Ma Drama Queen je ne sais plus quoi te dire
A chaque parole les choses empirent
Toutes ces balles que tu me tires dessus
Je n'peux plus en guérir
Cette fois-ci, quand Nana se réveille, elle sait où elle est. En revanche, la panique est remplacée par la honte – elle ne pique plus de crises au point de perdre conscience depuis qu'elle a sept ans et demi, sauf qu'elle vient de saborder sa réussite. Que doit penser son père ?
Ça et se rappeler pourquoi elle a succombé à la crise la pousse à se fourrer la tête sous l'oreiller pour pleurer trois quarts d'heure, et quand elle termine enfin, son nez dégouline, ses yeux la piquent atrocement et elle sent une pulsation cogner l'intérieur de son crâne juste au dessus du sourcil droit. Elle se sent complètement dégoûtante et pas du tout confortable.
Après avoir passé un petit moment dans la salle de bains, Nana décide de redescendre. Comme elle n'a rien à faire dans cette suite, autant qu'elle rejoigne sa famille, ou même l'intendant – encore une raison pour engager plus de domestiques, elle ne s'est jamais sentie vraiment seule et isolée dans la havelî puisque quelqu'un ne manquerait pas de se trouver à l'étage, mais cette maison-là est juste trop vide.
Et beaucoup trop grande, car Nana ne retrouve plus le chemin qu'elle a pris la première fois. Il faut vraiment qu'elle trouve une carte des lieux, ou qu'elle en dessine une, ce n'est pas une situation tenable. Et tant qu'elle y est, elle devra commander à l'intendant de lui trouver des bougies parfumées pour faire fuir cette odeur de poussière qui lui démange le nez. À quoi bon habiter une maison dont on ne supporte pas l'odeur ?
Quand elle parvient au rez-de-chaussée, elle ignore par quel miracle, elle hésite brièvement. Dans quelle direction se trouvait la cuisine, déjà ? À tout hasard, elle prend un couloir, puis un autre.
Elle ne trouve pas la cuisine. Ce qu'elle déniche, c'est une porte donnant sur une serre aussi large que vide. Le sol est dallé d'une roche rosée d'aspect poreux, avec trois larges rectangles remplis de terreau découpés dedans. Les murs supportent deux étagères chacun sur toute leur longueur, et il y a une autre porte à l'extrémité de la serre, juste en face de celle par laquelle Nana est entrée.
Le terreau est sec et ne dégage aucune odeur. Les divers instruments type sécateurs et sarcloir disposés sur les étagères sont trop propres. L'intérieur de l'arrosoir en plastique vert produit une fine moisissure quand Nana le gratte du bout de l'ongle.
Ça pourrait être un jardin, mais il n'y a pas de plantes, pour la cuisine ou juste pour faire beau, et un jardin sans plantes crie tellement faux que ça vrille furieusement la tête de Nana l'espace de plusieurs secondes.
Il n'y a qu'une seule façon d'y remédier, vraiment.
Alfred n'a jamais fait mystère de son désir de voir Monsieur Bruce consacrer un peu plus de temps à sa vie personnelle, plutôt que de se travestir en rongeur ailé nocturne pour infliger sa version de l'ordre aux éléments criminels de Gotham. Après tout, le mariage ne pouvait pas être tellement plus périlleux qu'une croisade contre le mal, n'est-ce pas ?
Il aurait dû se douter que Bruce Wayne interpréterait cette recommandation à sa manière pour le moins particulière. Vraiment, l'arrivée de Monsieur Dick au Manoir aurait dû mettre la puce à l'oreille du majordome : si vie personnelle il devait y avoir, celle-ci serait tout autant chaotique et surprenante que les occupations nocturnes.
D'un autre côté, les deux jeunes arrivants étaient apparemment issus d'une aventure extra-conjugale. Ceci était à peu près ordinaire, commun même, au sein du milieu aisé américain. Nonobstant l'occupation terroriste de la mère.
