Ils étaient deux. Puis ils devinrent un, tout en restant deux. Plus liés qu'ils ne l'avaient jamais été.

Dans une chambre d'hôpital, de jeunes parents se mirent à sourire en observant leur descendance. La femme venait d'accoucher non pas d'un mais de deux bébés, des jumeaux. L'un au teint halé du père, l'autre à la peau pâle de la mère.

Les enfants grandirent, épanouis et en bonne santé, sous les yeux de leurs parents qui veillèrent à ce qu'ils ne manquent de rien. Au fil du temps, on pouvait de plus en plus apercevoir que les deux frères n'avaient rien en commun. L'un était calme tandis que l'autre ne tenait pas en place. Le premier s'était révélé être un véritable génie alors que le second ne prenait même pas la peine d'ouvrir un livre pour étudier. En somme, tout les opposait.

Bien qu'ils ne s'entendaient pas, ils firent tout de même un effort après la mort de leurs parents, victimes d'un malheureux accident lors d'un voyage d'affaires. Avec le temps leur relation était devenue plutôt stable. Assez pour déjeuner régulièrement ensemble, comme c'était censé être le cas ce jour-là. Ce jour fatidique où tout bascula.

Le cadet pesta en marchant dans le couloir menant au laboratoire de son frère. Ce dernier passait le plus clair de son temps à travailler mais d'ordinaire il s'arrangeait toujours pour être à l'heure, ce qui n'était pas le cas aujourd'hui. L'homme au teint pâle s'arrêta un instant et renifla, une odeur étrange flottait dans l'air. D'habitude ça ne l'aurait pas dérangé plus que ça mais là c'était différent. Il y avait autre chose qui lui donna un sentiment de malaise et il se précipita sans réfléchir dans la pièce lorsqu'il entendit son frère pousser un cri. D'étranges vapeurs s'échappaient de plusieurs récipients dont la plupart répandaient leur contenu sur le sol. Avant même de pouvoir dire quoi que ce soit il tomba à genoux comme l'était déjà son frère. Il sentit une vive douleur puis soudain, le néant.

Lorsqu'il ouvrit les yeux il fut accueilli par la faible lueur du soleil ainsi que par une effroyable migraine. En essayant de se remémorer les derniers événements il se rendit compte qu'il était seul dans la pièce. Il se releva brusquement et appela son jumeau qui lui répondit sans pour autant se montrer.

« T'es où ?! »

« Ne hurle pas idiot, j'ai déjà assez mal à la tête comme ça »

« Ah bon toi aussi ? Mais sérieux t'es où je ne te vois pas » demanda le cadet en faisant le tour de la salle.

« En face de toi »

Le cadet ne comprit pas, il était seul dans la pièce. Son frère devait délirer parce que la seule chose en face de lui…

« En face ? Il n'y a qu'un putain de miroir en face de moi »

« Ne dis pas n'importe quoi, regarde »

Pour prouver son point, l'aîné fit signe de la main à son frère qui fit exactement la même chose au même moment. Il aurait pu croire que l'autre lui rendait juste son salut si cela n'avait pas été aussi synchronisé. Il fit d'autres mouvements pour vérifier et la même chose se passa. Ses craintes se confirmèrent l'instant suivant.

« C'est quoi ce bordel, mon corps bouge tout seul ! » cria le cadet en paniquant.

« Oh merde » s'horrifia le scientifique.

« Qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce que t'as fait ?! »

« On a un gros problème »

Lorsqu'il essaya d'expliquer à son jumeau la situation ce fut encore pire. Il hurla et jura à en perdre son souffle, accusant le chercheur qui ne pouvait rien dire, c'était de sa faute après tout.

« Toi et tes foutues expériences, t'as intérêt à vite régler ça ! »

« Commence par te taire que je puisse réfléchir, ça doit être une réaction dû au mélange de certains composants »

« Ah il est beau le génie, c'est vraiment… putain ! »

« Tu peux arrêter, j'essaie de me concentrer »

« Je viens de me rappeler que j'avais rencard ce soir ! »

« Je vois que tu as le sens des priorités… »

Après un long moment de réflexion, l'esprit du scientifique avait conclu que c'était bien ces substances qui, en entrant en contact, avaient provoqué ce phénomène. Par un geste involontaire une fiole bascula sur une autre et au final, la plupart s'étaient brisées et avaient fini au sol. Un vrai parcours de domino, réduisant des semaines de travail à néant. Le mélange de tous ces produits avait créé quelque chose d'un genre nouveau mais le problème n'était pas là. Non le vrai problème était que le mélange en question était passé immédiatement de l'état liquide à gazeux. Même en analysant l'air il n'en avait retrouvé aucune trace et sans échantillon de base, c'était comme marcher à l'aveugle.

Les semaines passèrent puis les mois et il n'avait toujours pas trouvé de solution. Malgré tous ses efforts, il désespérait de pouvoir un jour trouver un remède. Son frère devenait de plus en plus instable et lui-même commençait à avoir du mal à se contrôler. Mais une rencontre leur permit de se calmer, ou tout du moins d'apaiser leur cœur.

