Merci à tous de vos messages et de votre lecture! Vous semblez aimer cette petite histoire, aussi particulière qu'elle soit... Elohpdm: merci pour tes reviews, mais je ne peux pas te répondre si tu n'es pas loguée sur le site ou l'appli... Je rappelle également que cette histoire sera parfois difficile (et on attaque des chapitres un peu plus intenses), alors choisissez le moment où vous lisez... :)

Toujours un grand merci à Emmaiwenn pour sa relecture attentive!

Bonne lecture!

ooOOoo

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L'hiver est gris, long et froid; interminable de silence et de lassitude. Draco a l'impression de se traîner, de n'avoir envie de rien, et même cette ambiance d'avant les Fêtes de Noël qu'il affectionne particulièrement d'habitude, ne parvient plus à le réchauffer. Il se sent morose, il se calfeutre dans son appartement, avec du thé, des chocolats, un bon livre et un plaid. Il a presque l'impression d'hiberner. De passer son temps à regarder la pluie tomber, pendant des heures, tandis que la luminosité baisse lentement jusqu'à l'obliger à lever sa baguette pour lancer un sortilège sur les lampes du salon.

Avec Olivier, les choses ne s'arrangent pas vraiment et Draco ne peut honnêtement pas dire qu'il y mette beaucoup du sien. Ils sont distants, se parlent à peine, se contentent de se croiser dans l'appartement où Draco a presque élu domicile dans la chambre d'ami. Et comme il n'a pas envie de fêter Noël avec qui que ce soit cette année, il se porte volontaire pour la garde de nuit du vingt-cinq et du vingt-six décembre. Après tout, l'année précédente, il n'a pas travaillé à cette période; il est normal que ce soit son tour… Ses collègues, tout comme les infirmières, louent son honnêteté et sa droiture; Olivier, lui, ne commente pas… À vrai dire, Draco ne lui a pas précisément dit s'il avait été désigné d'office ou non. Peu importe. Olivier lui a expressément reproché de laisser le boulot envahir leur vie; il n'est pas inutile de lui prouver que les choses peuvent être bien pires qu'au moment où il a fait ces récriminations.

Ces deux gardes au moment des fêtes permettent à Draco d'éviter les questions, les réunions de famille et les situations qu'il veut fuir. C'est presque un instant de répit au milieu de ces semaines moroses. La majeure partie de la nuit, le service est calme, serein, baigné d'une ambiance particulière de douceur. Il a même le temps de profiter tranquillement du dîner dans la salle de repos avec les infirmières et son collègue médecin. Chacun a ramené un plat, un dessert, une bouteille de vin léger, des chocolats… Un moment convivial partagé tous ensemble, très doux et étrangement bienveillant. En piochant dans la boîte de chocolats pour accompagner son café, Draco a une pensée fugace pour Potter. En son for intérieur, il lui souhaite de bonnes Fêtes, si ça peut vouloir dire quelque chose, et autant de tendresse amicale qu'il en éprouve ce soir avec ses collègues.

Quand les urgences commencent à arriver, en fin de nuit, – des duels qui ont mal tourné sous le coup de l'alcool, des désartibulations majeures, des sortilèges imprudents –, cette douceur ne le quitte pas et enfin, il se sent enfin utile et à sa place.

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Avec la nouvelle année, viennent les bonnes résolutions et Draco décide de prendre du temps pour lui. Pour lui seul.

De loin en loin, quand l'envie lui prend, il va dîner dans un restaurant gastronomique, juste pour le plaisir des papilles, et même s'il est seul à table. Il apprécie ce calme, ce moment en tête à tête avec lui-même, comme il apprécie également de fréquenter à nouveau des salles de cinéma, alors qu'Olivier déteste ces divertissements moldus.

Il rend aussi visite à Emily, chez elle, pour lui apporter le cadeau de Potter. Elle est surprise et émue à la fois, et lui, il s'aperçoit qu'il a presque du mal à lâcher ce petit lapin dont le tissu particulier vibre d'une présence magique juste sous ses doigts. Ils se revoient, une fois, puis une autre, pour boire un café, pour traîner dans un musée, pour aller se promener avec le bébé dans les jardins de Kensington un jour de beau temps.

Il ne connaissait que les qualités professionnelles d'Emily: ses compétences et son exemplarité, mais il découvre également un caractère très agréable, très joyeux, une grande douceur, et une pertinence particulière dans sa façon de comprendre les gens ou d'émettre un jugement. Au fil des visites, Draco laisse échapper des sentiments plus personnels, la lassitude qui l'habite ou bien ses relations tendues avec Olivier. Au fil des visites, Emily devient une personne à part et quelque chose comme une amie.

Elle est d'ailleurs la première à l'encourager quand il décide de partir à ce congrès de médecine d'urgence, en Espagne, fin janvier. Elle sait bien que ce n'est qu'un prétexte; contrairement à ce qu'il a dit à Olivier, Draco s'en est à peine caché. Le congrès a bel et bien lieu, mais il ne compte pas assister à toutes les conférences. Au lieu de ça, il a réservé un hôtel avec un centre de thalasso et il passe des heures dans les bains bouillonnants ou entre les doigts experts des masseuses. Un vrai lâcher-prise, aussi bien mental que physique. Les mains qui glissent sur son corps et l'enduisent d'huiles parfumées chassent les contractures comme les inquiétudes, dénouent les tensions et la mélancolie. Il a l'impression de retrouver une certaine souplesse, aussi bien d'esprit que de corps, il se sent plus fluide, plus détendu, comme si ses mouvements s'étaient déliés. Il respire de façon différente, plus profonde, avec la sensation que tout glisse sur lui, qu'il a pris du recul et que les contrariétés du travail ou du quotidien ne l'atteignent plus. Il se contente de profiter du moment présent, des mains qui pétrissent sa peau et ses muscles, de savourer un rayon de soleil sur la terrasse, au bord de la piscine, ou le goût sucré du jus de fruits qui colore son verre.

Il a décidé de ne plus faire que des choses qui lui font du bien.

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C'est en suivant cette ligne de conduite qu'il se retrouve un soir de la fin février au comptoir d'un bar, à regarder des danseurs se déhancher sur une musique rapide et colorée. Un bar gay.

Il n'est jamais beaucoup sorti dans le «milieu» durant toutes ces années. D'abord, parce que ce n'est pas le type de «sortie» qu'il affectionne, il préfère aller prendre un verre entre amis dans des endroits plus sophistiqués ou bien dîner dans de grands restaurants. Et puis, durant sa vie, il a passé plus de temps en couple que célibataire et il n'a jamais eu besoin de chercher ses partenaires. Il a toujours été celui qui se faisait draguer plus ou moins ostensiblement, celui qui pouvait accorder un peu de son temps ou rejeter une proposition, celui qui acceptait un verre ou le refusait.

