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Chiffrement.
La relative fraîcheur apportée par l'orage de la veille ne s'était pas maintenue ; la journée avait été à nouveau suffocante. Et entre leurs murs de planches vertes, les baraquements mal isolés mettaient du temps à se refroidir. Hugh Alexander savoura le léger souffle d'air sec qui se levait et projetait des tourbillons de poussière contre ses jambes. Le mathématicien, une boîte rectangulaire sous le bras, profitait du crépuscule et déambulait, le long du plan d'eau, avec dans l'idée d'inviter son ami, le professeur Philip Mortimer, à prendre sa revanche aux échecs, peut-être autour d'une pinte de l'ale insipide qu'on leur servait au mess. Cela faisait plusieurs semaines qu'il n'avait pas vu l'écossais, et Alexander avait entendu dire qu'il était revenu d'un déplacement à l'extérieur de Bletchley.
La porte de la hutte 4 bis était grande ouverte ; du seuil, le mathématicien aperçut Mortimer, installé à la grande table du hall. Les planches de bois disparaissaient sous un bric-à-brac improbable, encombrées de papiers, de carnets, de joints noircis de graisse, de livres ouverts, de bobines de fil de cuivre, de pinces, d'une machine à écrire, de clefs Allen, et même – reconnut Alexander – une roue de turbine oxydée. Tout avait étrangement été repoussé, comme si quelqu'un avait balayé cet assemblage hétéroclite d'un revers de bras rageur. L'écossais n'avait pas entendu Alexander ; concentré sur un tas de paperasse, une main crispée dans ses cheveux roux, un verre rempli d'un liquide ambré près de lui et qu'il n'avait visiblement pas touché, Mortimer rongeait un crayon à mine.
– Hello, Philip !
L'interpellé leva la tête en reconnaissant la voix familière.
– Oh, hello, Hugh.
Et le sourire du mathématicien s'effaça aussitôt à la vue des cernes immenses sous les yeux de son ami. Les rayons du soleil passant par la fenêtre ouverte lui donnaient un aspect hâve, presque maladif.
– Eh bien, cher scottie, que vous arrive-t-il ?
– Une simple nuit blanche, répondit Mortimer en se levant pour l'accueillir. Ne vous en faites donc pas...
– Vous m'excuserez si je ne vous trouve pas convaincant, rétorqua Alexander avec une moue sceptique.
Et effectivement, jamais Mortimer ne lui avait paru d'allure aussi négligée : son nœud papillon, d'habitude impeccablement noué, pendait mollement, à moitié défait, sur son col déboutonné ; les pans de sa chemise froissée sortaient de son pantalon...
– Autant que je sache, une « simple nuit blanche » ne vous donne pas l'apparence d'une bean sí*.
– Une messagère de mort ? s'étonna l'écossais avec un léger rire. Allons donc, vous exagérez !
Le mathématicien n'insista pas, ce dont son ami lui fut reconnaissant. L'écossais retira des livres posés en un tas instable d'une chaise pliante et invita Alexander à s'y installer, puis lui offrit un verre.
– Que me vaut le plaisir de votre visite ?
– Je pensais vous proposer une partie d'échecs, répondit Alexander qui déposa sa boîte rectangulaire sur la table. Cela vous changera peut-être les idées.
Mortimer considéra un instant la fine pile de papiers sur lesquels il s'escrimait, frotta sa nuque endolorie, avant d'esquisser un sourire.
– Après tout...
L'écossais glissa négligemment la liasse de feuilles dans la poche de son pantalon défraîchi et débarrassa un peu la table, tandis qu'Alexander dépliait le plateau de jeu et disposait les pièces sur l'échiquier.
Cependant, Mortimer, l'esprit obnubilé par ses tracas, demeura distrait ; lors de la manche, il déjoua de justesse un coup du berger, avant que le mathématicien ne le piège de façon assez grossière et n'attaque un Fou que l'écossais avait laissé à découvert, affaiblissant ainsi l'aile-Roi. Alexander, d'une voix tranquille, prédit un mat en deux coups.
