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Officiers, l'heure est venue !
Quand les sirènes d'alerte se mirent à hululer, brisant la tranquille monotonie de ce début de soirée, et que les hauts parleurs diffusèrent en boucle leurs sinistres appels à travers toute l'usine de Scaw-Fell, l'ingénieur Hudson accueillit la nouvelle avec un calme olympien qui le surprit lui-même. Quelque part, il devait s'y attendre, songea-t-il en enfilant sa combinaison, ses bottes à semelle épaisse, sa cagoule de protection, son casque et sa visière. Il laissa ses gants dans son casier – son travail était trop délicat pour qu'il se permette d'en porter.
Son équipe l'attendait dans la zone de rassemblement, un peu à l'écart du tarmac, devant la réserve.
– Comme à l'entraînement, hein, chef ? lança un de ses hommes dans une vaine tentative pour dissimuler sa nervosité.
Hudson le rassura d'une tape à l'épaule.
– Offrons leur un beau feu d'artifice, dit-il avec un sourire confiant.
Ils chargèrent leur matériel – câbles, explosifs, pinces coupantes, dérouleurs, tournevis, détonateurs... – dans leurs deux camions et se mirent en route vers leurs premiers objectifs, tandis que tout autour d'eux, le reste de l'usine s'affairait, occupé à abandonner le site et à se préparer pour l'évacuation. Une chorégraphie, parfaitement synchronisée, devant laquelle l'ingénieur ne ressentait qu'un lointain détachement.
Et pourtant, quelques heures plus tard, après avoir procédé à la mise en place des dispositifs de destruction de la base de Scaw-Fell, dans sa casemate blindée, devant son levier de commande...
Hudson avait soudain les mains moites de sueur.
Les battements frénétiques de son cœur lui remontaient jusque dans la gorge.
Cela faisait un moment que plus aucun son, même assourdi, ne lui parvenait de dehors. Les sirènes s'étaient tues, le dernier camion d'évacuation avait franchi l'enceinte de l'usine. Sur le poste de radio, derrière lui, un courageux speaker de la BBC poursuivait la diffusion des informations : la « Home Fleet », aux prises avec les escadres de l'Empire, la chute de Madrid... Hudson percevait, en bruit de fond, le hurlement ininterrompu des alertes anti-aériennes diffusées dans toute la capitale britannique.
– Les voilà ! lança le speaker. England for ever !
La transmission s'interrompit brusquement ; ne resta plus qu'un sinistre grésillement de parasites...
Hudson inspira, frotta ses paumes l'une contre l'autre, saisit le levier de commande et, le regard rivé sur la base de Scaw-Fell, qu'il distinguait par la large embrasure de sa casemate, il attendit le signal, s'efforçant de rester impassible...
Le bunker qu'il occupait avec une centaine de volontaires constituait une ligne à flanc de montagne. Une galerie de liaison souterraine communiquait entre les différentes casemates d'infanterie. Les canons et les mitrailleuses étaient prêtes à cueillir les envahisseurs, s'ils parvenaient à poser – vivants – un orteil au sol... parce que l'ingénieur comptait bien ne pas leur faciliter la tâche.
Sur le tarmac de l'aérodrome, la petite flèche du Golden Rocket refléta un éclat cuivré tandis que le soleil pointait à l'horizon. Hudson aperçut de minuscules points s'agiter autour de la carlingue ; l'équipage prenait place à bord de l'appareil...
oooOOOooo
Garret Selwyn, Flying Officer de la Royal Air Force, ôta son parachute et se contorsionna pour pouvoir accéder à son poste, le plus exigu et le plus inconfortable de l'appareil. Les tourelles ventrales du Golden Rocket étaient les pires des places pour un mitrailleur... Au-dessus de lui, Harris, le mécanicien de bord, referma la trappe de la tourelle.
L'officier de la RAF brancha son masque à oxygène sur le circuit de l'avion, cala ses jambes, ajusta le viseur à réflecteur, et observa le vide sous ses pieds. L'aérodrome de Scaw-Fell n'était déjà presque plus qu'une ridicule bande couleur ardoise perdue au milieu des landes écossaises lorsque Selwyn entendit, sur l'interphone de bord, le signal du capitaine Blake.
– Allô ! Hudson ?... Vous y êtes ?... Bon, allez-y !
L'usine explosa.
Les lignes grisâtres du béton semblèrent d'abord frémir, puis onduler. Une force prodigieuse souleva le sol ; Selwyn perçut un grondement lointain, assourdi par la distance que creusait le Golden Rocket sous la poussée de ses fusées de décollage, et la terre s'ouvrit, l'air lui-même s'embrasa, tandis que trois déflagrations faisaient éclater, les uns après les autres, les bâtiments de Scaw-Fell. Béton, acier, bois, ciment et verre, soufflés par les explosions successives, furent projetés dans les airs comme des poussières soulevées par le vent, se mêlèrent tels des fragments informes, et retombèrent en débris incandescents, rongés par les flammes.
Dans sa tourelle sphérique, le mitrailleur lâcha un sifflement admiratif.
