Bonjour à tous !
Je tiens à vous présenter toutes mes excuses pour ce long silence. De gros projets au boulot ont accaparé tout mon temps et mon énergie, mais je suis de retour et je peux enfin poster la suite de cette fic. Nos héros étaient en mauvaise posture, et dans ce chapitre, la baston continue ! J'espère que cela vous plaira et vous raccrocherez sans trop de peine la trame de cette histoire.
Bonne lecture à toutes et à tous ! :)
Chapitre 52 - Feu et profondeurs
Mordues par les flammes, les tourelles des remparts se tordaient dans l'incendie. Le vent les affolait comme de gigantesques torches abandonnées par le dieu de la nuit. Les charpentes se désagrégeaient dans la fournaise, le bois craquait, gémissait, les poutres ardentes basculaient dans la mer, réveillant des fantômes de vapeur qui dansaient sur la surface de l'eau. Des brandons papillonnaient dans la suie, brûlant de leurs ailes ardentes la peau des humains. La fumée, pernicieuse, troublait la vue et piquait les muqueuses. Au-dessus de cette atmosphère étouffante, les nuages bleus évinçaient les nuages noirs, nettoyant le champ de bataille de la nuit. L'aube approchait.
Shaolan se redressa, le souffle court, jeta un regard par-dessus son épaule. Dans sa précipitation pour les atteindre, lui et Sakura, le mangeur de cadavre avait repoussé les soldats d'Ingvar. Même si ces derniers étaient peu sensibles à la douleur, le coup avait été rude et ils ne se relèveraient pas de sitôt. Le mangeur de cadavre, lui, allait de nouveau les attaquer.
À une centaine de mètres, Gowan luttait toujours contre Moira : malgré leur différence de taille, les généraux jouaient à jeu égal. Moira compensait l'expérience et la dextérité de Gowan par sa capacité à retourner les techniques de son adversaire contre lui. Elle avait ramassé l'épée d'un soldat mort et répondait avec violence aux coups de Gowan, faisant crisser leurs lames. Shaolan serra les dents : le général ne pouvait pas les aider pour le moment.
Une patte aux griffes acérées s'abattit sur eux. Shaolan sauta, une seconde patte fusa. Sakura lança son dé et le bouclier se matérialisa juste à temps pour les sauver d'une blessure profonde. La princesse maintint la paroi magique à bout de bras.
– Il faut réessayer d'atteindre sa bouche !
Shaolan acquiesça : c'était le seul point faible du monstre, le seul orifice que sa peau plus dure qu'un cuir d'éléphant ne protégeait pas. Même un sortilège de foudre n'avait pas réussi à le l'atteindre, alors, comment briser sa résistance ? Bien que de taille imposante, la créature se déplaçait avec agilité, ce qui rendait leurs assauts inefficaces.
– Si seulement nous pouvions trouver un moyen de l'immobiliser ! pesta Shaolan. Ou de l'attirer dans un piège sans risquer de nous faire écharper !
Le regard de Sakura dériva vers la mer qui pâlissait au même rythme que ciel. À cette heure qui précède l'aurore, l'eau glissait lentement vers un bleu de brume, lui donnant l'impression de contempler une banquise nocturne. L'eau, la glace, les éléments … les yeux de la princesse s'agrandirent.
– Shaolan, je crois … que j'ai une idée.
Elle plongea sa main dans sa poche et en ressortit son dé magique : parmi les six sorts qu'il contenait, il y en avait un qu'elle n'avait encore jamais utilisé. Avec le quatre, qui réduisait à néant un sortilège lancé par autrui, ce sort était l'un des plus difficiles à lancer, car il exigeait beaucoup d'énergie de sa part. Lorsqu'elle avait fabriqué le dé, au pays de Clow, elle n'y avait placé que des sortilèges défensifs. Elle savait que la magie d'attaque, qui permet de mieux de se protéger d'un danger, possédait une valeur plus élevée que les sorts de protection. Elle avait donc choisi les réserver, afin de les offrir à Watanuki en compensation, afin de rejoindre Shaolan et ses compagnons. L'héritier de Yuuko avait accepté son présent, sans rien demander de plus, et elle avait pu conserver son dé et la magie qu'il renfermait.