– Bien joué, reconnut Mortimer en couchant son roi sur le plateau.
– Vous seriez parvenu à esquiver en développant votre tour, protesta le mathématicien. Mais vous êtes bien trop préoccupé ce soir, mon cher scottie. What's the craic** ? Je comprendrais que vous n'ayez pas le droit d'entrer dans les détails, mais sachez que vous avez devant vous une oreille attentive et discrète, qui pourra peut-être vous venir en aide.
Absorbé dans ses réflexions, son ami faisait tourner, sous son index, une des rares pièces blanches qu'il avait capturées. Mortimer frotta pensivement sa barbe hirsute.
– Vous avez raison... dit-il finalement. Vous pourrez certainement m'aider.
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Son récit – du moins, ce qu'il s'était autorisé à raconter des événements de la nuit passée – avait transformé sa gorge en un vieux parchemin poussiéreux. Mortimer acheva son verre en une lampée. L'eau-de-vie râpeuse, de piètre qualité, laissa sur sa langue une épaisse amertume, mais à cet instant précis, c'était exactement ce qu'il fallait à l'écossais.
– Poor devil, ajouta-t-il d'un ton malheureux. Finir ainsi...
Devant lui, Hugh Alexander, qui contemplait distraitement les reflets troubles de sa boisson, releva la tête.
– Sa mort n'est pas de votre fait, Philip. Vous avez été immédiatement appelé au domicile de Carter après que son corps a été retrouvé. Il a choisi de mettre fin à ses jours, probablement pour échapper à la capture et à la honte...
– Je ne suis pas certain que ce soit un suicide.
– Qu'est-ce qui vous fait croire ça ?
– Eh bien...
Mortimer sortit de la poche de son pantalon la petite liasse de feuilles, dont certaines portaient des traces de brûlures. La première était un simple carré de papier blanc, sur lequel étaient tracés quelques mots. L'écossais le déplia et le tendit à Alexander.
– Ça m'a tout l'air d'une lettre d'adieu... fit le mathématicien.
– Je connaissais Carter. Du moins, c'est ce que je croyais. J'ai supervisé ses travaux à de nombreuses reprises. Mais ceci n'est pas son écriture.
– Un meurtre déguisé en suicide ?
– C'est ce que je pense. D'autant plus que l'on retrouve cette même écriture ici.
À ces mots, l'écossais donna à Alexander les papiers aux bords noirs de suie. Il s'agissait de cartes postales que l'on avait tenté de brûler, mais sans grand succès.
– Elles étaient dans l'âtre de la cheminée, placées au sommet d'une pile de documents que le feu avait déjà détruits. Les braises fumaient encore. Qui voudrait faire un feu en pleine saison estivale, sinon pour faire disparaître des preuves ?
Il lui montra l'une des cartes, que le mathématicien lut avec attention.
« Mon très cher frère,
Je reçois ce matin ta carte de mercredi et je suis heureux d'apprendre que tu es en bonne santé. Tu seras content aussi de savoir que ton colis alimentaire nous est bien parvenu. J'ai reçu pour maman deux kg de pain, un pot de confiture, du beurre demi-sel, de la graisse, sucre, oignon, sel, viande, pommes, poires, oranges, et pour moi un morceau de gâteau, 5 barres de chocolat, bonbons. Tout était délicieux ! Maman a fait mes onze bougies avec de la cire et de la ficelle et j'ai partagé avec elle les bonbons. Je t'envoie un autre bon pour un colis, elle aurait bien besoin de chemises doublées, de fil, de laine et de nouvelles aiguilles à tricoter. Elle voudrait te faire un tricot pour l'hiver prochain. Maman te fait savoir qu'elle va bien, elle t'écrira bientôt. Je ne t'en dis pas plus long pour aujourd'hui et en attendant de tes nouvelles, je t'embrasse.
Abel. »
– Comme vous pouvez le voir, poursuivit Mortimer, l'écriture concorde parfaitement avec celle de la lettre d'adieu de Carter. Cependant, je ne crois pas à une correspondance affectueuse entre deux membres d'une même fratrie, même si Carter nous avait parlé à plusieurs reprises de son petit frère, Abel.