Et c'est encore le cas ce soir, lorsqu'un homme, accoudé au comptoir à ses côtés, lui adresse un sourire accrocheur.

– Vous dansez?

Draco tourne la tête pour dévisager son interlocuteur. L'homme est jeune. Très jeune. Un tout début de vingtaine; au moins une dizaine d'années de moins que lui… Un visage d'ange, auréolé de boucles blondes; des traits fins et presque juvéniles. Mais son sourire est à croquer et son attitude en dit long sur ses envies…

– Je préfère regarder, répond tranquillement Draco en dirigeant son regard vers la piste de danse et les corps en sueur qui s'agitent et se frottent au rythme de la musique.

– Et au lit aussi, vous préférez regarder?

Cette fois, Draco sourit, amusé par la proposition explicite qui le bouscule un peu. Cette idée de corps nus dans un lit et de quelqu'un pour les regarder chatouille quelque chose de pétillant dans son bas-ventre. Cela fait bien longtemps qu'il n'a pas ainsi eu envie de nouveauté, de découverte, envie d'explorer un corps et de le faire réagir du bout des doigts.

De fil en aiguille, ils se retrouvent dans une chambre d'hôtel que Draco loue au pied levé. Pour y avoir assisté à plusieurs congrès, il sait que l'établissement est immense et qu'ils ont toujours des chambres disponibles.

La suite est vaste, moderne, plutôt luxueuse mais le gamin ne se laisse pas démonter. Il cherche à l'entraîner tout de suite dans la chambre, à inciter des contacts plus physiques, mais Draco a envie de prendre son temps. Il propose un dernier verre et ils s'installent sur le canapé. Le gamin a une position un peu lascive, ses yeux brillent tandis qu'il boit lentement son verre d'alcool en se léchant les lèvres de temps à autre. Draco savoure un moment le plaisir qu'il ressent à anticiper la suite de la nuit, mais il n'attend pas la fin de son verre pour passer à l'action.

Il se lève lentement, comme un félin qui guetterait sa proie, il s'approche du gamin jusqu'à s'asseoir sur ses genoux et entreprend de le déshabiller pour le laisser torse nu. Un torse mince et imberbe, qui frémit déjà sous ses doigts. Ensuite, il se glisse à genoux entre les cuisses qui s'écartent spontanément et met le jeune homme à nu juste assez pour pouvoir le sucer avec délectation. Celui-ci ne tarde pas à jouir au fond de sa gorge, submergé par le plaisir et affolé de gémissements. Un peu honteux, aussi, d'être venu si vite et sans vraiment d'interactions entre eux. En se penchant pour attraper et finir son verre de gin, Draco sourit doucement. Ça ne le dérange pas de rester sur sa faim pour l'instant; au contraire, maintenant que le gamin est soulagé de son excitation primaire, la nuit va devenir plus lente et plus intéressante.

Après une douche voluptueuse mais plutôt chaste, ils rejoignent enfin la chambre. Il est tard, sans doute près de deux heures du matin, mais Draco n'en a pas fini avec son propre désir. Et son désir, ce soir-là, loin d'être un simple soulagement personnel, consiste à découvrir ce corps qui partage furtivement son lit. L'apprendre du bout des doigts, l'effleurer, l'embrasser, caresser des courbes nouvelles, faire surgir des gémissements et des halètements inédits, jouer de ce corps comme d'un instrument unique, le goûter et le chérir.

Des années qu'il n'a pas ainsi exploré un homme… avec cette fascination, cette luxure, cet attrait irrépressible, et en même temps, cette hésitation fugace devant la crainte d'être maladroit. Repartir de zéro avec un inconnu, apprendre de ses réactions, de ses soupirs, de ses encouragements, dénicher les endroits sensibles et ceux qui laissent plus indifférent, le faire frémir de caresses inédites, s'émerveiller du trouble qui naît dans son regard.

Cette nuit-là, Draco est captivé par le corps qui s'éveille entre ses mains, par le glapissement surpris qui s'en échappe lorsqu'il promène sa langue dans des endroits intimes et obscurs, par le plaisir qui voile ses yeux lorsqu'il le pénètre enfin pour aller jouir au fin fond de cette silhouette un peu trop fine, un peu trop frêle, mais délectable.

Cette nuit-là, Draco dort d'un sommeil de plomb. Lourd et satisfait.

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Au matin, le corps chaud du gamin est toujours pressé contre le sien, alangui et la tête blottie dans le creux de son épaule. Draco sourit, un peu surpris de sa présence, mais ravi. Le gamin aussi affiche un sourire resplendissant, quoique paresseux. Ils se câlinent un moment, épuisant les désirs matinaux avant de se laisser aller à nouveau à une étreinte sereine et comblée.

– C'était ma première fois, tu sais…, murmure le gamin.

Draco soupire, hésitant entre une fierté déplacée et un vague sentiment de culpabilité.

– Enfin… J'avais déjà sucé des mecs mais jamais…, tu vois.

– J'ai eu un doute, avoue Draco avant de frémir. Rassure-moi, tu es majeur quand même?!

Un rire léger et insouciant secoue le corps chaud blotti dans ses bras.

– Oui! J'ai vingt ans! Je suis juste un peu… timide si je n'ai pas bu un verre ou deux.

Draco soupire puis glisse un baiser dans les boucles blondes.

– Tu aurais dû me le dire, j'aurais été plus… lent et plus doux.

– C'était parfait, fait le gamin avec un immense sourire.

Pour appuyer ses mots, il ouvre ses paupières sur ces magnifiques yeux verts qui ont tant troublé Draco la veille au soir, puis il les referme avant de se lover contre lui.

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Quelques jours après, Draco a presque oublié cette passade d'une nuit. La journée s'est éveillée sur un petit soleil de printemps, pâle et timide, mais enthousiaste. Un matin frais, un peu brumeux, et puis quand le brouillard s'estompe, une impression de lumière et de douceur qui le chavire gentiment. Ce matin-là, il vient au travail avec entrain, repu de sommeil et de café. Il salue Emily d'une étreinte amicale, il pose sur la table de l'office les croissants du petit-déjeuner, il sourit même à cette infirmière acariâtre avec qui il a beaucoup de mal.

Quelques heures plus tard, un patronus surgit dans la salle de soins pour prévenir d'une entrée imminente et son monde bascule à nouveau.

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Dès l'arrivée de ce patronus, Draco a senti son ventre se crisper d'une angoisse sourde qui lui a mis le cœur au bord des lèvres. Il s'agit pourtant d'un sortilège basique émanant du service des admissions; rien que de très habituel quand un patient leur est confié par les urgences de Sainte-Mangouste ou par un autre hôpital, le protocole classique qui les prévient de préparer un lit, une chambre et quelques sortilèges de soins de première intention. La routine, en quelque sorte.