Le sort qu'elle s'apprêtait à utiliser, toutefois, pouvait devenir une attaque, selon la façon dont elle l'utilisait. C'était l'unique exception à la règle qu'elle s'était imposée, et visiblement, Watanuki n'avait pas trouvé à y redire. Si elle l'employait, ils pourraient peut-être vaincre le mangeur de cadavre, mais en avait-elle la force ? Ses bras, ses mains et jusqu'à ses jambes tremblaient d'épuisement. Elle serra les poings : elle n'abandonnerait pas. Elle exposa brièvement son plan à Shaolan, qui l'écouta attentivement. C'était leur dernière chance de battre ce monstre informe et répugnant, avant qu'ils ne s'effondrent. La confiance que Sakura lut dans les yeux de Shaolan lui donna le courage de se ressaisir et de croire en ses propres capacités.
Elle lança son boomerang pour détourner l'attention du mangeur de cadavre, puis se glissa derrière lui. Shaolan l'imita et ils commencèrent à reculer. Ils se rapprochèrent du rempart que Kurogane avait abattu grâce à l'une de ses attaques spéciales, poursuivis par le mangeur de cadavre. Ils évitèrent de nouveaux coups de griffes, esquivèrent ses assauts furieux, tout en continuant de se rapprocher du mur. Lorsqu'ils entendirent le clapotement des vagues derrière eux, ils s'immobilisèrent : ils se trouvaient au bord de la mer. À l'aide de son flair, le mangeur de cadavres détecta leur position, comprit qu'ils s'étaient figés et chargea dans leur direction. Sakura et Shaolan échangèrent un regard.
Au moment où le monstre allait les atteindre, ils s'écartèrent chacun d'un côté. Shaolan posa deux doigts sur la lame de son sabre et invoqua le sortilège :
– Fuuka shourai !
Une rafale balaya le sol de la forteresse. Le vent s'intensifia, emporta tout sur son passage. Les hommes d'Ingvar, qui commençaient à peine à reprendre leurs esprits, furent repoussés contre un mur et de nouveau assommés. Les tours embrasées oscillèrent dans la tempête, les parties supérieures, dépouillées de leur charpente, se désagrégèrent, arrachées par les griffes du vent.
– Sakura, attention !
Ils s'esquivèrent pour éviter une chute de pavés. Les tours titubèrent avec violence, leur équilibre ne tenait plus qu'à un fil. Dans un grincement de dents et de pierres, elles s'affaissèrent dans la plaie ouverte du rempart et s'écroulèrent sur le mangeur de cadavre. Le monstre et les tours basculèrent dans la mer avec un fracas de fin de monde, soulevant des nuées de vapeur épaisse.
Sakura et Shaolan s'approchèrent de la rive en scrutant l'eau noire. Les tours pesaient plusieurs centaines de tonnes, mais elles ne suffiraient pas à venir à bout du mangeur du cadavres. Si la créature avait survécu à l'avalanche qui s'était déversée dans la fosse aux condamnés, lors de leur première rencontre, elle se relèverait d'une simple chute au fond de la mer.
En effet, l'eau recommença à bouillonner, mais cette fois, ce n'était pas sous l'effet de l'incendie. Shaolan posa une main sur la garde de son épée, Sakura serra fortement son dé dans son poing. Juste encore un peu …
Le cercle de dents émergea de l'eau, s'ouvrant et se refermant spasmodiquement autour de la bouche du monstre. Le reste de la tête suivit, déformant les vagues brumeuses.
– Maintenant ! s'écria Sakura.
Shaolan posa deux doigts sur la lame de son épée et ferma les yeux. Sous ses pieds, le cercle de Clow apparut, étincelant. Le yin et le yang diffusèrent leur énergie aux branches où étaient inscrits les idéogrammes des quatre éléments. Un hexagone enfermé dans deux carrés disposés en étoile ceignit l'ensemble du cercle et rutila d'une lumière d'or. Le caractère de l'eau s'illumina et sa clarté se glissa dans l'épée de Shaolan. Le jeune homme plaça toute son énergie dans sa lame, sentit la puissance grandir entre ses mains, irriguée par sa volonté et son qi. Il rouvrit les yeux et abattit sa lame :
– Hyouka shourai !