– Effectivement, dit le mathématicien après un bref instant de réflexion. Et qui écrirait aussi bien à l'âge de onze ans ? De plus... je doute fort que mon écriture de l'époque ait ressemblé à ça.
– Ces pattes de mouche sont celles d'un adulte, admit Mortimer. J'ai l'impression que Carter recevait des ordres de cette manière. Par messages codés. Quelque chose m'interpelle dans ces cartes postales... cependant... je ne parviens pas à mettre le doigt dessus.
– Et vous vous échinez dessus depuis des heures.
– Hm.
Hugh Alexander étudia sans rien dire les griffonnages adressés au défunt Carter. Incliné sur les cartes qu'il avait posées sur ses genoux, le mathématicien, les bras croisés, fronçait les sourcils.
– Ce n'est pas dans le contenu, c'est dans la forme, lança-t-il soudain. Vous voyez ? Regardez, certains caractères sont plus appuyés que d'autres... je ne pense pas que ce soit dû au hasard...
– Ce serait une substitution ?
Revenu à son état de profonde réflexion, le mathématicien ne répondit pas à Mortimer ; il fit pivoter sa chaise, posa les cartes postales sur la table, saisit un crayon et, le front dans la main, sa haute stature penchée sur les quelques lignes d'écriture comme sur une partie d'échecs singulièrement ardue, le cryptanalyste se mit au travail.
Debout à côté de lui, l'écossais gardait le silence. Le chiffre bilitère de Francis Bacon ! reconnut-il bientôt, non sans une certaine jubilation, son éternelle curiosité scientifique de nouveau enthousiasmée par l'énigme. À mesure que Hugh Alexander dévoilait le sens caché des messages d'Abel à Timothy Carter, cependant, l'inquiétude grandissait, sourde promesse de menaces. À la troisième lettre décryptée, le sang de Mortimer se glaça dans ses veines.
Au bout de longues minutes, le mathématicien reposa son crayon.
– Les lettres de la formule finale sont encodées à la même fréquence, expliqua finalement le mathématicien. C'est ce qui m'a mis sur la voie.
Il étala sur le bureau les trois cartes postales qu'il avait déchiffrées. Sur la première, sous le babillage d'apparence innocente d'un garçon de onze ans sur le colis alimentaire envoyé par son grand frère, Mortimer lut :
« Guide Suprême ordonne de transmettre les documents requis par voie habituelle avant la prochaine pleine lune que le marteau d'airain de Lei-Kong réduise nos ennemis en cendres »
La seconde, plus inquiétante encore, disait :
« Passez encore outre les ordres du Guide Suprême et vous ne nous serez plus d'aucune utilité que le marteau d'airain de Lei-Kong réduise nos ennemis en cendres »
Quant à la troisième carte postale, datée de la veille, elle révélait désormais toute la félonie de Carter... et laissait apparaître le danger auquel avait été exposée Lucy Warren.
« Mortimer absent Warren seule deuxième bordée rendez-vous ce soir dix heures hutte quatre bis attendez agent que le marteau d'airain de Lei-Kong réduise nos ennemis en cendres »
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Sous son complet de flanelle bleu sombre, le Deputy Director Edward Travis transpirait. La pâle clarté du lustre jetait des éclats luisants sur son crâne chauve.
– Timothy Carter était donc un espion à la solde de l'Empire jaune, et il n'a pas agi seul hier soir, conclut-il après que Mortimer lui eut résumé les faits.
Par la fenêtre du bow-window, des nuages d'orage assombrissaient à nouveau le morceau de ciel visible au-dessus des arbres. De l'index, Travis repoussa ses lunettes rondes sur son nez.
– Les rapports réguliers que vous m'avez transmis et les dernières informations concernant Carter me font craindre le pire, professeur Mortimer. J'ai bien peur que votre équipe, ainsi que les travaux que vous menez à Bletchley, soient compromis. Vous comprendrez, je l'espère, que mon devoir est désormais d'accélérer le transfert des documents – de tous les documents – vers Scaw-Fell. Votre équipe vous y accompagnera, bien entendu, et la hutte 4 bis sera dissoute.