Pourtant, ce matin-là, le patronus résonne en lui avec un écho différent. Douloureux. Un pressentiment vague et écœurant qui le meurtrit avant même l'arrivée de ce corps emmailloté d'un drap gris et sale.

Plus qu'un corps, c'est presque un cadavre qui lévite devant eux, si léger qu'il n'a presque pas besoin de sortilège pour flotter dans les airs. Un visage émacié, des orbites creuses, un teint cireux. De la peau tendue sur un tas d'os et de tendons. Partout sur ce corps, les muscles semblent avoir fondu, disparu, pour ne laisser que des os saillants, des crêtes abruptes au lieu des rondeurs du visage, des creux remplis d'ombre au lieu de la chair puissante du torse.

Tandis que les infirmières s'agitent déjà dans un bruissement continu de paroles et de sortilèges, Draco reste figé quelques instants. Inconfortable. Hésitant. Un flot de pensées parcourt son esprit: un sentiment d'horreur et de dégoût, le besoin de comprendre, la recherche frénétique du sortilège qui pourrait être responsable d'un corps à ce point décharné. Ce n'est que lorsqu'il croise le regard soucieux d'Emily que la vérité émerge lentement, du fond de sa conscience.

Un regard soucieux pour lui. Soucieux de sa réaction. Parce que ce corps est celui de Potter et qu'aucun sortilège n'est en cause dans son état.

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Lorsqu'il comprend, Draco doit se mordre la lèvre et fermer les yeux quelques instants pour effacer cette image squelettique de sa rétine. Son ventre se tord en une longue plainte muette et douloureuse, sa gorge enfle d'une gêne amère, son souffle s'étrangle en un filet ténu. Pire que tout, ses yeux piquent, brûlent, s'humidifient d'une façon ridicule et Emily le voit.

Il lui faut un sursaut d'orgueil et de dignité pour se maîtriser et lever sa baguette. Au milieu des premiers sortilèges qu'il conjure, il glisse un glamour sur son visage. Un masque d'impassibilité qui camoufle son émotion et sa peine, qui camoufle sa lèvre meurtrie et ses yeux brillants, qui camoufle les coins de ses lèvres qui s'incurvent douloureusement vers le bas. Ça fait mal à un point qu'il n'aurait jamais imaginé, mais il se doit de se reprendre et de continuer.

Il le doit à Potter.

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Il faut bien une à deux heures pour que la situation se calme, lentement, inexorablement. Tous les sortilèges de soin sont en place, les potions ont été administrées, les plaies nettoyées et pansées… maintenant, il faut juste attendre. Une infirmière quitte la chambre pour aller s'occuper d'un autre patient, puis une deuxième, puis son collègue médecin qui va gérer un problème ailleurs. Bientôt ne restent plus dans la pièce que Draco et Emily, son regard sur lui toujours soucieux, et le corps décharné de Potter.

A présent, il est au fond d'un lit, gris au milieu des draps immaculés de blancheur. Dans le coma, bien que ce ne soit pas de leur fait. Plusieurs sphères lumineuses flottent au-dessus de lui, reliées à son corps par des filaments de magie qui vibrent doucement dans l'air. Draco a presque l'impression d'entendre leur léger bourdonnement qui couvre la respiration sifflante de Potter. Des sortilèges de surveillance, de soins, de nutrition, de dialyse… même son cœur ne tient qu'à un de ces filaments lumineux. Une image de cauchemar, et rien dans ce visage émacié, squelettique, ne parvient à lui rappeler le sourire espiègle de Potter, ni la pétillance de son regard. Tout à l'heure, les infirmières avaient placé ses bras par-dessus le drap mais l'image était trop difficile à soutenir et Draco les a recouverts rapidement. Il ne veut pas voir ça.

Médicalement aussi, c'est un cauchemar. La plupart de ses organes sont susceptibles de lâcher d'un instant à l'autre. C'est même incompréhensible qu'il soit encore en vie. Aucun humain normalement constitué ne pourrait survivre à une telle sous-alimentation, à de tels désordres chimiques, à de telles carences. Personne n'est capable de survivre à de tels taux de sodium ou de potassium dans le corps… à moins d'y avoir été lentement habitué. Et cette idée-là, avec ce qu'elle suppose de longueur de temps et de souffrance, est encore plus horrible que le reste.

– Ça va aller? fait brusquement Emily en posant une main dans son dos.

Sous la sensation de ce geste, Draco s'arrache à ses pensées puis grimace, avant de hausser les épaules.

– Je ne sais pas. N'importe qui serait mort, à sa place. Mais il a toujours eu une chance insolente…

– Et toi?

La violence de la question le fait sursauter et il comprend soudain qu'Emily ne parlait pas de Potter la première fois. Draco hausse à nouveau les épaules, peu désireux de répondre à ça, et change aussitôt de sujet:

– Ils ont dit comment ils l'avaient récupéré?

Tout à l'heure, il ne s'est aperçu de la présence des types du Département des Mystères que lorsqu'ils ont disparu, abandonnant Potter entre leurs mains. Mais il sait qu'Emily a échangé quelques mots plutôt houleux avec eux, une fois passée la phase aiguë.

– Échange de prisonniers.

– Et ça faisait combien de temps que…

Il ne parvient même pas à finir sa phrase tant l'idée d'un Potter prisonnier lui écorche l'esprit.

– Plusieurs semaines… Peu de temps après son départ, la dernière fois.

– Et ils ne pouvaient pas s'en préoccuper plus tôt!…

Draco s'interrompt au milieu de son emportement. Emily n'y est pour rien, elle ne pouvait rien y faire, il ne pouvait rien y faire, et peut-être même que ces types du Département des Mystères ne pouvaient rien y faire non plus… Mais il persiste dans un coin de son cœur et de son esprit l'idée que Potter est reparti trop tôt, que c'est pour cette raison qu'il a été fait prisonnier, et qu'il aurait pu empêcher tout cela.

Et puis, sourdement, surgit une autre culpabilité: celle d'avoir profité des fêtes de Noël en toute quiétude, celle d'avoir passé toutes ces heures sous les mains expertes des masseuses, celle d'avoir pris du bon temps avec le gamin aux yeux verts ou celle d'avoir dîné dans tous ces restaurants gastronomiques alors que Potter crevait à petits feux.

Alors que Potter crevait de faim à petits feux.

Ce soir-là, lorsqu'il rentre chez lui, Draco a besoin d'un verre d'alcool avant d'aller dormir, puis d'un deuxième… Malgré ça, sa nuit est peuplée de cauchemars glauques et oppressants qui le laissent en sueur et frissonnant dans son lit.