Un éclair doré jaillit de l'épée et frappa la mer. Dès qu'il entra en contact avec l'eau, les vagues gelèrent et se durcirent avec mille craquements. La glace se propagea depuis la rive et atteignit le mangeur de cadavre, le cernant d'une couche translucide. L'attaque le saisit à la gorge et aux deux pattes qu'il avait réussi à faire sortir de l'eau, les emprisonnant dans un pilori de glace. Le monstre gémit, gronda, tenta de s'agiter, mais le haut de son corps était paralysé. Le reste, cependant, demeurait immergé, et la magie de Shaolan n'avait pas assez de puissance pour geler la mer sur plusieurs mètres de profondeur. Avec hargne, le mangeur de cadavre souleva l'une de ses pattes et frappa la glace qui immobilisait son cou et ses pattes. Un premier coup sourd heurta la paroi, puis un second. La glace craqua.
– Sakura !
La jeune fille tendit le poing dans lequel elle serrait son dé. Son cercle magique se matérialisa sous ses pieds, l'étoile en son centre se marbra d'or. Elle sentit la magie irriguer ses veines, remonter de ses pieds jusqu'à ses jambes, jusqu'à sa poitrine, puis redescendre jusqu'à sa main droite. Dans le creux de sa paume, le dé devint brûlant. Elle devait emmagasiner le maximum de puissance, tout le qi et la magie qu'il lui restait. Elle sentit un voile frais glisser de sa tête jusqu'à son cou, puis s'étendre jusqu'à ses doigts. Son rythme cardiaque s'accéléra, le dé semblait prêt à exploser. Le regard de la princesse devint plus sombre, presque vitreux. Elle recula le bras droit et lança le dé de toutes ses forces :
– Six, amplificateur !
La sixième face du dé irradia d'une intense lumière dorée : des filaments souples s'en détachèrent et tels des fouets s'étirèrent jusqu'à la mer. Dès qu'ils touchèrent la superficie gelée, ils se ramifièrent, se multiplièrent. La lumière s'infiltra dans la glace et des milliers de craquements envahirent l'atmosphère, comme si la croûte-terrestre allait se fendre. Le sortilège était en train d'épaissir la glace, la prolongeant en profondeur et en diamètre. Le cercle blanc déplia son éventail sur l'eau et s'irisa du bleu de l'aube. La mer, figée dans sa métamorphose, enserra les pattes du mangeur de cadavre, freina ses coups de butoir contre la superficie gelée, statufia tous ses mouvements. Sa bouche demeura ouverte dans une tentative désespérée pour reprendre son souffle, ses dents s'entrouvrirent.
Sakura tomba à genoux, le souffle court. D'une voix haletante, elle lança à Shaolan :
– Maintenant !
Le jeune homme s'élança sur la glace en sachant que celle-ci, fortifiée par les pouvoirs de Sakura, ne se briserait pas. Il dégaina son épée, fonça vers le monstre et prit appui sur sa jambe droite pour sauter le plus haut possible.
Il parvint à hauteur de la tête du monstre et planta sa lame dans sa bouche dentée. Le mangeur de cadavre hurla de douleur, d'un cri prisonnier de la glace. Shaolan enfonça sa lame jusqu'à la garde, lui arrachant un gémissement assourdissant. Puis, il retira son arme et bondit en arrière : le grondement de la créature fit trembler la mer gelée. Peu à peu, le bramement se transforma en long gémissement, la plainte se réduisit à un gargouillis. Enfin, il s'éteignit, en même temps que la vie qui habitait le monstre. Sa tête s'affaissa avec un bruit sourd, se détacha du reste de son corps pétrifié et emporta avec elle une partie de la gangue de glace qui le retenait. La silhouette décapitée du monstre coula au fond de la mer, tandis que son regard fixe s'arrimait à la glace, pour toujours.
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Lorsque Kurogane rouvrit les yeux, une membrane bleutée l'enveloppait d'une bulle protectrice. Le bras tendu, les traits si crispés que les veines saillaient à son front, Fye venait de recourir à un sortilège très puissant.
Une ceinture de runes scintillantes gravitait autour de la sphère qu'il avait créée pour les protéger, tel un cordon de sécurité face au chaos. Dans la bulle, Kurogane constata que ses pieds ne reposaient sur aucun sol et qu'il ne sentait pas le poids de son corps ; il flottait en apesanteur. Autour d'eux régnait un néant d'abysse, une obscurité froide et trouble qu'éclairait à peine la bulle de Fye. Kurogane comprit qu'ils se trouvaient sous l'eau, à plusieurs dizaines de mètres de profondeur. Le souterrain s'était écroulé et la caverne qui abritait le tombeau d'Ogmios s'était désagrégée, les plongeant dans la mer glacée. Le jour n'était pas encore levé, si bien qu'aucune lumière ne traversait les eaux. Les pierres qui avaient constitué la grotte s'abîmaient vers les profondeurs, égrenant un filet de bulles dans leur sillage. Lorsqu'un morceau heurtait le bouclier de Fye, il rebondissait sur la paroi et poursuivait sa chute.