Il vit d'autres parcelles flamber, dansant au-dessus de la fournaise, tourbillonnant, soulevées par l'appel d'air brûlant, avant d'être réduites en cendres. De la toile, réalisa Selwyn. De la toile blanche, celle des parachutes... au bout desquels gesticulaient, impuissants, des pantins, entraînés malgré eux jusqu'au cœur du brasier, et qui disparaissaient, véritables torches humaines...
L'officier de la RAF jubilait.
– Selwyn ! fit la voix de son homologue dans le poste de défense arrière. On est pris en chasse ! À six heures !
Aussitôt, l'interpellé orienta ses canons vers l'aéronef ennemi... et en resta un instant sans voix.
Dotée d'une envergure gigantesque, pareille à un aigle démesuré, l'Aile rouge fonçait sur eux.
Selwyn jura, visa, et tira une brève salve de ses deux mitrailleuses, au même moment que la tourelle arrière. Il poussa un rugissement lorsqu'une rafale atteignit l'aile volante et fit exploser deux de ses réacteurs. L'aéronef ennemi décrocha brusquement, virevolta, tomba, abandonnant la poursuite. Selwyn le perdit de vue.
Le Golden Rocket, à nouveau seul dans l'immensité du ciel, fila vers le sud-est.
Un long moment passa. Seuls lui parvenaient, par intermittence, les grésillements de l'interphone, et les quelques bribes de Radio-Lhassa que Jim parvenait à capter. L'Empereur Basam-Damdu exultait, évoquant la ruine des plus grandes villes du monde. Selwyn sentait ses jambes s'engourdir, coincé comme il l'était dans son réduit sphérique. Il fit jouer ses articulations, autant que l'espace le lui permettait.
Tout à coup, une déflagration retentit, non loin de lui.
– What's the... ?!
Le Golden Rocket tangua si rudement que Selwyn n'eut que le temps de plaquer son bras contre la vitre pour ne pas la heurter de plein fouet.
– La DCA ! tonna la voix du professeur Mortimer dans l'interphone.
D'autres détonations, assourdissantes, retentirent de part et d'autre de l'appareil.
– Accrochez-vous ! lança Blake.
Aussitôt, le Golden Rocket bascula, vira sur une aile, puis sur l'autre, changea brutalement de direction, effectua des virages serrés, afin de se tenir hors de portée des obus qui pleuvaient tout autour d'eux.
– Je vais tenter quelque chose... ! prévint le capitaine.
Aussitôt, l'appareil décrocha, plongeant dans le vide. Balloté dans tous les sens, obligé de s'appuyer, impuissant, à la paroi vitrée de sa tourelle, Selwyn pouvait sentir les vibrations de plus en plus violentes de la carlingue, jusque sous ses doigts, malgré ses gants épais, à mesure que le Golden Rocket prenait de la vitesse. Le sol se rapprochait de plus en plus vite ; puis, dans un hurlement de ses turboréacteurs, l'avion se redressa, frôla les reliefs montagneux, fila en rugissant sur les batteries de la DCA.
– Selwyn ! Prêt ? l'apostropha son collègue dans la tourelle ventrale à l'avant. Je prends à tribord !
L'interpellé orienta ses canons vers leurs cibles, dans la direction opposée. Le capitaine ordonna d'ouvrir le feu. Selwyn déclencha ses deux mitrailleuses, suivant la ligne des canons ennemis. Dans un fracas assourdissant, les douilles brûlantes, éjectées des chargeurs, cliquetèrent sur les parois de la tourelle. Il poussa un cri sauvage quand un des obus incendiaires de son collègue fit sauter un caisson de munitions, fauchant les soldats ennemis et une batterie d'armement. Les flammes engloutirent tout.
Le Golden Rocket, au milieu d'une fumée dense et noire, se redressa complètement et reprit de l'altitude.
– Allô ! À tout l'équipage, dit le professeur Mortimer quelques instants plus tard. Préparez-vous, nous allons gagner la stratosphère.
Selwyn entendit la trappe, au-dessus de sa tête, qui s'ouvrait. Harris l'aida à s'extirper de la tourelle, et les deux hommes s'équipèrent de leur combinaison, s'aidant mutuellement pour le laçage des bandes boutonnières et la drisse de nylon coulissante. Le système pneumatique de leur équipement permettrait de répartir uniformément sur leur corps la pression nécessaire à leur vol à très haute altitude. Selwyn respira un peu mieux en sentait les courroies de son parachute sur ses épaules et autour de sa taille. Il enfila enfin son casque, qui lui faisait penser à un étrange scaphandre, une grosse bulle de plongée entièrement vitrée. Il brancha son câble à oxygène à la bonbonne sur sa hanche et, après que Harris, le mécanicien de bord, eut vérifié le débit réglable du système d'alimentation pour éviter tout risque d'anoxie, rejoignit son poste, cette fois-ci sur la tourelle arrière. Son équipement stratosphérique ne lui permettait plus de se faufiler dans l'espace étroit de la sphère ventrale...
– 9000 mètres... indiqua le capitaine Blake à l'ensemble de l'équipage, les yeux fixés sur le radar altimétrique. 10000 mètres... 11000... 12000... nous avons atteint la stratosphère... 13000 mètres...
