontée à ces yeux qui renfermaient toutes les tempêtes du monde.
« Raphaël » implora Castiel, et c'était bien une note de panique dans sa voix, « ils ne sont pas concernés par nos histoires. »
« Tu sais parfaitement bien qu'elle l'est » riposta l'autre céleste, sans cesser de dévisager la déesse, attendant visiblement quelque chose d'elle.
Elle sentit la partie trouble de son essence – celle qui croissait de plus en plus, fraîche et soyeuse et ample à la manière du firmament nocturne – remuer.
« Est-ce qu'on se connaît ? » s'échappa de ses lèvres.
Le visage emprunté par l'Archange n'eut aucune réaction, mais elle vit ses immenses ailes de malachite tressaillir, et son propre cœur se serra.
« Tu ne te rappelles donc pas. Je m'en doutais. »
La fêlure dans son intonation était quasi imperceptible, mais elle suffit pour que la vue de Hel se brouille. Mais qu'est-ce qui me prends ? Elle cligna des paupières pour chasser l'humidité traîtresse, mais peine perdue, et elle vit le remords poindre chez le céleste, elle devina le mouvement qu'il esquissait vers elle, pour essuyer les larmes ou la saisir doucement par les épaules, elle ne savait pas…
« Ecarte-toi de ma nièce ! »
Oh, tonton. S'il y avait bien une chose sur laquelle tout le panthéon était d'accord rapport à Thor, c'était que son bon cœur ne l'empêchait pas de se montrer épouvantablement lourd à l'occasion.
Castiel ne savait pas quel prodige l'empêchait de sombrer dans l'attaque de panique abjecte, et pourtant il y avait largement de quoi. Surtout le fait qu'il ne voyait aucun futur où ce désastre ne causerait pas de révélations horrifiantes à confesser à une certaine déesse blonde.
Parce que Raphaël était venu pour Hel, ça crevait les yeux. Le fragment de grâce en développement dans l'essence de la païenne chantait à présent assez fort pour être entendu par la Milice céleste si celle-ci tendait bien l'oreille, et de manière ressemblant trop à la propre grâce de Gabriel pour que les familiers de celle-ci ne réagissent pas.
En résumé, c'était un cauchemar. Ou un soap opéra, le genre qui donnait envie d'étrangler le producteur.
Pour l'heure, il voulait surtout étrangler Thor – qui venait de balancer un éclair à Raphaël. Un éclair. Sur l'Archange des Airs, maître de la météo. Pour une fois, il se sentait complètement en accord avec la consternation de son aîné.
« Et tu oses te prétendre un dieu ? » se décida à lâcher l'Archange, une pointe d'incrédulité dans la voix.
Visiblement surpris par son manque d'efficacité, Thor dut songer que rajouter une couche constituait une bonne méthode car il expédia une nouvelle décharge – seulement pour que Raphaël la rattrape et la lui relance à la figure.
L'angelot grimaça alors que le dieu s'écroulait, faisant bondir Hel.
« Tonton ! Misère, t'en as pas rajouté ? Il es lourd, mais j'y tiens quand même » babilla-t-elle tandis qu'elle s'agenouillait au côté du païen.
« Ce n'est pas lui que je veux tuer, ici » la rassura distraitement l'Archange.
Et son regard orageux se braqua sur Castiel. Celui-ci réprima son envie brutale de coucher les ailes, se faire le plus petit possible.
« Hé, hé, hé » intervint hardiment Dionysos, le front en sueur, les mains levées dans un geste de cessez-le-feu. « Je comprends qu'il a désobéi, les gamins font ça, mais une fessée ne serait pas plus appropriée ? Ou le mettre au coin ? »
« Il ne fera qu'empirer. Quand le sang est pourri, ça ressort » asséna froidement Raphaël.
La grâce de Castiel émit un crissement strident.
« Je ne suis pas Lucifer ! »
Grave erreur. En un millième de seconde, la grâce de Raphaël se fit plate et lisse, aussi paisible que l'œil d'un cyclone. Quand il reprit la parole, les intonations de l'Archange avaient le tranchant des éclats de verre.
« Après tout ce que tu as fait ? Tu lui ressembles nettement plus qu'à elle. »
Et ça brûlait, ces mots. Ça déchirait, d'entendre l'émotion cachée derrière le stoïcisme de l'Archange – la furie, le dégoût, le désespoir. Castiel voulait pleurer.
À la place, il déploya ses ailes, prêt à attraper les païens et Bobby qui était sagement resté en retrait, à se replier vers l'abri de la maison avec ses protections soigneusement calibrées…
Vers – oh non.
« Ah, bordel. »
Expression tout à fait appropriée quoique très crue. En rétrospective, c'était probablement stupide de croire que la proximité de deux anges en proie à leurs émotions n'alerterait pas Gabriel – qui aurait vraiment dû rester au lit.
L'envie de sangloter de Castiel redoubla.
Un cauchemar.