– Kuro-chan, ça va ?
– Ouais, grâce à toi. Tu as réagi plus vite que moi.
– Heureusement que bulle nous permet de respirer.
– Où est Ingvar ?
– Aucune idée. Après avoir lancé son sortilège, la grotte s'est effondrée et je l'ai perdu de vue …
– J'espère qu'il s'est suicidé dans cet effondrement.
– Impossible, ce n'est pas son genre.
Kurogane regarda autour de lui, mais l'opacité des fonds l'empêchait de distinguer toute trace du sorcier. En revanche, il se fit la réflexion que l'eau qui les entourait était étonnamment tiède pour une mer nordique.
– Le mage, ta bulle, elle nous protège aussi du froid ?
– Non, elle nous offre seulement de l'oxygène.
– On se trouve à plusieurs dizaines mètres de profondeur. L'eau doit avoisiner zéro degré, on devrait se les cailler, non ?
Les deux hommes échangèrent un regard, sourcils froncés. À cet instant, une faible lueur, située à quelques mètres sous eux, attira leur attention. Elle rougeoyait sous une couche de roches, comme la braise murmure sous la cendre. Les deux hommes plissèrent les yeux, mais dans ce bain de suie, il était difficile de distinguer les reliefs. La boule ardente se mit à gonfler, passa de l'écarlate à des reflets fauve, puis à une lumière blanche, éclatante, avant de se solidifier en roche noire. Fye tissa un écheveau de runes qu'il sortit de leur bulle pour éclairer cet étrange phénomène. Les lettres bleutées révélèrent un fonds marin de roche noire, griffé par les courants incessants.
Entre deux lignes écorchées, la masse ardente continuait de boursoufler. Elle paraissait respirer, comme si elle était dotée d'une vie propre. Tel un immense serpent de mer, elle créait une première sphère de liquide rougeoyante, qui se solidifiait, et de ce corps s'en étirait un second, fait de bouillonnement ardent, qui se durcissait à son tour. La pâte incandescente cloquait ainsi progressivement le plateau de bulles de basalte. Fye et Kurogane distinguèrent d'étonnantes structures minérales effilées, qui se dressaient telles des termitières de part et d'autre de ce cœur liquide. De leur cheminée s'échappait une épaisse fumée, qui moutonnait dans les eaux et remontait vers la surface. Kurogane fronça les sourcils. De la fumée sous la mer ? Comment un tel phénomène pouvait-il être possible ? Il était loin d'être un grand scientifique, mais il savait tout de même que l'état gazeux ne pouvait pas cohabiter avec l'état liquide. Près de lui, Fye observait cet inquiétant spectacle, une lueur incertaine dans son regard.
– Qu'est-ce que c'est que ces cheminées ? De la fumée à vingt mètres sous la flotte, c'est pas normal !
– Je … je ne suis pas sûr que ce soit de la fumée. Je dirais plutôt de la vapeur.
– Qu'est-ce que tu racontes ?
Le magicien pinça les lèvres : lorsqu'il avait pénétré dans la caverne d'Ingvar, il avait remarqué que la roche dont elle se composait brillait d'un noir profond. Jamais il n'aurait cru que …
– Nous sommes juste au-dessus de la chambre magmatique d'un volcan sous-marin.
Les yeux de Kurogane s'agrandirent.
– Quoi ?
– L'île d'Ingvar est née d'une éruption sous-marine, les murs la caverne dans laquelle nous nous trouvions le prouvent. Cependant, je n'aurais jamais pensé que le volcan était encore actif.
– Tu veux dire que ce truc peut exploser à tout moment ?
– En réalité, je pense que l'éruption a déjà commencé. Peut-être est-ce l'effondrement de la caverne qui l'a déclenchée. Ces cloques rougeoyantes au fond de l'eau, c'est du magma en fusion en train de se solidifier. C'est pour ça que l'eau n'est pas froide.
