Ça fait longtemps que t'es parti maintenant
Je t'écoute démonter ma vie en pleurant
Si j'avais su qu'un matin je serais là, sali, jugé sur un banc
Par l'ombre d'un corps que j'ai serré si souvent
Pour un enfant
Quand Bruce pénètre dans la cuisine afin de faire face à Dick, il est seul. Jason a facilement plié devant l'argument que le Chevalier Noir et l'ancien Robin ne s'étaient pas quittés en excellent termes et pourraient avoir besoin de démêler une douloureuse pelote de nœuds loin d'oreilles plus fragiles et sensibles, et s'en est allé rejoindre Anastasia et Damian à l'étage du haut pour leur faire part de ses dernières découvertes littéraires.
C'est toujours cela de pris, les petits loin du champ de bataille quand les explosions se déchaîneront, ils n'ont vraiment pas besoin d'entendre une scène et d'ajouter une autre louche de traumatisme à ce qu'ils se coltinent déjà.
Dick est assis à la petite table, une tasse de café entre les mains, davantage pour profiter de la chaleur entre ses doigts que pour boire le liquide odorant. Son expression est renfrognée, comme elle l'était de plus en plus fréquemment avant que le jeune homme ne décide de voler de ses propres ailes, et ne change pas quand Bruce se faufile dans la pièce.
« Dick » salue-t-il.
Il veut exprimer tant de choses, mais un blocage dans sa gorge l'en empêche, si bien qu'il ne parvient à articuler qu'un nom si bref. Ce n'est pas suffisant, ça ne l'est plus et il ignore depuis combien de temps. Peut-être que ça ne l'a jamais été, et qu'il s'est juste bercé d'illusions quant au rapport positif qu'il nourrissait avec son premier pupille, dans les premiers jours de leur cohabitation entre les murs du Manoir Wayne.
« Bruce » lui renvoie l'acrobate, d'un ton rivalisant en froideur et en manque de relief, pire qu'une crêpe abandonnée dans le congélateur pendant la moitié d'un an.
Un ange passe, si lentement qu'il doit avoir une coquille d'escargot greffée à la place de ses ailes. Bruce réprime l'envie urgente de se gratter la nuque au sang à l'aide de ses ongles coupés soigneusement pour ne pas entraver ses activités extrajudiciaires, on n'a pas idée comme ça fait mal de se griffer accidentellement en pleine bagarre contre un gang ayant sniffé trop de cocaïne et se défoulant sur les piétons et sur leurs congénères.
« … Cela fait longtemps » finit par laisser tomber le millionnaire, bien conscient que c'est un misérable lieu commun si peu approprié pour renouer avec le garçon, le jeune adulte, qu'il ne s'attendait pas à aimer, avec lequel il s'est querellé plus brutalement que quiconque faisant partie de son existence peu importe la facette, celle de Bruce Wayne ou celle de Batman.
Dick renifle.
« Ouais, si longtemps qu'une paire de mômes tout beaux tout neufs a eu le temps de pousser en mon absence. »
Ah, c'est donc cela. Est-ce la simple jalousie de l'enfant unique craignant de se voir remplacé ? Non, Bruce ne pense pas que l'acrobate serait vulnérable à cette émotion. Richard Grayson a toujours été si charismatique, si désireux de créer des liens et de gagner des amis, il serait plus plausible pour lui d'éclater de rire à la vue des enfants et de leur demander de le considérer comme leur grand frère.
En son for intérieur, le père d'Anastasia et Damian ne voit pas la manœuvre réussir, du moins pas immédiatement en ce qui concerne Damian, peu habitué à rencontrer de nouvelles personnes et nécessitant d'être apprivoisé peu à peu tel le renard du Petit Prince. Anastasia… la dynastie Al Ghul croit dans les liens du sang par-dessus tout, elle considérerait l'audace de Dick comme une insulte suprême à son éducation préalable. Là encore, il faut de la patience, assez de patience pour permettre à la jeune fille de comprendre combien des convictions lui ayant été inculquées dans son enfance pourraient ne pas être les plus recommandables pour elle, pourraient ne pas être tenues en haute estime par les sociétés modernes dans lesquelles elle se doit d'évoluer à présent.
