I was once like you are now
And I know that it's not easy
To be calm when you've found
Something going on
But take your time, think a lot
Think of everything you've got
For you will still be here tomorrow
But your dreams may not
Quand Dick avait l'âge de Jason, il insistait pour s'asseoir sur le siège passager de la voiture, prétextant qu'il avait l'habitude des grands espaces et refusait de contracter des habitudes claustrophobes, ce n'est pas toi qui va râler là-dessus, Bruce, pas alors que tu habites dans un manoir de quatre étages avec une bonne soixantaine de pièces et un parc avec la superficie des jardins de Versailles, si ça ce n'est pas un indicateur !
Jason préfère s'avachir sur la banquette arrière, avouant sans aucun remords qu'il ne veut pas se trouver en première ligne au cas où une autre voiture les emboutit par le devant. Lorsque Bruce a soulevé l'hypothèse très plausible d'un carambolage par l'arrière, le garçon rescapé des rues a crânement rétorqué que le coffre ferait obstacle entre sa personne et une mort brutale.
Sinon, ses deux pupilles aux yeux bleus et aux cheveux noirs ébouriffés adorent lui raconter le contenu de leurs cours en long, en large et en travers pendant le trajet de retour au Manoir – même si Dick se concentrait davantage sur les mathématiques et la science, tandis que Jason est intarissable dès qu'il est question d'histoire et de littérature. La pluie qui tombe à verse sur la carrosserie et les vitres ne suffit pas à noyer le bavardage insouciant du passager pré-pubère.
C'est un plaisir dont peu de gens parlent, mais que n'importe qui est en mesure de goûter, fusse-t-il un millionnaire ou un simple employé de bureau, le trajet après l'école. C'est quelque chose de si ordinaire et simple que les trois quarts des paparazzis Américains subiraient un anévrisme de voir Bruce Wayne s'y adonner – et Clark ne manquerait pas de sourire en coin, le fumier, c'est plus approprié de l'appeler ainsi plutôt qu'ordure, le fumier tient une place prépondérante dans le bon fonctionnement d'une ferme.
Évidemment, la voiture doit bien finir par se garer, et puisqu'il tombe des seaux, carrément des baignoires remplies à déborder, ce ne sera pas devant le Manoir mais dans le garage. Rien que trois secondes à se faire tremper la chemise, c'est déjà excessif. Imaginez que Jason s'enrhume ?
Le garçon s'esclafferait s'il entendait l'anxiété de Bruce et ne manquerait pas de pointer qu'il a survécu à une enfance dans les rues mal famées de Gotham, ce qui n'aboutirait qu'à renforcer le désarroi de son tuteur. Un enfant en détresse n'est jamais une bonne chose, et s'il peut être protégé maintenant, pourquoi hésiter ?
La porte intérieure du garage, celle qui relie au vestibule d'entrée du Manoir, s'ouvre alors que conducteur et passager descendent du véhicule dégoulinant.
« Monsieur Bruce et monsieur Jason » les accueille Alfred. « Avez-vous fait bon voyage ? »
« On aurait dû prendre le bateau au lieu de la voiture » déclare Jason avec une franchise désarmante. « Non mais t'as vu la flotte dehors ? »
« Certainement » confirme le majordome avant de se tourner vers son employeur. « Monsieur Bruce, nous avons un visiteur. Vous vous en doutez bien, il a bravé les mêmes conditions météo, alors je l'ai amené à la cuisine pour qu'il puisse sécher un tantinet. »
Le Chevalier Noir de Gotham fronce aussitôt les sourcils. Généralement, quand un visiteur se présente au Manoir, c'est pour l'informer d'une catastrophe imminente menaçant le continent, pour essayer de lui arracher une interview exclusive, ou pour le menacer de sévices divers et variés, voire tenter d'appliquer les tortures susmentionnées. Pas pour lui souhaiter un joyeux anniversaire ou l'inviter à voir un film au cinéma.
Méfiance, donc.
« Il s'agit de maître Richard » précise Alfred.
Ah.
D'accord.
Bruce avale sa salive.
Tout de suite, c'est autre chose. Il songe honteusement qu'une nouvelle entrevue avec Ra's al Ghul le stresserait moins, car là il pourrait recourir aux insultes et au mépris franc. Mais une confrontation avec Dick ? Avec le garçon qui s'en est allé en claquant la porte, sans donner aucune intention de vouloir revenir un jour, pour quelque raison que ce soit ?