– Si la lave se refroidit au contact de l'eau, ce n'est pas dangereux ?
– Non, mais ça le deviendra bientôt. À présent que l'éruption est déclenchée, elle ne va cesser de gagner en intensité. Une explosion de lave liquide peut se produire à tout instant, transformant une partie de l'eau en vapeur et acidifiant la mer. Face à ces températures, je ne suis pas sûr que ma bulle tienne le coup. Si elle disparaît, nous serons ébouillantés.
– Bordel, on n'a pas échappé à l'écrasement pour finir cuit à l'étouffée !
– De toute façon, mieux vaut remonter à la surface. C'est sans doute ce qu'a fait Ingvar. Il a peut-être même déjà regagné le rivage, il ne faut pas qu'il s'en prenne à Shaolan et Sakura.
– C'est toi qu'il veut, Shaolan et Sakura sont secondaires dans ses plans.
– C'est vrai, mais il peut les utiliser pour me forcer à l'affronter, comme il a utilisé Shaolan pour me contraindre à le rejoindre.
Fye leva un bras et les hissa vers la surface. Alors qu'ils avaient gagné quelques mètres, un objet non identifié heurta brusquement leur bulle. L'impact fit trembler toute la membrane, faisant craindre au magicien qu'elle ne déchire. Tout était allé très vite, mais il était presque certain d'avoir aperçu des runes. Des runes verdâtres. Kurogane les avait repérées, lui aussi, et ils tournèrent la tête dans la même direction.
Ingvar se trouvait sur leur droite, légèrement au-dessus d'eux. Il s'était enveloppé d'une bulle semblable à celle de Fye, et contrairement à ce qu'ils avaient supposé, il n'avait pas regagné la surface. Un sourire découvrit les dents du sorcier.
– Pendant un instant, j'ai cru que l'éboulement avait eu raison de vous. Mais je vois que l'urgence de la situation t'a poussé, Fye, à recourir à toute l'étendue de ton pouvoir. Pas trop fatigué ? Lancer un tel sort a dû te demander beaucoup d'énergie.
Le magicien jura intérieurement. Il ne pensait pas que leur ennemi les attendrait sous l'eau. Il espérait profiter de la remontée pour reprendre des forces, mais Ingvar ne leur laissait aucun répit. Il les fixait d'un air supérieur et le mage devait admettre qu'il avait raison. Il avait utilisé beaucoup de magie pour briser la barrière de vide, et pour les sauver, lui et Kurogane, de l'effondrement de la caverne.
Pas question d'abandonner, cependant. Ingvar avait lui aussi puisé dans ses ressources pour l'affronter et la perte de sa main droite l'avait affaibli. Leur niveau de fatigue était comparable, mais poursuivre le combat sous l'eau allait être délicat : ils leur fallaiy extraire leurs sortilèges offensifs de leur bulle sans les briser, ce qui les contraignaient à redoubler d'efforts. Fye entendait son cœur battre de manière forcée. Était-il capable de mener un tel combat ? Ingvar n'allait-il pas prendre le dessus ? Tant qu'ils restaient sous l'eau, Kurogane ne pouvait pas se battre à ses côtés. Sous eux, le magma continuait de se ramifier et de se solidifier, se rapprochant dangereusement de leur position. Et si la lave giclait pendant qu'ils se battaient ? Demeurer sous l'eau était trop dangereux, ils devaient regagner la surface.
Fye traça une série de runes la projeta vers Ingvar. Si la mer freinait le mouvement des corps, sa magie traversa les eaux avec la célérité d'un requin fondant sur sa proie. Ingvar eut tout juste le temps de créer un bouclier devant sa propre sphère, où les lettres bleutées de Fye se fracassèrent. Le mage profita de cette diversion pour les hisser vers la surface, mais une contre-attaque s'abattit sur eux. Le magicien n'eut d'autre choix que d'interrompre leur ascension pour protéger leur bulle. L'offensive d'Ingvar percuta son bouclier comme le marteau d'un dieu forgeron s'abat sur l'enclume. Fye grimaça : un peu plus et la membrane de leur bulle aurait disparu. Sans elle, ils ne survivraient pas : ils se trouvaient à près de quarante mètres de profondeur, ils ne tiendraient jamais en apnée jusqu'à la surface. Sans compter qu'une fois la bulle brisée, la pression s'exercerait sur leurs organes et qu'une remontée trop rapide pouvait faire exploser leurs poumons. Fye fronça les sourcils : Ingvar cherchait-il à le tuer ? Avait-il compris que leur magie était d'une force équivalente et qu'il peinerait à prendre l'ascendant sur lui ? Préférait-il l'éliminer et se rabattre sur le pouvoir de sa mère ? Non, cela n'avait pas de sens. Fye savait pertinemment que sa magie intéressait Ingvar, qu'il désirait le pouvoir de ses yeux, et pour cela, il avait besoin de lui vivant.
