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Vol d'essai.
Lorsque les techniciens ouvrirent enfin les portes du hangar où stationnait le Golden Rocket, Mortimer cligna des yeux. Après des jours de pluie battante, où il avait été presque impossible de distinguer quoi que ce soit derrière le rideau gris des rafales, les nuages s'évanouissaient au-dessus de l'aérodrome, et leurs ombres se poursuivaient sur les sommets et dépressions rocheuses de Scaw-Fell. Les pentes, soudain inondées de soleil, semblaient un tapis de velours où se mêlaient l'émeraude, le jade, l'opale et l'améthyste, parcouru de l'argent des roches ignées. Un tableau magnifique qui rappela à Mortimer sa chère Écosse.
Toutefois, le souffle court, il sentait son cœur trépider entre ses côtes. Sa poitrine se serrait. Excitation, impatience, appréhension se bousculaient sous son crâne – Bon sang ! j'ai une frousse de tous les diables, oui ! Mortimer essuya ses paumes moites sur le devant de sa veste.
Derrière lui, le personnel de la base était en pleine effervescence ; tandis que Lucy vérifiait une dernière fois les compresseurs et la centrale inertielle, Harris, juché sur l'échelle, aidait le pilote d'essai à boucler sa ceinture, et Sally ajustait, par-dessus l'uniforme de vol, les sangles et les poches de gaz de la combinaison anti-g. Les deux jeunes gens refermèrent ensuite la verrière et adressèrent un signe au pilote, qui leur répondit en levant le pouce.
Le silence lui sembla bourdonner, presque électrique, alors que Mortimer se joignait à son équipe dans la salle de contrôle. Malgré les quelques semaines de tests quotidiens nécessaires avant le premier vol, les essais de carburant, de trains, de connexion entre le poste de pilotage et la voilure, puis les essais moteurs et le premier roulage, il ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter. Une vraie mère poule, songea l'écossais, sarcastique.
Il observa Lucy tandis que la jeune femme grimpait à bord du FMC Cletrac attelé au train avant du Golden Rocket. Le ronronnement puissant du tracteur à chenilles résonna dans le hangar. Habituellement, Harris ne manquait jamais de taquiner sa collègue sur sa taille menue et sa capacité à atteindre les pédales des véhicules – aujourd'hui pourtant, comme les autres, il retenait son souffle, attentif, le visage grave, les yeux rivés sur la piste de décollage où le Cletrac, robuste et fiable, ses chenilles mordant l'asphalte de l'aérodrome, remorquait lentement le Golden Rocket. Le soleil jetait des éclats flamboyants sur le fuselage de l'avion, qui semblait lui-même revêtu de flammes mouvantes à mesure que Lucy le convoyait jusqu'en bout de piste.
Dans la salle de contrôle, la radio se mit à crachoter. La voix du pilote s'éleva en grésillant.
– Allô, allô ! Ici Howard Strachleigh. Prêt pour l'allumage des moteurs, à votre signal, Professeur Mortimer.
L'interpellé prit le microphone que lui tendait Jim.
– Bien reçu, lieutenant. Où en est Lucy ?
– Miss Warren ? Elle vient de dételer le Cletrac.
– Attendez qu'elle soit revenue, qu'elle puisse profiter du spectacle.
Comme la jeune femme lui paraissait minuscule et fragile, tout au bout de la piste, alors que, jetant un dernier coup d'œil au Golden Rocket, elle mettait sa main en visière pour se protéger des reflets du soleil !
– Bien reçu. J'attends vos ordres.
L'hideuse bestiole à chenilles, débarrassée du poids de l'avion supersonique, sembla filer à toute vitesse le long de la piste ; les cheveux et le manteau de Lucy, soulevés par le vent, ondulaient derrière elle. Telle une pilote de course aguerrie, sans même ralentir, elle fit prendre un virage serré au Cletrac et le mena sous le hangar, avant de couper le contact et de se jeter à l'assaut des marches qui conduisaient à la salle de contrôle. Les yeux brillants, le souffle court, un irrépressible sourire aux lèvres, elle rejoignit l'écossais derrière la baie vitrée qui donnait sur l'aérodrome.
Mortimer interrogea du regard l'homme adossé au mur, dans un angle de la pièce. Stewart Menzies, les bras croisés, hocha légèrement la tête. Son apparente décontraction dissimulait mal sa nervosité ; ses doigts pianotaient, en un rythme désordonné, sur les manches de son costume impeccable, et le talon de sa chaussure battait une cadence frénétique – le chef du MI6 avait lui-même recruté le lieutenant Howard Strachleigh, de la RAF, médaillé de la Military Cross et héros de la bataille d'Angleterre, l'un des rares privilégiés à avoir été habilité sur les tests du Gloster Meteor. Menzies avait pleine et entière confiance en ce pilote émérite. Mais celui-ci s'apprêtait – for God's sake ! – à faire décoller un avion expérimental, bien plus massif et puissant qu'un Spitfire ! Les essais au sol et les quelques heures de briefing seraient-ils suffisants... ?