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Le lendemain, le surlendemain, le jour d'après… Potter est toujours dans le coma. Inconscient, incapable de communiquer ou de répondre à un ordre simple; toujours dépendant des sortilèges qui le maintiennent en vie et qui alimentent ses organes; plus ou moins stable selon les moments... Mais les infirmières ont clairement abandonné l'idée de le tourner sur le côté pour pouvoir le laver: le moindre mouvement fait chuter sa tension de manière vertigineuse. Elles se contentent de sortilèges de base pour son hygiène, en essayant d'interférer le moins possible avec les sortilèges de soins. Un équilibre précaire que Draco s'efforce de maintenir coûte que coûte.

Au bout du cinquième jour, bien qu'il ne veuille pas le clamer de peur de se faire une fausse joie, il pourrait dire que l'état de Potter s'est «légèrement» amélioré: à présent, il semble réagir… à la douleur. Pas toujours et certainement pas en l'insultant de tous les noms, bien que Draco préférerait cela, mais sur les soins les plus douloureux, il émet un vague gémissement et cherche à bouger sa main ou son bras pour fuir le contact. Parfois même, il ouvre les yeux quelques secondes, bien qu'il soit impossible de capter son regard ou de le faire réagir davantage. Et puis, lorsque la douleur s'arrête, il retombe dans cet état catatonique dont rien d'autre ne le tire.

Indubitablement, il y a aussi d'autres progrès minimes: la plupart des marques sur son corps: traces de coups, hématomes, brûlures, se sont résorbées ou sont en bonne voie de cicatrisation, et l'infection de sa plaie à l'épaule qui menaçait de se généraliser est contrôlée par les potions antibiotiques. Même sa dénutrition s'améliore doucement; si Potter est toujours aussi catastrophiquement maigre, sa peau est plus souple, moins sèche, il semble mieux hydraté et ses bilans biologiques s'améliorent lentement.

Se retrouver brusquement dans son état serait encore mortel pour n'importe qui mais les choses vont dans le bon sens. À pas de fourmi.

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Les journées s'étirent inexorablement, un peu mornes et glauques, rythmées par la répétition, la routine, les prescriptions cent fois renouvelées et les jours de travail qui s'enchaînent. Draco a renoncé à sa semaine de vacances pour rester dans le service et garder un œil sur Potter. Il n'en avait pas vraiment besoin, ni envie, alors c'est aussi simple comme ça. De toute façon, ces vacances au ski ne le tentaient pas outre mesure; il n'a pas envie de neige, ni d'humidité, ni d'avoir froid, il n'a pas envie de vent glacial ou de se sentir engoncé dans des couches de vêtements, il n'a envie de rien d'autre que de confort, de douceur et de chaleur. Et pourquoi pas d'un bon feu de cheminée… mais ce ne sera pas pour tout de suite.

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Au bout d'une quinzaine de jours, les infirmières prennent l'initiative de changer Potter de chambre. Elles ne lui demandent même pas son avis ou son aval, elles ne le préviennent même pas; Potter est dorénavant assez stable pour être tourné, il l'est assez pour un transfert…

Draco se retrouve mis devant le fait accompli en arrivant un soir pour prendre sa garde. Sa première réaction, en s'apercevant que le dossier de Potter n'est plus à sa place, est un vent de panique et de douleur qu'il a du mal à maîtriser. Tout de suite, il le pense mort: une complication inattendue, le coma qui s'est aggravé, son cœur qui a lâché… Un abysse qui s'ouvre sous ses pieds.

Puis, devant son effarement, les infirmières s'expliquent et sortent le dossier de Potter d'un autre rangement. Il va bien, il est toujours dans le coma mais il est stable, il est toujours vivant… Seulement, le soir de son arrivée, il s'est retrouvé dans la première chambre disponible et il y a cette autre chambre qui a toujours été, depuis deux ans maintenant, «la chambre de Potter», celle où, par le plus grand des hasards, il a toujours été hospitalisé pour le moment. Il n'y a rien d'officiel, et certainement pas de nom sur la porte, mais entre eux, dans leurs paroles, dans leurs conversations, dans leurs plaisanteries, cette chambre 124, dans un petit renfoncement à gauche du poste de soins, est la «chambre de Potter». Celle où on rechigne à mettre des patients, celle qu'on garde libre le plus longtemps possible, juste au cas où… juste au cas où Potter revienne.

Et quand il voit que Potter a enfin rejoint «sa» chambre, Draco est bêtement ému. Une petite grosseur dans la gorge, un pincement sournois au niveau du cœur, une grimace pour cacher son émotion… Il ne remercie pas les infirmières parce que ce serait ridicule, il se contente d'un hochement de tête un peu maladroit, mais ça lui fait quelque chose. Comme si un certain ordre ou une certaine normalité étaient revenus, comme si c'était un bon présage, comme si, à présent, la situation était enfin comme elle devait être et que l'état de Potter allait enfin s'améliorer. Il n'est pas superstitieux mais ce changement de chambre a du sens. Pour lui comme pour les infirmières.

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La première fois qu'il rentre à nouveau dans cette chambre, avec le corps émacié de Potter au fond de ce lit trop blanc, Draco est troublé. La réalité ressemble enfin à ses souvenirs. Le lit est dans le bon sens de la pièce, la fenêtre est du bon côté du mur, la lumière tombe sur le sol de la même manière que lorsqu'il l'a vu là, avant son dernier départ, avec ses pieds nus, son tee-shirt moulant et le petit lapin d'Emily qui pendait dans sa main.

Dans une violente bouffée d'images et de sensations, Draco se remémore les chocolats partagés à même la boîte, son sourire craquant, les petites rides plissées aux coins de ses yeux trop verts, l'odeur du café qui embaumait la pièce et le clin d'œil de Potter, à demi caché derrière la porte de la salle de bains en lui demandant s'il voulait la tenir quand il allait pisser… Ce câlin étrange et si déstabilisant qu'il lui a fait le dernier jour, avant de partir. Son inquiétude devant sa fatigue; sa douceur, sa force…

Et aujourd'hui, il est à nouveau au fond de ce lit, aux portes de la mort que Draco essaye chaque jour de repousser un peu plus loin…

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Il avait déjà repris l'habitude de passer plus de temps que nécessaire au chevet de Potter, mais à présent qu'il est de nouveau dans sa chambre, Draco y passe le plus clair de son temps libre sur ses journées de travail. Quand il n'est pas en train de s'occuper d'un autre patient, il s'installe là pour remplir ses dossiers, pour lire les comptes-rendus de réunion, pour répondre aux courriers des familles ou éplucher tous les bilans sanguins des patients du service. Il s'y est même arrangé un petit bureau en métamorphosant la table roulante qui sert à poser les plateaux-repas.