(Alfred n'a jamais totalement approuvé Talia al Ghul, et ce n'est pas seulement la faute de son affiliation avec la Ligue des Ombres. Comment pourrait-il approuver une femme dont les brèves apparitions dans la vie de Bruce ne font que bouleverser celui-ci, le plongeant dans le doute et la dépression ? Comment pourrait-il approuver une femme qui blesse encore et encore le garçon déjà trop sensible qu'il a élevé ?)
(elle a menti, lui a confessé Bruce à deux doigts de se briser ce matin, elle m'a dit qu'elle avait perdu notre bébé et elle l'a gardé pour elle, elle les a gardés tous les deux pour elle et chaque fois elle a menti)
(Alfred a eu sa part de relations, il a observé tant de liaisons et de mariages au cours de sa carrière, il sait comment un couple peut se blesser et se déchirer mais ceci est indiscutablement cruel)
En dépit de son jeune âge, le jeune maître Damian ressemble déjà tellement à son père que ça cesse d'être comique pour sombrer dans le dérangeant. Un enfant de trois ans capable de charger un silence d'expressivité et un regard de désapprobation, ça perturbe. Alfred a dû faire appel à son sang-froid en face de ce petit visage qui le scrutait avec une attention digne d'un neurochirurgien procédant à une opération cruciale.
Il espère vraiment que le jeune homme perdra un peu de cette réserve et intensité en grandissant, mais se sent vaguement résigné à ce que ce ne soit pas le cas. Le fils de son père, celui-là, jusqu'au bout des ongles.
Miss Anastasia… Alfred sait qu'il ne devrait pas penser cela, mais le fait reste que la jeune demoiselle lui laisse un sale goût dans la bouche.
Passe encore si elle n'était que mal élevée, le majordome a l'habitude des rejetons pourris gâtés de la haute société. Et puis, le manque de bonnes manières peut se corriger : Alfred ne saurait voir l'enfant persister dans son arrogance plus de six mois, pas avec un père qui préfère de loin les coulisses aux feux de la rampe et se conduit en conséquence.
Non, Miss Anastasia le rend irritable pour une autre raison, une qu'il ne parvient pas encore à cerner.
Elle est aussi absente de sa chambre. Ceci constitue un motif d'irritation tellement plus reposant, car bien moins compliqué à identifier. Et familier, aussi – Monsieur Dick ne voulait jamais rester tranquille plus de cinq secondes à un endroit donné.
Heureusement, la jeune demoiselle ne semble pas le type à se percher dans le lustre, c'est déjà de bon augure. Malheureusement, elle a hérité de la capacité de son père à se volatiliser dans les airs, et Alfred doit fouiller le Manoir une demi-heure avant de lui remettre la main dessus.
Il ne s'attendait guère à ce qu'elle se trouve dans la serre désaffectée, et pourtant la voilà à mettre les placards sens dessus-dessous. Elle n'y a rien trouvé, bien sûr, cette pièce ne servait plus bien avant Thomas et Martha Wayne.
Dès que la porte grince, la fille fait volte-face et Alfred doit effectuer un prompt pas de côté afin de ne pas recevoir un lourd sécateur en pleine figure. L'instrument cogne le chambranle et dégringole par terre non sans fracas.
Il hausse un sourcil à l'adresse de son agresseur. Le visage de Miss Anastasia n'exprime pas d'émotion, ni crainte, ni colère, ni remords. Calme plat, inexpressif. Et il ressent à nouveau une désagréable impression mal-définie devant ces yeux verts refusant de ciller.
« Tu ne devrais pas essayer de me prendre par surprise » se borne-t-elle à dire.
« Je retiendrais la leçon » commente Alfred. « En passant, merci de vous inquiéter de ma santé. »
La jeune demoiselle cligne des yeux lentement, n'ayant pas l'air de comprendre le sarcasme. Puis elle se détourne, se concentrant à nouveau sur les étagères.
