Lucifer avait toujours eu du mal à partager, quand il s'agissait d'attention. Que ce soit celle de son père, celle de Michel, celle de ses cadets. Depuis toujours, il aimait que tous les yeux soient tournés vers lui – à quoi bon briller, si personne n'était là pour s'extasier devant la beauté des étoiles ?
Après la naissance de Gabriel… bon, ce n'était vraisemblablement pas juste de le formuler en ces termes précis, mais elle avait tout gâché. Après elle, après l'avoir eu tout à lui (avoir eu la fille de Michel tout à lui) pendant sa petite enfance, après avoir joui de son attention illimitée – et bien, comment pouvait-on s'attendre à ce que Lucifer retourne à une attention morcelée, limitée ? Une où il ne sera jamais au centre de l'Univers ?
Il a essayé de garder Gabriel auprès de lui, bien entendu – c'était elle qui l'avait introduit aux joies de l'amour sans partage, c'était la fille de son premier et plus grand amour – mais plus elle grandissait, plus elle se rebellait, plus elle oubliait ce qu'elle lui avait appris et morcelait son propre amour. Se mettait à aimer plus de gens – d'autres que lui.
Il aurait pu lui pardonner – du moment qu'elle prouvait sa contrition en créant quelqu'un pour reprendre la tâche dont elle ne voulait plus. Mais voilà, à chaque fois qu'il avait tenté sa chance, elle avait refusé d'aller jusqu'au bout. Avait refusé de se séparer des bébés, de les donner à Lucifer alors que c'était pour cela qu'ils avaient été conçus.
Lucifer se demandait toujours comment les choses auraient tournés si seulement Azazel avait réussi à lui ramener Castiel. Sans doute aurait-il été libéré plus tôt de sa cage. Sans doute Castiel aurait-il semé davantage la panique dans les rangs des Neuf Chœurs – et l'Étoile déchue ne pouvait pas s'empêcher d'éprouver des relents de fierté, devant le chaos engendré par cet ange encore si jeune, avec ses ailes noir de nuit si semblables à celles du Porte-Flambeau avant sa rébellion contre tout ce qu'il connaissait.
Il espérait encore rallier Castiel à sa cause, mais sans grande conviction après l'avoir vu s'acoquiner ouvertement avec les Winchester (ces deux-là, Lucifer ignore s'il les hait pour être un pâle reflet de lui et Michel, ou s'il les hait pour refuser d'admettre qu'ils sont battus et prolonger ce conflit absurde entre lui et sa famille). Enfin, il pouvait bien s'en accommoder, surtout maintenant qu'il avait enfin la petite.
Sa troisième-née, aussi petite et parfaite que Gabriel lorsqu'elle était encore innocente et intouchée par le reste du monde. Pas identique à Gabriel, bien entendu, elle n'était pas rousse pour commencer, mais elle lui ressemblait bien assez. Elle était parfaite. Elle était celle qui ne partirait jamais.
Bien sûr, il lui faudrait faire comprendre cela au ramassis de larves déterminées à lui reprendre la petite. Mais Lucifer ne s'inquiétait pas : même sans les démons, il restait un Archange. Et puis, il pouvait aussi comprendre pourquoi les asticots se mettaient dans un tel état.
C'était si délicieux, d'être aimé sans partage.