Parfois, il y vient simplement pour trouver quelques minutes de calme et de répit, face à l'effervescence du service. Quand il est de garde et que les nuits sont calmes, il vient s'y reposer une heure ou deux dans ce fauteuil pas très confortable. Parfois, il vient juste y boire un café, en espérant secrètement que ce parfum si particulier parvienne à réveiller Potter.

Ce n'est pas le cas.

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Tout le monde a bien sûr remarqué son petit manège mais tout le monde feint de ne pas savoir où il disparaît si régulièrement. Les infirmières n'en parlent pas; aucune réflexion ni aucune plaisanterie n'est faite sur le sujet. Quand elles ont besoin de lui, pour une question ou signaler un problème avec un patient, elles ont l'obligeance d'envoyer un patronus plutôt que de venir le débusquer dans cette chambre, comme si réellement elles ne savaient pas où il se trouvait. Et quand elles doivent rentrer dans la chambre, parce que Potter nécessite des soins ou des potions, elles ne s'étonnent pas de le trouver là et font même semblant de ne pas le remarquer…

Parfois… Draco reste plus tard à la fin de son service. Parfois il vient sur ses jours de repos, passer quelques heures aux côtés de Potter en lisant un livre. Parfois il vient juste regarder par la fenêtre. Parfois il s'installe plus près du lit, pour prendre la main de Potter dans la sienne, comme si cette caresse allait le réveiller. Il reste le regard rivé sur cette main à trois doigts, une main meurtrie, creusée, aux tendons trop saillants, et son pouce passe et repasse, essayant de façon dérisoire d'effacer les stigmates de sa captivité.

Il ne réfléchit pas, il ne veut pas savoir, il se laisse juste porter. Il se sent sans doute un peu trop responsable de Potter…

Potter qui n'a aucune visite… ça ne fait aucun mal qu'il soit là, n'est-ce pas?

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Et puis il y a ce jour où Draco voit surgir devant lui le patronus d'Emily. Pas de message, pas d'explication; juste un mot: «Viens!». Presque un ordre, et sans réfléchir, Draco abandonne le planning des gardes sur lequel il travaillait pour suivre la silhouette argentée. Il n'a pas loin à faire, le petit faucon s'envole prestement pour tourner dans le premier couloir de gauche et traverse la porte de la chambre de Potter.

Aussitôt, son cœur se serre douloureusement et une violente bouffée d'angoisse parcourt son corps. Mais dans le même temps, sa logique lui rappelle que si l'état de Potter s'était soudain aggravé, Emily aurait envoyé un patronus destiné à alerter tout le service et pas seulement à son intention. Il n'empêche qu'il n'est pas serein quand il pose la main sur la poignée de la porte. Il a même l'impression que son cœur rate un battement quand il l'ouvre et qu'il voit Emily les yeux brillants. Mais son immense sourire dément aussitôt toute inquiétude et Draco s'approche du lit en quelques pas.

– Qu'est-ce qui se passe?!

– Potter! Il est pas loin! J'ai… je faisais ses soins et j'ai croisé son regard! Il m'a vraiment regardée!

Fébrile à son tour, Draco s'approche encore et se penche sur le lit. Dans son ventre virevolte un espoir insensé. Bouleversant.

Potter a les yeux clos mais quand Draco attrape son menton pour tourner un peu sa tête vers lui, les paupières s'ouvrent spontanément, comme ça lui arrive parfois ces derniers temps. Malgré cela, les pupilles sont fixes et le regard est absent, vide de toute conscience. Potter est toujours dans le coma…

L'émotion redescend. Brutale. Fracassante.

– Je suis désolée, fait Emily en passant une main sur son épaule.

– Pourquoi? Tu n'y es pour rien.

– Je sais que tu aurais voulu être là pour… Que tu aurais voulu être le premier.

Draco hausse les épaules et se redresse avec un visage impassible qui lui coûte plus qu'il ne l'aurait cru. Il ne veut pas savoir, il ne veut pas vraiment comprendre ce que veut dire Emily. Malgré tout, il sent cet espoir brisé qui vient de retomber comme une enclume au fond de son cœur, lourd de peine et de résignation. Il a cru, un instant, devant la joie d'Emily… Il a senti ses entrailles se tordre, il a senti son cœur faire un bond, il a senti l'espoir comme une lueur qui a illuminé son esprit.

Mais il n'y a pas de lueur dans le regard de Potter.

Il ne reste que la déception qui lui tord le ventre. Et peut-être un peu de jalousie, aussi…

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À partir de ce moment-là, Draco passe plus souvent dans la chambre de Potter. Pas forcément longtemps, mais de façon plus régulière, juste un coup d'œil, soulever une paupière, observer ce regard vide, qui ne voit rien ni personne, voir la pupille se contracter de la lumière qui l'assaille, relâcher la paupière, sortir de la chambre…

Il n'a pas mentionné dans le dossier de Potter cette impression qu'a eue Emily de croiser son regard. Il l'aurait sans doute fait pour un autre patient, pour relever ce qui pourrait être un progrès notable, mais là, il voudrait une preuve. Il voudrait le constater par lui-même… Ce n'est pas qu'il n'a pas confiance en Emily, loin de là, et il ne remet certainement pas en cause ses compétences professionnelles, mais. Mais il ne veut pas que ce soit un faux espoir, il ne veut pas prendre son désir pour une réalité, il ne veut pas s'avancer trop vite sur le chemin d'une possible amélioration.

Parce que, même s'il ne l'a pas dit ainsi à Emily – alors qu'il l'aurait sans doute affirmé pour un autre patient –, c'est un progrès indéniable. La suite logique de tous ces petits pas de fourmi, la pente que Potter remonte tout doucement, une évolution terriblement lente mais progressive.

Aujourd'hui, il pourrait dire que Potter est hors de danger sur le plan biologique; sur le plan neurologique, c'est autre chose. À l'aide de tous les sortilèges de soins et de dizaines de litres de potions nutritives, son état est stable et la plupart de ses organes fonctionnent correctement. Le plus visible au premier abord, c'est surtout le poids qu'il a repris. Même allongé au fond d'un lit et sans s'alimenter autrement que de potions et de perfusions, son visage a retrouvé des courbes plus douces, ses joues se sont remplies, ses mains ne sont plus des serres d'oiseau et on ne compte plus ses côtes en soulevant à peine le drap. Son corps est plus «plein», même s'il reste encore mince, même s'il manque bon nombre de muscles pour remplir ses tee-shirts trop moulants…

Mais indéniablement, Potter va mieux. Et ce bref moment de «conscience» capté par Emily devrait, selon toute logique, se répéter dans les jours à venir et devenir le prélude à un vrai réveil…

Draco l'espère tout en refusant consciemment de l'espérer. Se préserver. Refuser tout optimisme pour ne pas mourir de déception à nouveau.