Et maintenant il est là ? Il est revenu ?
« Bruce ? Un problème ? »
Jason l'observe du coin de l'œil, la tension dans ses épaules et ses jambes trahissant sa nervosité, instinct qu'il conserve d'une enfance avec un géniteur susceptible de lui infliger grand mal sans prévenir ni donner signe d'alerte. Le millionnaire fait de son mieux pour relâcher la crispation de son visage et donner l'apparence de la sérénité, sans rien trahir du tumulte rugissant sous la peau de son crâne.
« Non, c'est… c'est mon pupille. Le premier. Celui que j'avais avant que toi, Anastasia et Damian, vous veniez ici. »
Le garçon semble plus confus qu'alarmé, à présent.
« Tu veux dire ton fils aîné ? » essaie-t-il de rectifier, et Bruce soupire.
« Dick ne se considère pas comme mon fils, vu les circonstances dans lesquelles il a perdu ses parents et qui l'ont mené à finir sous mon toit, alors il est mon pupille. C'est l'arrangement que nous avons conclu tous les deux et nous nous y tenons. »
Jason affiche un air choqué et un chouïa incrédule.
« Dick ? Quoi, comme la bite en Anglais ? C'est comment tu l'appelles ? »
« Il s'agissait d'un surnom pour Richard encore très courant dans les années quarante » commente benoîtement Alfred. « Le glissement vers l'argot et une signification nettement plus vulgaire n'est venu qu'après, et pour certaines communautés qui ne pratiquent pas l'anglophonie en premier langage, le surnom est parfaitement valide et absolument pas insultant. »
Il a fallu presque quinze mois à un jeune acrobate qui baragouinait un mélange incertain de Français, Italien, Romani et Allemand par défaut pour réaliser pourquoi son nouveau tuteur grimaçait chaque fois que le garçon insistait fermement pour être désigné par son surnom favori, celui choisi par ses défunts parents. Dick étant Dick a décidé que la dérive linguistique était absolument hilarante, et ne retient jamais un sourire espiègle quand il se présente et peut admirer en direct la gêne de son interlocuteur.
« Han han » laisse tomber Jason, visiblement peu convaincu et toujours aussi choqué, ajoutez juste un zeste de perplexité devant la perspective de quelqu'un osant avoir le culot de répondre à pareil dénominatif quand il est parfaitement conscient de tout ce que ça implique. « Je préviens d'entrée de jeu, si tu me le présentes comme ça, je sais pas si je vais rigoler ou m'effondrer. »
Si tu me le présentes comme ça. Ça tombe sous le sens, n'est-ce pas, que Jason et Dick fassent officiellement connaissance ? Ils sont liés par leur statut de garçons élevés par Bruce Wayne, millionnaire et justicier de la nuit, ils devraient au moins échanger des salutations, pouvoir mettre un visage sur le nom de l'autre au lieu d'avoir à se contenter d'une photo entre les pages des tabloïds.
Et pourtant, Bruce hésite. Il aimerait pouvoir affirmer que Dick serait ravi de rencontrer Jason, l'acrobate n'a jamais eu de peine à interagir avec les enfants, mais c'était avant leur querelle, et qui sait si Dick ne va pas juger Jason coupable par association ? Et l'ancien gamin des rues n'accorde pas aisément sa confiance, il continue à frémir à proximité de Bruce en dépit des semaines passées sous le même toit sans incident violent, et que lui fera l'introduction d'un facteur inconnu tel un jeune homme potentiellement colérique dans l'équation ?
Et il ne s'agit que de Jason. Bruce ne prend pas en compte Anastasia et Damian, mais si Dick finit par rencontrer Jason, qui est le nouveau pupille, il devra également être présenté aux enfants biologiques de Bruce, les enfants de Talia qui n'a jamais vraiment apprécié le jeune acrobate d'ascendance Romani, et l'hostilité est on ne peut plus réciproque.
Damian sera probablement vite accepté, à moins de cinq ans il est entièrement innocent des péchés de ses parents, mais Anastasia ? Anastasia qui est le portrait miniature de Talia ?
Miséricorde, ça va terminer en désastre.
How can I try to explain?
When I do he turns away again
It's always been the same
Same old story
From the moment I could talk
I was ordered to listen, now there's a way
And I know that I have to go away
I know I have to go
Pour ce chapitre, vous avez droit à Father and Son par Cat Stevens.