Près de lui, Kurogane observait le combat et tirait les mêmes conclusions. Ingvar désirait absorber la magie de Fye, il ne se risquerait pas à le tuer. En revanche, s'il parvenait à détruire la bulle qui les protégeait, leur ennemi les empêcherait de rejoindre la surface. Dans ces conditions, Fye serait en apnée et ne pourrait pas lui résister très longtemps : il perdrait connaissance et Ingvar le capturerait. Quant à lui, privé d'oxygène, il mourrait rapidement d'asphyxie. Sans Fye pour l'épauler, il ne pourrait pas se battre contre le sorcier. Le plan de leur ennemi, apparemment simple, pouvait se révéler très efficace. Tout ceci à proximité du cratère d'un volcan sous-marin, qui pouvait transformer la mer en une immense casserole à tout moment. Si le magma explosait, Ingvar mourrait aussi sûrement qu'eux, mais en restant sous l'eau, il les gardait à sa merci.
Ils étaient coincés, coincés entre leur ennemi et l'imminence d'un maëlstrom volcanique. Le pari était risqué, mais Ingvar jouait le tout pour le tout. Sinon, il n'aurait pas détruit la grotte qui contenait la tombe de son ancêtre, il n'aurait volontairement perdu le corps d'Ogmios auquel il tenait tant. Il ne reculerait plus pour obtenir ce qu'il désirait, et pour y parvenir, il était prêt à mettre en jeu sa vie. Or, Kurogane savait à quel point un homme aussi déterminé était dangereux.
Le ninja tourna la tête vers Fye. Pour s'en sortir, ils devaient absolument remonter à la surface.
– Le mage, est-ce que tu serais capable d'enfermer l'une de mes attaques dans tes boules de magie, comme on a fait dans la caverne ?
– Je pourrais essayer, mais je crains que la force de ton attaque ne détruise la bulle en passant à travers. Quand il s'agit de ma magie, je peux la doser pour qu'elle n'abîme pas la membrane, mais je ne peux pas moduler la puissance de ton attaque.
– Je ne peux rien faire pour t'aider ?
– Pas pour l'instant. Je vais attaquer Ingvar de front et l'affaiblir au maximum, puis tenter de nouveau de remonter. Lorsque nous serons suffisamment proches de la surface, entre vingt et quinze mètres de profondeur, perdre la bulle n'aura plus d'importance, car nous pourrons atteindre l'air libre à la nage. Sans elle, tu pourras lancer une attaque spéciale contre Ingvar pour lui couper la deuxième main. Quant à moi, je pourrai t'appuyer plus efficacement, car je ne mobiliserai plus une partie de ma magie pour maintenir la bulle. Il faudra achever Ingvar à ce moment-là.
Kurogane dévisagea son compagnon. Fye avait dépensé une importante quantité de magie, et sous son manteau, ses blessures s'étaient rouvertes. Son vêtement portait les tâches de ses précédents combats, mais de nouvelles marques, d'un rouge vif, commençaient à s'étendre à côté des anciennes. Le magicien remarqua la direction de son regard et ramena son bras droit devant lui.
– Je peux tenir, je t'assure.
– Arrête de mentir. Tes plaies sont profondes, t'as pas eu le temps de récupérer et tu vas devoir créer des sorts tout en maintenant ta bulle. Tes efforts vont forcément te faire perdre du sang.
– Ça va aller, je te dis. On va suivre mon plan et on s'en sortira.
– Et si tu ne tiens pas jusque-là ? Si tu t'évanouis avant qu'on soit assez proches de la surface, avant d'avoir porté le coup de grâce à ce salaud ?
– Ça n'arrivera pas.
– Et si le volcan entre en éruption pendant que tu l'affrontes ?
Fye pinça les lèvres : dans ce cas-là, il ne savait pas ce qu'ils feraient. Kurogane le regarda droit dans les yeux.
