All day I've been wondering what is inside of me
Who can I blame for it? I say it runs in the family
This family that carries me to such great lengths
To open my legs up to anyone who'll have me
It runs in the family, I come by it honestly

Ils prennent le petit déjeuner ensemble dans la seconde pièce servant à la cuisine – en fait, il s'agit d'une enfilade de trois pièces plus le garde-manger, mais c'est facile de nettoyer une des grandes tables en bois et de manger directement là-dessus au lieu de partir à la salle à manger.

Les plats offerts n'ont pas tellement de goût. Pour Nana qui se rappelle l'immense placard à épices que la cuisinière de la havelî ne cessait de réapprovisionner, c'est perturbant. Elle parvient quand même à rattraper un peu le désastre en couvrant de poivre son omelette, qu'elle place ensuite entre deux tranches de pain chaud non sans l'accompagner de patates avant de mordre dedans.

Son père a observé sa préparation avec un air impossible à définir, préférant se concentrer sur Damian qui semble plus avoir envie de dessiner à la confiture sur son pancake que de le manger.

Son père. Son père a un visage. Son père a un nom – Bruce Wayne, il lui a dit qu'elle pouvait l'appeler comme ça si elle voulait, si ça la mettait plus à l'aise.

(mais sa voix ne sonnait pas très enthousiaste là-dessus et de toute façon Nana n'en ressent aucune envie)

Après douze ans à vivre avec une absence, tout à coup il est là. Et Nana a peur – pas peur de lui comme elle a peur du Démon, pas peur pour sa propre vie ou sa santé mentale, juste… peur qu'elle ne sache pas comment vivre sans cette absence.

Comment vivre avec cette présence.

Ça lui pèse sur les épaules, et ça lui remplit la bouche et le nez, et si ça continue ainsi elle ne pourra plus respirer. Alors, elle décide de se concentrer sur un autre problème.

« Où sont passés tous les domestiques ? Je n'ai vu que l'intendant. »

Une maison aussi grande, ça ne peut pas être entretenu par une simple personne, même débordante de compétence.

« C'est parce qu'il n'y a pas de domestiques. Juste Alfred. »

Ou peut-être que si.

« … Tu veux dire qu'il fait la cuisine tout le temps ? »

« Et bien, oui. »

« Et la poussière ? Et les courses ?! Et le jardinage ?! »

Nana bégaie presque d'épouvante et d'incrédulité. En face d'elle, l'expression de Bruce reste poliment niaise.

« Tu vas le faire mourir » lâche-t-elle, la voix si chargée d'accusation que ça lui lacère la bouche. Et il a le culot de sourire comme si elle venait de raconter une blague !

« Tu n'as pas à t'inquiéter de ça. Alfred est souvent en meilleure santé que moi. »

« Abdel qui nettoyait les vitres chez u'mmi était en parfaite santé » riposte Nana, « et il est mort écrasé par une voiture. La santé ne veut rien dire. »

En face d'elle, Bruce a la bouche grande ouverte. Elle en profite pour insister :

« Il te faut plus de domestiques. Ta maison va partir en ruines, et ton intendant ne peut crier après personne, et ce n'est pas du tout respectueux envers eux. Engage des gens ! À Lahore, le premier venu acceptait de passer le balai tant que ça ramenait des sous. »

Son père ne répond pas tout de suite, se mettant une main sur le front pendant un instant.

« … J'y penserais » dit-il, et ça sonne faux.

Nana sent ses joues chauffer de rage. Elle sait qu'elle a raison, et il le sait aussi, et il refuse quand même d'accepter sa solution ! Elle éprouve une grosse envie de saisir la cafetière encore demi-pleine pour la lui renverser sur la tête, mais même si ça pue, le breuvage ne mérite pas ça. À la place, elle renifle furieusement et se détourne.

Elle commence à croire qu'entre baba et u'mmi, c'est Talia qui a le plus de bon sens, et Talia refuse de quitter les Ombres, alors ça veut tout dire sur le père de ses enfants.


Le reste du repas se déroule en silence. À peu près. Bruce essaie de relancer la conversation en l'interrogeant sur le trajet effectué par elle et son frère, mais se heurte à son ignorance – non, elle ne sait rien de l'ange blond qui a pris le train et l'avion avec elle, juste qu'il semblait vaguement paniqué derrière son sourire trop large, comme ceux des affiches publicitaires. Et elle était trop fatiguée pour se rappeler de l'arrêt dans l'immeuble hollywoodien, sous la garde d'un adolescent paniqué.