Par un heureux hasard, ils firent la rencontre d'une jeune femme, Julia, une artiste dès plus talentueuse. Un teint de porcelaine, des courbes parfaitement harmonieuses, de long cheveux noirs bouclés et des yeux… Ses yeux n'avaient pas de pupilles, juste des iris d'un magnifique bleu azuré. Ce sont ces yeux si hypnotiques qui avaient attiré en un instant les jumeaux. Le cadet avait tout de suite eu le coup de foudre et l'aîné ne tarda pas à suivre. Outre son physique c'était une femme cultivée, elle était intelligente et avait un esprit critique. C'était une virtuose du piano et du violon mais aussi du dessin, la perfection.

Mais plus ils se rapprochaient et plus les deux frères avaient peur. Peur qu'elle ne découvre leur secret. A contre cœur, l'aîné voulu tout arrêter avant qu'il ne soit trop tard alors que le cadet était d'avis de tout lui révéler sur leur état. Cependant leur muse était perspicace et avait fini par leur avouer qu'elle s'en doutait déjà. Finalement, ils avaient conclu que ça ne changeait rien à leurs sentiments, ils se marièrent deux plus tard.

Ils ne pensaient pas être plus heureux jusqu'à ce que Julia leur annonce qu'elle était enceinte. Après moult réflexions ils décidèrent de partir s'installer dans un petit village, loin du stress des grandes villes pour que le bébé puisse vivre ses premières années au calme. Il ne restait qu'un détail à régler et pas des moindres. Le temps filait vite et la grossesse arrivait presque à son terme sauf qu'ils n'avaient toujours pas choisi de prénom. C'est en lisant un livre, un parmi tant d'autres éparpillés autour de la future mère que l'idée germa.

« Tu espères trouver un prénom dans ces livres ? » demanda l'aîné, plutôt sceptique.

« Pourquoi pas, j'en veux un qui soit digne de notre enfant pas toi Brain ? »

« Ce surnom va me coller toute ma vie n'est-ce pas ? »

« Je doute qu'on puisse trouver un nom convenable dans l'un de ces trucs » intervint le cadet.

« Ces trucs, mon cher Zéro, sont des chefs d'œuvre de la littérature » rétorqua Julia.

« Si tu le dis, mais vas-y on écoute »

« J'avais d'abord pensé à Roméo » dit-elle.

« Banal, sans intérêt limite pathétique » répondit immédiatement Zéro.

Les jumeaux refusèrent chaque proposition, Zéro n'en trouvait aucun d'assez bien pour leur futur enfant. Brain quant à lui, se contenta de refuser calmement en évitant de préciser qu'il les trouvait trop laids. Après une bonne demi-douzaine de noms, ils doutaient franchement qu'un bouquin puisse donner mieux. Les propositions étaient, à leur humble avis, de pire en pire.

« Et pourquoi pas William ? »

« Pitié tu ne vas pas lui donner le prénom de Shakespeare »

« Ça m'étonne que tu saches cela » se moqua Brain.

« Je ne suis pas inculte non plus » répondit le cadet.

« Camus alors ? » tenta la jeune femme.

' Vraiment de pire en pire ' pensa l'aîné.

« Je préfère encore William, c'est dire… Sérieux on devrait arrêter avec les livres »

« Macbeth »

« C'est tragique comme nom, littéralement » dit Brain.

« Moi je le trouve joli » contesta Zéro.

« Tu ne connais pas la tragédie de Macbeth sinon tu ne dirais pas ça »

« Quoi tu n'aimes pas ? » demanda-t-elle.

« Je n'ai pas dit que je n'aimais pas, c'est un beau prénom mais vu l'histoire »

« Oublie l'histoire ce n'est pas comme s'il allait devenir un fou meurtrier et pour une fois on est tous d'accord sur la beauté du nom »

« J'admets »

« Alors c'est décidé » dit Julia en touchant doucement son ventre arrondi. « Il s'appellera Macbeth » ajouta-t-elle en souriant.

L'enfant, prénommé Macbeth, naquit quelques semaines plus tard. Brain dirigeait maintenant le centre de recherche et développement magique pour le conseil, ce qui lui permettait d'avoir accès à beaucoup d'informations. Il s'est avéré plus tard que l'enfant avait hérité de l'intelligence de Brain à la plus grande joie du scientifique qui mit un point d'honneur à s'occuper de son apprentissage. Au niveau de l'apparence il avait clairement pris de Julia et même de ses yeux sans pupilles bien que leur couleur venait du cadet des jumeaux. Brain avait fait un rapide sort d'analyse et, bien qu'étant lui-même très doué, il comprit que c'était au-delà. Nul doute que le bambin avait hérité de la puissance de Zéro et Brain espérait juste qu'il n'aurait pas aussi son caractère.