« Il n'y a pas de terreau » remarque-t-elle. « Et il n'y a pas de graines ou de bulbes. »
« Cette pièce n'est plus en service depuis les années 20. La maîtresse de maison de l'époque préférait ses fleurs exposées sur la pelouse plutôt qu'en intérieur, et personne n'a jugé bon de rouvrir la serre depuis. »
Les ongles de la fille claquent contre le bois de l'étagère. Alfred observe sa main non sans un soupçon de méfiance et – que fait-elle ? Sa main se crispe et se détend, encore et encore, étirant ses longs doigts bruns avant de les replier en serres crochues. Un tic ?
« Mais c'est un jardin » dit Miss Anastasia, et une pointe de détresse perce nettement dans ce dernier mot.
« Tout le monde n'aime pas les jardins. »
C'est à croire qu'il vient de la gifler, elle sursaute avant de se pétrifier entièrement, si raide qu'Alfred croit brièvement qu'elle ne respire plus. Il s'avance d'un pas, mais elle se remet à bouger, en deux enjambées elle s'accroupit à côté de l'une des plates-bandes vides, le regard fixé sur le terreau morne.
« Ma mère a un jardin à Lahore » dit-elle. « Sa mère à elle lui a montré comment s'en occuper. U'mmi a commencé à me montrer... »
Sa voix se casse, subitement. Puis repart, plus douce :
« Elle a commencé à me montrer… C'est trop différent. »
Alfred a un mauvais pressentiment. Il fait comme s'il n'a pas compris :
« Les méthodes de jardinage, vous voulez dire ? »
Il ne s'attend pas à voir des larmes couler sans bruit sur les joues mates. La jeune demoiselle a un large mouvement du bras, saccadé, brusque, désarticulé.
« Tout ! Il fait froid et ça ne sent rien et il n'y a presque personne et les couloirs se perdent et baba ne sait pas quoi faire de moi et le jardin est mort ! Tout est différent ! »
Elle se balance d'avant en arrière sur ses talons, les pleurs s'échappant de sa poitrine en même temps que son souffle.
« Je-je veux re-entrer à la maison » supplie-t-elle
(je veux retourner au cirque sanglote un enfant aux yeux bleus, à la peau mate, dans un anglais trébuchant, je veux rentrer chez moi)
Alfred est beaucoup de choses, mais il n'est pas un homme qui peut supporter ce type de détresse.
Il s'avance, s'accroupit gentiment à côté de Miss Anastasia. Elle frémit, semble se recroqueviller un peu devant lui et la méfiance du majordome fond encore.
« Anastasia » fait-il aussi doucement qu'il le peut. « C'est ici votre maison, si vous le voulez bien. »
Elle renifle convulsivement.
« Je suis sensée croire ça ? »
(tout ira bien, tout finira par s'arranger souffle un vieil écho d'une trentaine d'années dans la mémoire d'Alfred, la douleur finira par passer, le chagrin par s'apaiser)
(un enfant aux yeux bleus, au teint pâle, la voix bégayante de colère et d'incrédulité, je suis sensé croire ça?)
Alfred cherche ses mots. Pour essayer de la convaincre. De la consoler. Mais bien sûr, la fille de Monsieur Bruce fuit le réconfort. Il ne sait comment, son visage se lisse tout à coup, redevenu inexpressif et distant.
« Tu es venu me chercher » fait-elle d'un ton plat en s'essuyant les joues sur les manches de son pull. « Pourquoi ? »
« Et bien, il est déjà une heure et quart. Il est temps de déjeuner. »
« Ah » fait Miss Anastasia en se tournant vers lui. « Montre-moi le chemin vers la cuisine. Je ne sais plus où c'est, la maison est trop grande. »
La critique des plus justifiées provoque un bref frémissement des commissures chez le majordome, et c'est alors qu'il réalise le pourquoi de son irritation.
Depuis qu'elle l'a rencontré, Miss Anastasia fixe son sourcil au lieu de le regarder dans les yeux.
So put your heads down, we did it before.
Heads down, back to the status quo,
Heads down, you wouldn't believe
It takes as long as a heartbeat
And it break fast is a heartbeat
Pour ce chapitre, vous avez droit à Drama Queen de Vadel.