– Allô, lieutenant Strachleigh, ici le Professeur Mortimer. Vous me recevez ?
Le transistor siffla très légèrement et cracha quelques parasites.
– Loud and clear, Professeur.
– Nous sommes prêts. Vous pouvez actionner les commandes de démarrage des moteurs.
– Roger that. Commandes de démarrage actionnées.
Mortimer égrena en silence les dix secondes nécessaires à la mise en route des compresseurs. Dix de plus pour le préchauffage de la chambre de combustion. Dix encore pour que l'air injecté réagisse avec le kérosène et s'enflamme, que les gaz se dilatent et soient projetés vers les tuyères.
Mais au bout d'une minute, l'écossais fronça les sourcils : il ne se passait rien.
La T.S.F. grésilla. Un bref moment de flottement passa. Strachleigh répéta la procédure. En vain.
Dans la salle de contrôle, la perplexité laissait déjà place à la réflexion. Mortimer appuya sur le bouton d'émission de la radio.
– Nous savions que cela pouvait arriver, dit-il au pilote. Donnez-nous un instant.
– All right. De toute manière, sanglé comme je suis, je ne vais pas aller bien loin...
Il ne fallut pas dix minutes à l'écossais pour que son cerveau en ébullition examine successivement toutes les hypothèses émises par l'équipe, y compris celles du pilote qui, par l'intermédiaire du transistor, expliquait avoir perçu un très faible cliquetis au moment de démarrer les réacteurs. Stewart Menzies observait la scène avec intérêt. Le visage de Mortimer s'illumina.
– Je crois savoir d'où provient la panne, annonça-t-il. Un problème d'allumage...
Lucy leva le nez des plans techniques du Golden Rocket qu'elle avait déroulés sur la table.
– Qu'est-ce qui vous fait dire ça, Philip ?
– Vous vous souvenez de l'Enigma récalcitrante ? l'interrogea-t-il avec un sourire malicieux. Celle que vous aviez vous-même assemblée ?
En une fraction de seconde, la jeune femme avait saisi le fil de sa pensée.
– Quand on connaît la machine, on sait mieux d'où viennent ses caprices.
– Précisément.
oooOOOooo
– Here we go again! Commandes de démarrage actionnées... Réacteurs en marche !
De la salle de contrôle, ils aperçurent le flux d'air chaud intense que rejetaient les tuyères, transformant l'espace autour du Golden Rocket en tourbillons d'asphalte bleutée. L'herbe non loin se coucha, comme pliée par le soupir d'un géant.
Soulagé, Mortimer, les manches de chemise roulées sur ses avant-bras maculés de graisse noirâtre, ferma brièvement les yeux. La sueur séchait sur sa nuque et collait des mèches de cheveux sur son front – la panne avait nécessité deux bonnes heures de travail, effectuées à même le tarmac baigné de soleil pour éviter un autre convoyage : le pilote avait fini par demander à Harris de le dessangler et de l'aider à descendre du cockpit, et il avait tué le temps en fumant une cigarette, à l'ombre du Golden Rocket, tandis que l'écossais, Lucy et Hudson contrôlaient et réparaient le circuit d'allumage des réacteurs. L'intuition de Mortimer s'était avérée juste.
Il appuya de nouveau sur le bouton d'émission de la T.S.F.
– Autorisation de départ, lieutenant Strachleigh.
– Roger that.
Le sifflement des moteurs leur parvint, s'accentua, jusqu'à devenir assourdissant.
– Je lâche les freins.
Alors le Golden Rocket s'ébranla, avança, tout doucement d'abord, prit un peu de vitesse, roula, accéléra encore. L'avion dévorait l'asphalte, de plus en plus avidement.
– Post-combustion.
Derrière les turbines, aussitôt, les brûleurs auxiliaires enflammèrent le kérosène, et l'air s'embrasa. La puissance d'accélération phénoménale, foudroyante, propulsa soudain l'engin, comme si la gravité elle-même voulait l'éjecter hors de la piste.
– Wouhouh ! siffla Jim, par-dessus l'épaule de Harris. Frank Whittle* n'a qu'à bien se tenir !
– Pleine puissance, annonça Strachleigh à la radio. Incidence positive.
À ces mots, le nez de l'appareil se redressa...
– Décollage.
... et le Golden Rocket, d'un seul coup aussi léger qu'un oiseau, se libéra des forces qui le clouaient au sol un instant auparavant. L'avion sembla alors comme suspendu au-dessus de l'asphalte. Strachleigh tira le manche vers lui et fit grimper l'appareil presque à la verticale. Le Golden Rocket s'élança vers le ciel.
– Je rentre le train, fit le pilote. Décollage réussi. Félicitations, boys !
Le silence explosa dans la salle de contrôle en un capharnaüm de cris de liesse et d'ovations.
oooOOOooo
– Félicitations, prof ! assena Jim avec un enthousiasme juvénile.