La petite famille était heureuse et vivait paisiblement, malheureusement ce bonheur ne dura pas. Le scientifique restait plus longtemps au travail ces derniers temps car il était sur un dossier important mais il prenait toujours un moment pour contacter sa famille et prévenir de son retard. D'habitude Julia répondait rapidement mais pas cette fois-ci. Sur le coup il ne s'était pas vraiment inquiété, pensant qu'elle était juste occupée mais non. Il tenta de la joindre toute la journée mais aucune réponse et là, il sentit que quelque chose n'allait pas. Dès qu'il quitta le travail il se dépêcha de rentrer au plus vite mais à mi-chemin il aperçu de la fumée qui s'élevait dans le ciel. De la fumée provenant de son village. Son cœur rata un battement et en arrivant sur les lieux il crut défaillir. Ce qu'il avait pris pour un simple incendie n'en était pas un c'était… C'était l'Enfer.

Le village était en ruine mais ce n'était pas le pire, loin de là. Les rues étaient jonchées de cadavres, les corps des habitants, des adultes pour la plupart. Certains avaient été coupés, mutilés, d'autres avaient été égorgés. Les plus chanceux avaient juste été poignardés et abandonnés dans un coin. Il y avait des maisons en feu et certaines avaient carrément explosé, sans doute à l'aide de la magie. Brain analysa la vision d'horreur devant lui en quelques secondes avant de sortir de sa torpeur et fonça chez lui.

Il paniqua en voyant que leur jolie maison avait également explosé. Il se mit à fouiller les décombres, appelant désespérément sa famille mais ne reçut aucune réponse. Il leva des morceaux de tôle, écarta divers débris, cherchant frénétiquement le moindre indice. Puis il vit des taches de sang menant à un bras, piégé sous les décombres.

Ce n'est pas tant le membre ensanglanté qu'il fixa mais plutôt le bijou à son poignet, un bracelet de perles. Son souffle se bloqua, il avait offert ce bracelet à Julia pour leur premier anniversaire de mariage. Il tomba à genoux en hurlant comme un fou, la tête entre ses mains. C'est à ce moment que Zéro se manifesta. Brain avait réussi à bloquer l'esprit de son frère depuis son arrivée au village afin de pouvoir se concentrer sur la recherche de survivants mais là c'était trop. La découverte du corps de Julia était la goutte d'eau. Il ne pouvait plus contenir son jumeau, il n'en avait plus l'énergie. L'aîné poussa un cri que termina le cadet.

Reprenant le contrôle de son corps, le mage au teint pâle laissa sa frénésie l'emporter. Ivre de rage et de chagrin, il pulvérisa ce qui restait du village, détruisant tout ce qui avait une forme. Dans un recoin de sa tête, Brain avait peur et à juste titre. Zéro était devenu incontrôlable, anéantissant tout sur son passage et ce, jusqu'à ce qu'il soit à court de magie. Mais même après ça le cadet ne se calma pas le moins du monde, il avait changé, il était brisé. Constamment violent, enragé, il ne pensait plus qu'à semer la destruction. Ce n'était plus l'homme d'autrefois et Brain le craignait de plus en plus. En désespoir de cause il décida d'employer les grands moyens et de l'enfermer, en le scellant.

Brain reprit tant bien que mal le travail tout en cherchant des candidats pour effectuer son sort de lien vivant. Il pouvait admettre qu'après ce jour, lui-même avait changé. Il était froid et distant, manipulateur aussi. Il n'avait plus qu'un objectif, sceller Zéro et pour ça il lui fallait trouver les bonnes personnes pour effectuer le sort. Ensuite il créera sa propre guilde où chaque membre sera une des clés pour contenir son frère. Son frère qui le tenait pour responsable de cette tragédie.

Au fond, il savait que c'était hypocrite de dire que Zéro était le seul à être devenu fou, le seul à avoir envie de chaos. Un scientifique qui commence à faire des rêves de destruction du monde, n'est-ce pas encore pire ? Brain sortit quelque chose de sa poche et soupira. Dans un sens Zéro avait raison, c'était de sa faute. Il aurait dû rentrer dès le premier appel sans réponse, au lieu de ça il était resté sagement à son travail pendant que sa famille se faisait massacrer. Il aurait pu les sauver, eux et tous les villageois.

Il observa les perles cramoisies dans sa main et se demanda ce qu'en penserait Julia avant de secouer la tête. Elle devait le détester, le haïr même. Il n'avait même pas retrouvé le corps de son enfant, d'aucun enfant d'ailleurs, trop petits pour qu'il reste quelque chose d'eux avec toutes ces explosions. Mais à quoi bon se lamenter, il fallait qu'il accepte la réalité, il sombrait. Zéro faisait beaucoup de dégâts rien qu'avec sa force alors quelqu'un comme lui, avec son intelligence, nul doute que ce sera pire. Il le sait, il en a conscience, c'est un voyage sans retour.