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Quelques jours plus tard, alors qu'il s'est presque résigné à ne plus rien attendre, Draco traîne encore dans la chambre de Potter. Enfin, il ne peut pas vraiment parler de traîner quand ça fait trois heures qu'il est là à rédiger un article pour la prochaine publication de Medical Reanimation Review. C'est la douleur dans ses épaules et son poignet qui lui fait poser son stylo pour s'étirer longuement en fermant les yeux. Il est trop tendu, il le sait mais rien n'y fait. Et il n'a même plus le temps – ou l'envie – de se rendre dans sa salle de sport.

Il se frotte les yeux puis se passe la main dans les cheveux avant de finir par se lever pour faire quelques pas en étirant à nouveau son dos. Par la fenêtre, il aperçoit quelques membres du personnel de l'hôpital, en blouse blanche, fumer une cigarette en savourant la chaleur du soleil printanier. L'un d'entre eux a même le visage renversé en arrière pour mieux se gorger de lumière et Draco l'envie brusquement. D'un seul coup, il a terriblement besoin de chaleur, de rayons de soleil sur sa peau, de lumière, d'énergie… D'espoir.

C'est un bruit discret, un peu rêche, qui le tire de sa contemplation du renouveau du printemps. Le bruit d'une déglutition trop sèche, qui racle et qui s'étrangle, et l'image qui lui vient en tête, c'est celle d'un poisson hors de l'eau, qui tente de gober de l'air pour respirer… Un son qui contient une idée de désespoir et de survie.

Aussitôt, il tourne la tête vers le lit où le corps de Potter est toujours immobile, figé dans son apathie. Sa bouche est légèrement entrouverte, ses lèvres roses ressortent au milieu de sa barbe noire qui a eu le temps de repousser; si ce n'était la couleur de son teint et de sa bouche, il aurait l'air d'une statue de cire, pétrifié pour l'éternité. Mais de sa position près de la fenêtre, Draco voit nettement sa pomme d'Adam osciller et lorsqu'il s'approche précipitamment du lit, les yeux de Potter sont spontanément ouverts.

C'est une tempête, ce qu'il ressent… une tempête brutale, violente comme un coup de tonnerre, douloureuse comme un séisme. Et lorsqu'il se penche au-dessus du visage de Potter et qu'il croise un regard – son regard –, c'est un raz-de-marée d'émotions, de joie, de soulagement, d'espoir, de détresse et de bonheur qui le submerge.

– Potter? Potter?! Merde!…

Draco se mord la lèvre pour se contenir, le raz-de-marée a gagné ses paupières, toute l'humidité de sa bouche trop sèche a dû migrer vers ses yeux… Potter est . Il le fixe. La lueur de conscience est bien présente dans son regard. Quelque chose lui dit même qu'il le reconnaît et ses lèvres esquissent un mouvement, une ébauche de sourire ou de mot.

– Potter, c'est Draco. Tout va bien. Tu es à Sainte-Mangouste, à l'hôpital… Les types du Département des Mystères t'ont sorti de là où tu étais et tu es resté dans le coma plusieurs semaines… Ça va aller maintenant. Tu es en sécurité, tout va bien se passer… Serre-moi la main si tu m'entends.

Draco a glissé ses doigts dans la main inerte de Potter, il la presse urgemment en espérant une réponse mais rien ne vient. Et puis les traits de Potter s'affaissent de façon presque imperceptible, ses lèvres refermées se figent et son regard se vide tout en se révulsant légèrement. Potter est reparti.

Le cœur au bord de l'implosion, Draco lâche la main de Potter pour poser la sienne sur son visage, pour caresser sa joue, son front, passer ses doigts dans ses cheveux. Comme s'il espérait le retenir, le faire revenir vers lui. Et sans pouvoir s'en empêcher, il parle, avec l'espoir irrationnel que Potter l'entende, avec le besoin de dire des mots comme une promesse, avec la nécessité viscérale de tenir cette promesse.

– Ça va aller, Harry, je te le promets. On va bien s'occuper de toi. Les infirmières vont te bichonner, Emily est là aussi, et moi je suis là tous les jours. Tu vas t'en sortir, c'est juste une question de temps… Tout va bien se passer, tu entends; on va tous prendre soin de toi. Tu vas te réveiller dans quelques jours, maintenant. Il faut juste t'accrocher. Tu vas faire ça pour moi, d'accord? Tu vas t'accrocher et tu vas revenir avec nous…

Il le dit autant pour lui que pour Potter; il y croit presque, il a besoin d'y croire. Il est sans doute pathétique mais personne n'en est témoin et ça n'a pas beaucoup d'importance. Potter était là il y a quelques secondes, Potter l'a vu, l'a regardé, l'a reconnu – Draco en mettrait sa main au feu –, et c'est tout ce qui compte. L'espoir ne semble plus si déraisonnable à présent, Potter n'est plus si loin, et cette idée soulève une nouvelle bouffée de soulagement et de bonheur en lui. Merde. Pour un peu, il aurait presque envie de le prendre dans ses bras et de le serrer contre lui aussi fort qu'il est soulagé… À lui casser quelques côtes, sûrement, et Potter n'est vraiment pas en état pour ça! Ses propres pensées lui arrachent un sourire et un reniflement en même temps, mais Draco ne s'en aperçoit même pas. Il se contente de caresser encore et encore le visage de Potter, les doigts dans ses cheveux, retraçant du pouce sa pommette encore trop saillante.

– Accroche-toi… Je t'en prie. Tu me dois bien ça… Et s'il faut te soudoyer à coup de café et de chocolats, ce n'est pas un problème, ajoute Draco avec un rire étranglé. S'il-te-plaît… Il faut revenir, maintenant.

Draco renifle à nouveau. Il est ridicule et pitoyable, et il s'en fout. Ses doigts quittent un instant le visage de Potter pour essuyer ses propres paupières. Il pourrait supplier, s'il le fallait…

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Cinq jours passent et Draco n'a pas remis un pied dans la chambre de Potter. La violence de ses émotions ce jour-là l'a effrayé. Il s'est senti trop remué, trop impliqué. C'est une autre forme de violence envers lui-même mais il préfère se tenir à distance et retrouver une position plus professionnelle. C'est un crève-cœur de passer dix fois par jour devant cette porte sans l'ouvrir, c'est un crève-cœur de ne pas avoir simplement vu Potter depuis cinq jours, mais c'est plus sain.