(il faudra qu'elle envoie un mot de remerciement à ce garçon. Il aurait pu appeler la police. Ou juste les mettre à la rue, elle et Damian. Sauf qu'il n'a pas fait ça)

Quand les assiettes et les tasses sont vidées pour de bon, Bruce s'en va les mettre dans l'évier. Pendant ce temps, Nana s'empare d'une serviette et crache dessus afin de nettoyer la figure de son frère. Il refuse de se laisser faire, bien entendu, il grogne et claque la langue et lui montre même les dents, mais elle ne se laisse pas décourager.

« Damian » se borne-t-elle à dire sur un ton charge de reproche quand il manque la griffer. « Non. »

Il se fige aussitôt, et elle peut enfin essuyer la dernière trace collante sur la partie de peau entre ses sourcils. Comment a-t-il pu se faire de la confiture là, au juste ?

Elle n'entend presque pas son père revenir et se placer juste derrière sa chaise – pour un homme aussi gigantesque, Bruce Wayne a le pas étonnamment silencieux et il n'est même pas en chaussettes, c'est à n'y rien comprendre.

« Je croyais qu'il s'appelait Alexis. »

« C'est sur son passeport » concède Nana. « Et u'mmi a dit qu'il serait le nouvel Alexandre, qu'il allait changer le monde. Mais elle l'a appelé Damian quand il est né. »

« Damian » répète leur père, et elle frissonne car ce n'est pas Talia qui énonce le nom de son enfant, c'est Bruce qui reconnaît ce nouvel ajout à l'histoire de sa propre famille, ce nouveau porteur du nom de sa lignée.

(les fils transmettent le nom, les filles y renoncent)

« L'étymologie vient du grec, ça veut dire l'indomptable ou le conquérant. Parce qu'Alexandre le Grand a conquis l'intégralité du monde connu à son époque. Lui portait un prénom qui voulait dire protecteur des hommes, alors c'est ironique vu qu'il préférait tuer les gens. Mais ça reste un beau sens, Tessa l'aime beaucoup, et elle a même dit à u'mmi... »

(si tu veux que ton fils devienne le nouvel Alexandre, pourquoi ne pas carrément l'appeler Alexandre ?)

Et

tout à coup

Tessa

Tessa

Une odeur de brûlé

Le carrelage par terre est froid. La gorge de Nana l'élance. Elle n'y voit rien. Elle n'entend rien.

Peut-être que si. Damian qui pleure (pourquoi). Bruce qui pose des questions (pourquoi). Elle ne distingue pas les syllabes. Juste les vibrations dans l'air, qui viennent rebondir sur sa peau.

Oh. C'est pour ça que sa propre gorge vibre. Elle est en train de crier. Elle devrait arrêter. Probablement.

Elle ne sait pas comment.

Elle ne sait pas depuis combien de temps elle crie.

Elle n'arrive pas à se concentrer sur les secondes. Ça lui échappe.

Elle est dans une étreinte. Depuis quand ? Elle ne sait pas. Mais les bras sont larges et forts et chauds, la poitrine est immense et à l'intérieur elle entend un pouls qui s'affole.

Ça sent une eau de cologne fraîche qui rappelle un peu le pétrichor – la terre, après la pluie. Mais Nana a toujours vécu sous l'ensoleillement implacable du Moyen-Orient. D'où peut-elle se rappeler l'odeur de la terre après la pluie, exactement ?

Elle est pliée en trois dans cette étreinte, les genoux pliés remontés contre la poitrine, et ça la fait se sentir très petite. Pourtant, elle n'a pas peur.

C'est dans l'étreinte de son père qu'elle se trouve.

Elle ne sait pas au bout de combien de temps elle arrête de hurler. Elle ne sait pas quand elle se met à pleurer à la place.

Elle sait juste que son père la garde dans ses bras. Tout du long.

I can run from it all, I can run 'til I'm gone
I can run for the office and run for my cause
I can run using every last ounce of energy
I cannot, I cannot, I cannot run from my family

Pour ce chapitre, vous avez droit à It Runs in the Family par Amanda Palmer.