Au dehors, une nouvelle averse mêlée de grêle, un rideau grisâtre et ondulant, s'abattit sur Bletchley, occultant tout. Mortimer aperçut deux auxiliaires féminines de la marine courir s'abriter sous le porche du manoir.
– Si je puis me permettre, commander...
– Je vous écoute.
– Déplacer aussi rapidement l'intégralité de nos travaux et l'équipe risquerait d'attirer l'attention du commanditaire de Carter, et il devinerait alors probablement qu'il existe une autre position de laquelle nous menons la lutte contre l'Empire jaune. Il comprendrait en outre que nous connaissons son existence, à défaut de connaître son identité. Cependant, si nous laissions à dessein quelques plans à Bletchley, par exemple des croquis de fuselage ou des calculs sans grand intérêt, et que mon équipe était officiellement affectée à d'autres tâches...
Si nous étions sur un échiquier, Hugh appellerait ça un pseudo-sacrifice, sourit l'écossais en son for intérieur.
– Je vois. Vous songez à endormir la méfiance de ce commanditaire en lui laissant entendre que les travaux sur le Golden Rocket se poursuivent, mais dans une moindre mesure.
– Nous conserverions ainsi un avantage, minime certes, mais peut-être déterminant face à cet espion, puisque celui-ci ignore que nous avons capté sa correspondance avec Carter. Vous le savez aussi bien que moi ; si l'ennemi sent qu'il est découvert, il change sa façon d'agir.
Sous son apparence débonnaire, le commander Travis était un fin stratège, à l'écoute de ses hommes, capable d'apprécier une réflexion tactique à sa juste valeur et d'estimer probabilités, éventualités et résultats d'un plan d'action.
– Très bien. Je me charge d'en référer à l'amirauté. Votre équipe doit aussi rapidement être informée de tout cela, c'est pourquoi je vous convoquerai tous pour une réunion d'ici quelques jours. Je rédigerai moi-même vos ordres de mission – officiels et officieux.
– Une dernière chose, commander, si vous voulez bien.
Travis inclina la tête, invitant Mortimer à poursuivre.
– Je m'apprête à demander à Evans, Warren, Jim et Hudson de s'engager dans une autre guerre et de contribuer à ce nouvel effort, pour une durée indéterminée. Le travail qu'ils devront fournir sera plus soutenu, plus difficile et plus éreintant que jamais. Ils seront plus isolés encore de leurs proches et, pour des raisons de sécurité évidentes, ils n'auront certainement même pas le droit de correspondre avec eux, par quelque moyen que ce soit...
Suis-je en droit de le leur imposer ? songea Mortimer avec tristesse. Quels mots leur dirai-je, d'ailleurs, pour les préparer ? Déracinés, séparés de leurs amis, de leurs familles... ils devront mentir, voire disparaître, sans savoir s'ils pourront un jour revenir vers eux... si le combat que nous menons contre l'Empire jaune est vain... Seront-ils capables de supporter tout cela ? Accepteront-ils l'idée de laisser leurs proches dans l'ignorance, se demandant sans cesse où ils se trouvent, s'ils sont sains et saufs, ou bien disparus, capturés, torturés, ou morts ? Et Lucy... ? Faut-il que tu sois un monstre, Philip Mortimer, de vouloir l'arracher davantage à ses enfants !
Travis l'interrompit dans le cours de ses pensées lugubres.
– Je vois où vous voulez en venir, et je le comprends parfaitement. Aussi allons-nous, lors de cette réunion, leur laisser quelques jours de réflexion. Si, à l'issue de ce temps, ils renoncent à leur transfert à Scaw-Fell, je ferai en sorte de les réaffecter à d'autres tâches au sein de Bletchley Park jusqu'à la fin de la guerre contre les forces de l'Axe.
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* bean sí : banshee
** what's the craic ? = que se passe-t-il ?