Selwyn, malgré sa combinaison chauffante – qui lui tiédissait agréablement la peau – et ses différents équipements, de vol et stratosphérique, pouvait sentir le froid qui s'engouffrait de toutes parts dans la carlingue. À travers la paroi vitrée de la tourelle de queue, il voyait, sous l'obscurité profonde de l'espace, la courbure de la Terre, parcourue d'amas de nuages cotonneux. Une vision si parfaite, si paisible, que Selwyn en eut les larmes aux yeux.
Il n'apercevait plus qu'à peine, à travers une couche éparse de cirrus, la large anse aux eaux turquoise de la mer Noire, lorsque le cauchemar commença.
– Allô ! entendit-il à l'interphone. Ici le poste arrière ! Le dispositif électronique de commande ne fonctionne plus ! Allô ! Ici tourelle centrale, le dispositif de manœuvre est bloqué ! Allô ! Ici centrale de contrôle !
La dernière voix était celle de Harris ; Selwyn l'entendit qui discutait avec le professeur Mortimer, jaugeant les dégâts occasionnés par les tirs d'artillerie de la DCA. Des fragments d'obus avaient transpercé la carlingue et criblé d'éclats plusieurs dispositifs. Le froid s'était infiltré, bloquant les mécanismes d'armement, les systèmes hydrauliques et électriques. Selwyn poussa un juron en réalisant que son poste de tir, assisté par un des réseaux du Golden Rocket, était inutilisable.
C'est alors qu'il les vit.
Les « requins » stratosphériques.
– Alerte ! lança-t-il aussitôt. Chasseurs stratosphériques à tribord !
Selwyn vit les appareils ennemis, dotés d'une vélocité et d'une maniabilité terrifiantes, opérer une manœuvre de montée rapide, cabrant leur nez dans un synchronisme parfait, pour se retrouver au-dessus du Golden Rocket.
L'agitation gagna l'ensemble de l'équipage du Golden Rocket.
– Tourelle centrale et poste arrière ! appela Blake. Prenez les armes portatives !
Selwyn dégagea une des mitrailleuses inopérantes et glissa à la place le canon d'un fusil à canon rayé. Si dérisoire semblait-elle, cette arme eut au moins le mérite de le rassurer un peu. Il sentait en effet la sueur inonder son front et couler sur sa nuque. La peur lui comprima la gorge, son champ de vision se réduisit, les sons autour de lui commencèrent à s'évanouir. Il n'entendit bientôt plus rien d'autre que les pulsations frénétiques de son cœur dans ses oreilles, et son souffle haletant.
Il jeta un coup d'œil derrière lui. Dans l'espace cylindrique formé par la carlingue, le professeur Mortimer s'était placé devant le dispositif antimagnétique. Selwyn le vit prononcer quelques mots, probablement au capitaine Blake, et se força à reporter son attention sur l'escadrille ennemie ; soudain, les chasseurs plongèrent sur le Golden Rocket. L'officier de la RAF épaula son fusil, conscient de sa piètre défense. Il visa les « requins » et la pluie de projectiles électromagnétiques qui les précédait, déterminé à en descendre au moins quelques uns.
Et au moment où les premières fusées allaient les atteindre, Selwyn les vit se déporter brutalement de leur trajectoire, comme si elles cherchaient à éviter le Golden Rocket... ou comme si elles étaient repoussées par une puissante force invisible. Il se tordit le cou pour les suivre des yeux. Il aperçut le chasseur de tête ; ce dernier s'embrasa tout à coup dans une gigantesque flamme, et tomba dans une pluie de fragments rouge et or flamboyants. Les fusées électromagnétiques, telles des flèches lumineuses, traversèrent la nuit. Un deuxième « requin » explosa en plein vol. Un troisième tenta d'esquiver les projectiles transformés en balles traçantes ; quelques instants plus tard, il s'embrasait comme du petit bois, et se consumait dans le ciel. Une fusée arracha l'aile d'un autre chasseur, qui plongea vers le sol, son fuselage carbonisé pris dans une vrille mortelle. Un chaos total régnait.
Selwyn sentit le Golden Rocket piquer du nez, au milieu des centaines de fleurs qui s'épanouissaient en corolles rougeoyantes, pour échapper au combat.
Entraînant dans son sillage un chasseur de l'escadrille ennemie.
L'officier de la RAF épaula son fusil, apaisa son souffle saccadé, visa un point en avant du « requin », tira une première fois. La balle se perdit dans l'obscurité de la nuit.
– Allez, décroche-moi ce pou... ! s'encouragea-t-il en éjectant la cartouche vide de la culasse.
La salve ennemie fracassa la paroi vitrée au-dessus de sa tête et dessina une arabesque dans la carlingue du Golden Rocket. Selwyn sentit à peine les éclats de verre le toucher. Il eut en revanche l'impression, très fugace, que des griffes chauffées à blanc lui transperçaient le corps. L'air contenu dans sa bonbonne à oxygène s'échappa avec un chuintement.
Selwyn se sentit glisser. Le froid l'engourdit, l'engloutit.
Et ce furent les ténèbres.
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