Une paire d'yeux bleus couleur d'exaspération est dardée sur le millionnaire, remplie de jugement dégoûté.
« Talia, Bruce ? Non mais franchement. Selina, passe encore, mais Talia ? Et deux fois, en plus ! T'as des goûts de chiotte, je ne te dis que cela. »
Bruce ravale la grimace voulant lui tirer sur la commissure des lèvres. Non, ce n'est pas une question de jalousie fraternelle, mais cela aurait été une bien moins houleuse option, comparée à l'hostilité à peine voilée entre Talia et Dick. Tout ce qu'elle voit quand elle est dans la même pièce que l'acrobate, c'est un misérable petit romanichel trop insolent pour son propre bien, agrippé tel une tique à un bienfaiteur trop coulant pour s'en débarrasser alors qu'il en a le pouvoir, et tout ce que lui voit quand il est dans la même pièce que la femme, c'est une terroriste hypocrite sans la moindre envie de se repentir, agrippée telle une tique à un bienfaiteur trop coulant pour s'en débarrasser alors qu'il en a le pouvoir.
Se retrouver coincé entre les deux, ce n'est pas une position confortable pour deux sous, une que Bruce ne souhaite à personne, et surtout pas à ses enfants biologiques, les enfants de Talia qui se retrouvent soudainement dans le voisinage d'un jeune homme qui ne supporte pas de voir leur mère en peinture, pour raisons justifiées certes, mais cela ne signifie pas que Damian et Anastasia devraient endurer un assaut de négativité juste à cause de leurs ascendants biologiques.
Bruce ne craint pas la possibilité que Dick inflige directement du mal à Damian et Anastasia, loin de là. Mais il craint la colère de son pupille, qui pourrait le pousser à livrer bataille sous la forme des stratégies privilégiées par les rassemblements de la haute société – regards hostiles, phrases si lourdes de sens qu'elles en gagnent la puissance d'une claque matérialisée, toutes ces petites attitudes si terrifiantes aux yeux d'un enfant, et Anastasia et Damian sont des enfants, qui plus est des enfants encore fragiles, encore persuadés que le monde est cruel et n'attend que la première occasion de les détruire et de les réduire à une loque pitoyable et sanglotante qui frémit dans la poussière des rues.
Il a besoin de protéger ses enfants. Il n'a pas d'autre choix, il est responsable d'eux, il a endossé ce fardeau à l'instant où il a reçu ce coup de téléphone l'implorant de venir chercher les enfants de Miranda Tate, et il ne saurait se désister, ce n'est pas dans sa nature.
Seulement, c'est Dick en face de lui, Dick qui le fixe d'un regard hostile et chargé de jugement. Le garçon plus si petit qu'il a pris sous son aile après une tragédie trop semblable à la sienne pour qu'il lui tourne le dos, le pupille qui l'a contraint à émerger de sa coquille de solitude pour prendre conscience de la réalité que la vie est tellement moins monochrome et simple au contact d'autrui, le jeune homme qui a fini par claquer la porte derrière lui afin de prouver son indépendance sans être étouffé par un excès d'instinct protecteur.
Dick, qui était parti, et qui est revenu. Peut-être pas pour une raison qui aurait davantage plu à Bruce, mais il est là, dans la cuisine du Manoir, une tasse remplie du café préparé par Alfred entre les mains, et le millionnaire ne peut pas s'empêcher d'apprécier le moment. Son pupille lui a manqué.
Maintenant que ses enfants sont tous réunis sous un seul et unique toit, s'il pouvait juste les empêcher de se traumatiser mutuellement, ce serait miraculeux. Batman ne craint pas de s'attaquer à l'impossible, extirper Gotham de la gangue du crime en constitue la preuve claire et nette, mais cela risque d'être un brin en dehors de ses compétences.
Hélas, c'est le problème qui frappe à sa porte.
Les juges et les lois
Ça m'fait pas peur, c'est mon fils, ma bataille
Fallait pas qu'elle s'en aille, ho ho ho
Oh j'vais tout casser si vous touchez
Au fruit de mes entrailles
Fallait pas qu'elle s'en aille, ho ho ho
Pour ce chapitre, vous avez droit à Mon fils, ma bataille par Daniel Balavoine.