Mortimer eut à peine le temps de lui serrer vigoureusement la main que déjà, Harris, puis Hudson se succédaient devant lui, se regardaient en souriant et éclataient ensemble de rire, avant d'échanger des compliments par de grandes claques dans le dos. Une folle sarabande, exaltée et enfin détendue... jusqu'au moment où le temps lui-même parut s'arrêter : l'écossais croisa le regard acajou – presque cuivré sous l'éclairage cru des plafonniers – de Lucy. La tête légèrement inclinée de côté, son sourire lumineux creusant cette charmante fossette sur sa joue, la jeune femme, toute proche, devait lever les yeux pour le regarder. Elle combla la distance qui les séparait encore et, à la surprise de Mortimer, ne prit pas la main qu'il lui tendait, mais, se hissant sur la pointe des pieds, s'appuyant d'une main légère sur son épaule, elle déposa un baiser sur sa joue.
– Beau travail, professeur Mortimer ! lui lança la jeune femme.
L'écossais cherchait une répartie acceptable sans rougir affreusement quand Hudson surgit derrière lui, attrapa la mécanicienne par la taille et, la soulevant sans effort de terre, la fit virevolter. Le rire à la fois stupéfait et ravi de la jeune femme parvint à Mortimer ; alors ce bref instant qui lui avait paru un fragment d'éternité s'étiola, éclata, et le temps reprit son cours, au milieu du joyeux brouhaha de la salle de contrôle.
Puis, l'euphorie laissa rapidement la place à un silence attentif, seulement entrecoupé des observations de Strachleigh. Ce dernier, suivant le plan de vol, maintint le Golden Rocket à très basse altitude et, longeant les reliefs bruns de Scaw-Fell, précédé par l'ombre de l'appareil sur la bruyère, rejoignit la mer d'Irlande. Là, il remonta vers 2000 pieds, réduisit sa vitesse à 200 nœuds et effectua une large boucle au-dessus de l'eau ; tout en commentant la moindre réaction, le plus infirme mouvement du Golden Rocket, l'aéronaute le balança à droite, puis à gauche, monta le nez et le redescendit à 100 pieds, initia de petites impulsions pour tester les réponses de l'appareil...
– Impressionnant ! s'exclama-t-il à l'équipe au sol. Le Golden Rocket obéit au doigt et à l'œil... c'est d'une manœuvrabilité incroyable, on dirait presque un prolongement de mes bras... !
Strachleigh distinguait, sur sa gauche, l'île de Man, un peu perdue dans les brumes bleutées et lointaines ; à l'horizon devant lui se profilaient les dunes mordorées de Cumbria. Sous le Golden Rocket, l'ombre en croix de l'appareil filait sur les vagues où ondulaient des brisures de soleil.
– Il est temps de rentrer à la base, annonça Strachleigh à contre-cœur. Paré pour le dernier tour de piste. Professeur Mortimer, j'attends votre autorisation.
– Quand vous voulez, lieutenant.
– Roger that. On va voir ce que ce zinc a dans le ventre...
Et Strachleigh, de la paume de sa main, appuya sur les leviers de poussée. Le Golden Rocket se propulsa vers l'avant.
Le pilote se retrouva aussitôt plaqué contre son siège. Le souffle coupé, Strachleigh sentit l'appareil vibrer, et les moteurs qui bourdonnaient, grondaient, hurlaient en résonnance. Les vagues de la mer d'Irlande se confondirent en un maëlstrom de bleu turquoise ; l'horizon sembla se précipiter sur lui. La ligne de côte grandit, les reliefs de Scaw-Fell émergèrent au-dessus des dunes à une cadence folle. L'aéronaute, concentré sur le pilotage, jetait tout de même des coups d'œil furtifs au cadran de vitesse.
– 250 nœuds... commentait-il d'une voix rauque. 300... 400... 450... !
L'air humide se condensait autour des ailes, enveloppant l'appareil de volutes de brumes immaculées.
– The Devil...! Je suis désormais plus rapide qu'un Spitfire ! Mais qu'est-ce que ça vibre... à une vitesse pareille, ça devient difficile à contrôler...
Quelques derniers réglages à faire, songea Mortimer par réflexe. Revoir avec Lucy les efforts aérodynamiques de la voilure... peut-être abaisser de quelques degrés le bord d'attaque des ailes... ?
Dans la tour de contrôle, tous avaient levé le regard vers le ciel. Au loin, le rugissement des moteurs leur parvenait. Puis un point blanc se matérialisa au-dessus d'une crête, s'approcha en hurlant, grossit, la carlingue de flammes du Golden Rocket pointa au milieu de l'amas brumeux qui l'entourait, passa le bout de la piste, fila en flèche dorée devant la tour de contrôle, sous les applaudissements nourris de l'équipe au sol.
oooOOOooo
* Frank Whittle est reconnu comme l'un des inventeurs du moteur à réaction. Il participe notamment à la conception du Rolls-Royce RB.23 Welland, qui équipe le Gloster Meteor en 1943.