– Il nous reste notre botte secrète. C'était notre plan initial, je te rappelle.
Fye fronça les sourcils. Kurogane avait raison. Cette botte secrète, il était résolu à l'utiliser en montant dans le bateau qui l'avait conduit à la forteresse. Pourtant, dans le feu du combat, après qu'Ingvar avait perdu une main, il avait espéré pouvoir venir à bout de leur ennemi sans devoir recourir à cette solution. Mais la situation avait tourné à leur désavantage : ils devaient combattre sous l'eau, à proximité d'un volcan, ils n'étaient plus sûrs de leur victoire. Les évènements les plaçaient face à une décision difficile, qu'il n'était pas certain de vouloir prendre. Car s'ils utilisaient cette botte secrète, comme l'appelait Kurogane, ils mettraient tous les deux leur vie en jeu.
– Tu étais prêt à l'employer, quand nous nous sommes séparés, et moi-aussi j'étais prêt à le faire, insista le ninja.
– Mais tu préférerais que nous procédions autrement, si nous en avions la possibilité.
– Bien-sûr que je préférerais. Mais là, on n'a pas le choix. Tu te dégonfles ?
– Bien-sûr que non !
– Bon, alors voilà ce qu'on faire : on va suivre ton plan, jusqu'à la destruction de la bulle. Mais si, pour une raison ou une autre, Ingvar réussit à continuer de se battre, ou si le volcan explose et que nous n'avons pas le temps d'arriver à la surface, je ferai ce que nous avions prévu. Ça te convient ?
Fye savait qu'ils n'avaient pas d'autre alternative. Le sang commençait à traverser son manteau et à tâcher le bras qu'il avait plaqué contre ses côtes.
– D'accord.
À cet instant, une nouvelle salve s'écrasa contre leur bulle. La paroi tressaillit comme une membrane de savon prête à éclater. Fye traça de nouvelles runes et les propulsa vers Ingvar, d'abord vers son cou, obligeant le sorcier à lever le bras pour parer. Il n'avait plus qu'une main pour se protéger et pendant que sa main gauche couvrait sa gorge, ses jambes étaient à découvert. Le magicien ajusta une nouvelle attaque dans cette direction : Ingvar se prépara à contre-attaquer, mais au-dernier moment, le sort contourna sa bulle et traversa la membrane derrière lui, visant l'arrière de ses genoux. Le sorcier se tordit juste à temps pour protéger ses jambes, mais le sort déchira sa cuisse gauche, le faisant tressaillir sous la douleur. Fye profita de cet instant pour hisser leur bulle vers la surface. Ils gagnèrent quelques mètres, mais Ingvar se ressaisit rapidement ?
– Fye, fais gaffe !
Les runes ennemies fusèrent à toute vitesse et déchirèrent la membrane de leur bulle. Affolé, Fye tendit la main pour colmater la déchirure. Kurogane comprit que c'était une mauvaise idée lorsqu'une nouvelle attaque visa le bras levé du mage. Il attrapa son compagnon et le tira en arrière, juste à temps pour éviter que le sort ennemi ne lui coupe la main droite. Les runes réussirent cependant à l'atteindre au poignet et dans le mouvement de recul, elles éraflèrent son avant-bras jusqu'au coude. Kurogane jura une nouvelle fois : Ingvar leur avait fait croire qu'il allait détruire leur bulle pour mieux viser les mains du mage. Sans elles, Fye ne pourrait plus se battre. D'un sort la main gauche, Fye réussit à boucher la brèche de leur bulle, mais son bras droit saignait abondamment. Dans la panique, ils avaient rechuté de quelques mètres. Le magicien leva la tête : à quelle distance se trouvaient-ils de la surface ? Trente mètres ? Moins ? Dans cette obscurité, difficile de le dire. Malgré leur rétrogression, ils avaient sans doute gagné du terrain. En nageant vite, ils pouvaient y arriver …
Au même moment, le râle d'un Léviathan gronda sous leurs pieds. Le son, amplifié, se diffusa à toute vitesse sous l'eau, donnant aux deux compagnons l'impression qu'une brèche venait de s'ouvrir vers les enfers. Les poches de magma étaient de plus en plus larges, elles tapissaient les fonds marins d'une pâte brûlante qui se solidifiait en basalte, les cheminées des termitières fumaient. L'éruption allait commencer.