Il s'est même désisté de son cas: il laisse systématiquement l'autre médecin se charger de ses prescriptions ou d'aller l'examiner. Il n'ouvre plus son dossier, ne consulte plus ses résultats biologiques, il ne demande plus aux infirmières son score de Glasgow, ni leurs impressions. Il ne se mêle même plus des conversations qui parlent de Potter, et pendant les transmissions ou les briefings, il tente de faire la sourde oreille. Il ne veut rien savoir. Si Potter finit par sortir réellement du coma, il le saura à un moment ou à un autre et de toute façon, il ne peut rien faire d'autre qu'attendre.

Il sait aussi que les infirmières jasent un peu sur son changement de comportement. Jamais devant lui, bien sûr, mais parfois, il sent qu'il interrompt des conversations, qu'on lui jette des regards intrigués ou circonspects, qu'on le regarde avec une pointe d'incompréhension. On parle de lui derrière son dos, on parle sur lui. Personne ne comprend mais ça lui est bien égal. Il préfère passer pour un bourreau de travail sans cœur que pour un faible, ou quelqu'un qui a… franchi la limite. Il doit rester professionnel; il en va de sa réputation, de la réputation de son service…

Et puis, honnêtement… S'il y avait un vrai souci avec Potter, il ne serait pas certain de pouvoir prendre les bonnes décisions, en toute impartialité ou en toute objectivité. De la même manière qu'ils ne doivent pas soigner un de leurs proches ou un membre de leur famille, il se sent trop impliqué pour être complètement rationnel s'il devait prendre une décision lourde de conséquences. Arrêter les soins parce que Potter ne se réveille pas, par exemple…

Alors, il se tient loin de cette porte, loin de ce dossier, loin de ce corps qui végète au fond d'un lit et il s'abrutit de travail, de gardes de nuit, d'heures supplémentaires et c'est très bien comme ça. Il est là tous les jours; jamais bien loin mais jamais dans cette chambre. De toute façon, il n'a pas grand-chose de mieux à faire, sa présence presque continuelle pallie aux absences de ses collègues et l'épuisement est bon pourvoyeur de sommeil.

Alors, quand il quitte le service, il va s'écrouler sur son lit d'un seul bloc, parfois même sans manger et quand il se réveille aux aurores, c'est pour retourner dans son service et auprès de ses patients. Il a annulé les dîners gastronomiques, il a déserté la salle de sport, il a délaissé le bar gay, les épiceries, le torréfacteur, il a oublié jusqu'à l'idée-même des mains d'une masseuse sur son corps… Il s'en tient à l'essentiel: travailler, dormir quand il ne tient plus debout, manger de temps en temps. Et attendre que le temps passe.

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Heureusement, il y a encore Emily qui vient le secouer de temps en temps. Emily qui s'est offusquée de cet éloignement – de cette fuite – de la chambre de Potter. Emily qui le lui a reproché: «Potter n'a aucune visite!» lui a-t-elle crié un jour, à l'abri d'un sortilège de silence. «Il n'a personne! Tu es le seul avec qui il a un lien ici, aussi ténu soit-il. Si tu ne vas pas le voir, si tu ne veux plus lui parler, pour qui aurait-il envie de revenir?!».

Draco lui a donné raison. Entièrement raison; mais il ne peut pas, c'est plus fort que lui. Il ne veut plus subir ces espoirs vertigineux suivis de chutes abyssales, il ne veut plus subir ces maelstrom d'émotions qui le laissent vidé, épuisé et pantelant; il ne veut plus subir. Il est là mais il ne veut pas être trop près.

Emily n'a pas vraiment compris – sans doute parce qu'il ne lui a pas tout dit –, mais elle a cessé d'insister. À la place, elle lui a glissé qu'elle parlait de lui à Potter, qu'elle lui disait qu'il n'était pas loin, qu'il avait passé des heures à son chevet, qu'il s'inquiétait pour lui même s'il n'était plus aussi présent… Lorsqu'elle lui a dit ça, Draco a tenté de toutes ses forces de ne pas paraître embarrassé. Il ne sait pas bien s'il a réussi mais à force, Emily s'est montrée moins incisive. Plus… compatissante.

Et puis surtout – sans vouloir vraiment se l'avouer –, il compte sur elle, à la fois pour bichonner Potter, et à la fois pour lui rapporter ses évolutions les plus notables. Et Emily joue le jeu, mine de rien, sans en avoir l'air… De petites informations, brèves, superficielles, au cours d'une discussion ou en évoquant un autre patient. Potter qui a de plus en plus souvent les yeux ouverts, même s'il ne communique pas, Potter qui baille spontanément, qui déglutit, qui réagit de façon systématique et franche à la douleur… Potter qui sursaute sur une porte qui claque.

Potter qui n'est pas encore complètement là mais qui réagit de plus en plus à son environnement.

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Et c'est Emily, bien sûr, qui vient le trouver un soir pour l'inviter à boire un verre avec elle après le travail. Un peu surpris, Draco accepte tout de même; ça fait des semaines qu'il n'est pas sorti de chez lui pour aller ailleurs qu'au travail et un verre ne sera pas de trop pour affronter les affres de ses mauvaises nuits.

Ils s'installent dans un pub, non loin de l'hôpital, et commandent une bière et un fish and chips chacun. Autant en profiter pour manger un morceau, il n'aura plus qu'à se coucher directement en rentrant…

Ils parlent de tout et de rien, du printemps qui s'installe plus franchement, du service, de la nouvelle infirmière que personne n'apprécie trop, de la reprise du travail pour Emily, de son bébé qui ne quitte plus son doudou-lapin… Et puis la conversation arrive là où elle voulait sans doute la mener: vers Potter et son réveil progressif.

– Tu sais qu'il m'a serré la main aujourd'hui?

Imperceptiblement, Draco frémit et un reste d'espoir sursaute au fond de son ventre.

– Un simple réflexe…

– Non, répond Emily en passant un doigt circulaire sur le rebord de son verre. Il serre la main à la demande, il ouvre les yeux à l'appel de son nom, de temps en temps il fixe le regard… Il est presque là, Draco, tu devrais retourner le voir. Je suis sûre que tu obtiendrais plus de résultats que nous…

Cette nuit-là, des cauchemars reviennent le hanter, à base de Potter comateux et décharné au fond d'un lit, que Draco appelle sans relâche d'une voix désespérée «Reviens Potter, tu me dois bien ça!» Et lorsque Potter finit par se lever de son lit, c'est un inféri qui poursuit Draco à travers le dédale de couloirs de son service jusqu'à ce qu'il se réveille en sueur et essoufflé.

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À contrecœur, un peu honteux, Draco retourne enfin dans la chambre de Potter. Il est tard, il a fini sa journée depuis longtemps, mais il a traîné sur des paperasses inutiles et de vieux dossiers pour retarder l'échéance. Attendre que l'équipe de jour soit partie, que l'équipe de nuit soit affairée sur le tour du soir; attendre que la voie soit libre, discrètement, tout en faisant mine d'être occupé de son côté…

Quand il pousse cette porte qu'il n'a pas franchie depuis des jours, la pénombre règne dans la chambre et les rideaux sont tirés sur le soir qui tombe doucement au-dehors. Les infirmières ont mis en place des habitudes très routinières, très rythmées, pour aider Potter à se repérer dans le temps, et à présent pour lui, c'est la nuit. Seule la lueur des réverbères traverse les rideaux pour se projeter sur le mur à l'opposé du lit et une petite veilleuse dans la salle de bains aide les infirmières à faire leurs soins sans allumer trop de lumières.

Draco s'approche en silence. Potter semble dormir, immobile, la respiration calme et paisible. Dans la pénombre de la chambre, il ne distingue pas complètement ses traits mais il est surpris de trouver que Potter a plutôt bonne mine. Ses joues sont plus pleines, ses cheveux ont été coupés, ses cernes se sont effacés et sa barbe a retrouvé sa longueur habituelle. Il a le visage que Draco a toujours connu, celui que Potter a après quelques jours de repos et quelques repas plantureux, celui qui s'apprête à rire ou à faire un clin d'œil, celui dont les petites rides aux coins des yeux plissent quand il sourit. Inconsciemment, il s'attend même à cela: le voir ouvrir les yeux et sourire de sa présence, oser une plaisanterie un peu tendancieuse et lui faire un clin d'œil… Mais Potter est plongé dans le sommeil – ou dans le coma.

Draco ne sait même plus pourquoi il est là, si ce n'est pour faire plaisir à Emily. Sa présence ne changera rien et Potter n'est plus son patient. Il ferait mieux de rentrer chez lui, de manger un morceau s'il reste quelque chose de comestible dans ses placards et de se coucher. Au lieu de ça, Draco se laisse tomber dans le fauteuil des visiteurs, épuisé de lassitude et de découragement. Il se renverse contre le dossier, la tête en arrière, presque prêt à dormir là tellement il n'a ni le courage ni l'énergie de bouger.

C'est à nouveau un bruit infime qui le fait sursauter et le tire de sa léthargie, le bruit d'une main qui gratte sur les draps. D'un bond, il est assis au bord du lit, juste à côté de Potter dont les yeux verts sont grands ouverts et le regardent. Pétrifié d'émotion, Draco esquisse un pâle sourire, sans doute un peu tremblotant et il sent ses propres yeux qui piquent un peu. L'étau de soulagement qui oppresse son cœur l'empêche presque de respirer. Sans hésiter, il glisse ses doigts dans la main de Potter et la presse d'une force sans doute trop virulente mais c'est plus fort que lui. Et le plus beau, c'est quand il sent une pression en retour, les doigts de Potter qui étreignent légèrement les siens, comme une réponse, une forme de reconnaissance… un salut.

– Potter, c'est moi. Tu m'entends?!

Et de nouveau, il y a cette pression sur sa main, qui résonne jusque dans son ventre, et si ce n'était pas assez pour lui prouver la réalité des choses, Potter a ce clignement appuyé des paupières qui est presque un acquiescement. À travers l'émotion, le sourire de Draco s'agrandit un peu plus. Il se sent pris d'un enthousiasme incroyable, d'une effervescence surprenante.

– Bon sang! balbutie-t-il. Tu vas rester avec nous, maintenant, hein?!

Et Potter a beau refermer les paupières, il reste cette main qui serre la sienne et cette bouche qui s'étire doucement sur les côtés et dont l'ébauche de sourire illumine le visage.

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À partir de ce jour-là, le réveil et la récupération de Potter sont bien plus rapides. Hormis ses cycles de sommeil la nuit et parfois en début d'après-midi, il est conscient le reste du temps, il répond aux ordres simples comme serrer la main, ouvrir les yeux ou la bouche quand les infirmières lui font avaler les quantités industrielles de potion qu'il doit prendre chaque jour. Sa faiblesse est encore importante mais de plus en plus, il est capable de soulever la main, de tourner la tête ou d'accompagner les gestes du kiné qui le manipule. Et s'il ne parle pas, il sourit et il hoche la tête ou les paupières pour acquiescer. C'est encore pauvre mais en quelques jours, ce sont tout de même des progrès fulgurants.

Et à présent qu'il est sorti du coma, sa prise en charge a bien changé. En plus des potions nutritives et énergisantes qui pourraient faire s'envoler un troll, le neurologue a prescrit toute une série de potions spécifiques pour accélérer sa récupération et ses réflexes. Les infirmières ont recommencé à le nourrir par voie orale maintenant qu'il peut déglutir correctement et une armée de petites mains s'occupent de rééduquer ses articulations et ses muscles. Et en permanence, Potter se prête de bonne grâce à toutes ces manipulations, même douloureuses ou épuisantes, il sourit et il a toujours cette façon de cligner longuement des paupières comme s'il voulait saluer ou remercier celles et ceux qui s'occupent ainsi de lui.

Draco, lui, observe tout ça de loin, avec un regard un peu extérieur. Il ne se fait plus de souci pour Potter; passé le cap du réveil, il sait que le reste suivra: son corps a déjà récupéré de sa captivité et de sa dénutrition extrême, son cœur et ses reins vont bien, il n'y a plus que la récupération neurologique qui reste une inconnue. Quoi qu'il en soit, s'il espère que Potter n'aura aucune séquelle à l'issue des semaines difficiles qui l'attendent, en être là aujourd'hui est déjà un petit miracle. Alors le reste le rend un peu philosophique: Potter récupérera autant qu'il le pourra et ce sera déjà merveilleux. L'essentiel, c'est qu'il soit encore là, et à ce sujet, Draco n'a aucun doute: c'est bien Potter derrière ce sourire pétillant, derrière cet éclat dans le regard ou ces deux ou trois clins d'œil qu'il lui a déjà fait quand Draco ose une plaisanterie. Des petits riens mais qui sont une véritable signature.

Alors, pour la première fois depuis des semaines, Draco s'octroie un petit jour de congé – ou de repos, plutôt. Une journée entière sans mettre un pied à l'hôpital, sans voir ni un collègue, ni une infirmière, ni un patient, sans ces odeurs de désinfectants et de potions qui parsèment les couloirs, sans une goutte de ce breuvage immonde qu'ils appellent du café. C'est une journée un peu étrange, vide, désœuvrée. Après une grasse matinée comme il n'en a pas fait depuis longtemps, Draco tourne en rond dans son appartement, il lit sans parvenir à se concentrer, il range un peu sa bibliothèque, il grignote sur un coin de table… Il est là sans être là, incapable de s'abandonner complètement à cette journée de repos. Dans l'après-midi, il finit par s'allonger sur son canapé, devant un feu de cheminée, et par s'endormir paisiblement.

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A samedi prochain

La vieille aux chats