Thor était familier avec les invasions. Si souvent, il lui fallait intervenir pour les empêcher, ou y mettre fin, quand un protectorat d'Asgard était pris d'assaut par des pirates ou des brigands ou un royaume hostile ou même une armée de blaireaux irrités par la venue précoce de l'hiver et cherchant une réserve de viande abondante.
Il connaissait intiment les invasions du point de vue du défenseur. Mais se retrouver dans le rôle de l'envahi, c'était une première pour le Tempétueux. Et pour Asgard tout entier, pour être honnête.
Qui oserait, en vérité ? Pas seulement lancer l'attaque, mais concevoir l'idée de lever la main contre le Royaume d'Or, sur leur propre terrain, avec leurs armées et leurs murailles et Heimdall le toujours vigilant montant la garde et prévenant de la moindre hostilité provoquant des remous dans la vaste tranquillité de l'Arbre-Monde ?
Apparemment, les Elfes Noirs. En son for intérieur, le dieu du tonnerre devait confesser une pointe d'ahurissement devant leur culot, mais cette étincelle se retrouvait prestement ensevelie sous une rage nettement plus familière et confortable, l'ire du guerrier ayant été témoin de la profanation de son sanctuaire, la furie de l'homme qui voyait ce qu'il chérissait piétiné et menacé comme si cela n'avait aucune importance, ne méritait aucun respect.
Les Elfes Noirs offraient un argument de poids afin de remplacer les jotunns comme la cible de son mépris – dernièrement c'était difficile de trouver la force d'insulter nonchalamment les géants bleus, alors qu'il se rappelle les accusations lancées par Loki, la conviction de Loki que le sorcier brun aurait été tué par son propre frère seulement pour être né avec la peau bleue et des yeux rouges, le propre frère de Thor ne lui fait plus confiance et ça brûle, de savoir que c'est sa faute, que Loki a fui loin de lui car il craignait la haine de Thor – comment ne pas haïr ces pestes aux oreilles effilées, au teint blême après leurs crimes ignobles ?
Ils avaient attaqué Asgard. Ils avaient envahi dans le but d'enlever Jane, une Midgardienne dont le corps et le mental étaient menacés de destruction par l'un de leurs artefacts, pour utiliser cet artefact à des extrémités néfastes. Leur meneur avait essayé de tuer la Reine d'Asgard, Frigga, la mère de Thor.
Oui, Thor comprenait la soudaine soif de sang d'Odin. L'âme du prince frémissait du désir de rétribution, de l'envie d'abattre Mjollnir sur des crânes incapables de résister au choc jusqu'à ce que la planète fusse un gigantesque charnier bon à engraisser les corbeaux et les chiens sauvages.
Mais Frigga avait refusé de laisser son fils lâcher la bride à ses instincts de guerrier enragé. Lui avait rappelé que Jane avait besoin d'aide, et pour tout le savoir et toute l'habileté des guérisseurs en Asgard, ceux-ci avaient trouvé les limites de leur art pour ce qui était de séparer l'Ether de Jane sans que la frêle constitution Midgardienne de la jeune femme ne se brise sous le coup du traumatisme.
Seuls les Elfes Noirs conservaient ce savoir, étaient en mesure de sauver la vie de Jane – et cela signifiait leur offrir l'opportunité de réaliser leur plan démentiel d'éteindre chaque source de lumière que recelait l'Univers.
Cette perspective avait déplu à Odin, autant qu'elle avait déplu à Thor. Seulement, c'était difficile de protester contre une suggestion de Frigga, surtout quand la Reine agissait après avoir reçu une intuition – les prémonitions pouvaient être sollicitées, elles pouvaient être calculées par des moyens ésotériques ou mathématiques, ou parfois, très rarement, elles surgissaient sans crier gare, dégringolant dans la psyché du premier organisme à même de les transmettre ou d'en faire usage, et quand cela arrivait, c'était généralement important.
Assez important pour que la sauvegarde de l'Univers en dépende, comme dans le cas présent.
Thor en grinçait des dents dans le cas précis – la prophétie était peu souvent agréable à entendre ou à laisser se dérouler, et il remerciait grandement les Nornes de ne disposer d'aucun don pour avoir à les proférer, mais actuellement, la route à suivre était plus que simplement inamicale, elle s'avérait franchement répulsive.
Mais Jane se mourait un peu plus à chaque seconde où l'Ether demeurait lié à ses atomes, et la vie d'un Midgardien était déjà si éphémère. Il voulait passer si longtemps avec elle, et elle disparaîtrait du monde toujours trop tôt. Quel droit avait-il, de raccourcir drastiquement le nombre des jours dont elle disposait encore, alors qu'il était en son pouvoir de préserver ce nombre diminuant inexorablement ?
Thor s'était donc incliné devant la prophétie, avait réquisitionné un esquif afin de pouvoir emprunter l'un des rares passages entre les Neuf Mondes qui n'avait pas été refermé, ou placé sous étroite surveillance par un potentat local, et s'était rendu dans les ruines désolées de Svartalfheim en compagnie de Jane, de Sif et du Trio Palatin pour accomplir la libération de l'Ether.
Malekith et les survivants de son armée les y attendaient, bien entendu. La suite avait été brutale et confuse, à la manière des batailles soudaines où les combattants faisaient foin des stratégies et tactiques pour ne se soucier que de décharger leur hargne sur l'adversaire, et l'entraînement d'un Ase de souche royale et de ses proches vassaux leur permettait de devenir absolument redoutables dès qu'il s'agissait de défier le sort penchant en leur infériorité numérique, mais les Elfes Noirs avaient choisi le cafard pour emblème animal, d'une rapidité désolante quand on cherchait à les écraser et quand votre talon s'abattait enfin sur eux, il fallait répéter l'acte à une douzaine de reprises pour que la maudite bestiole rende les armes et se résigne à son destin de tache puante sur le sol.
Dans le désordre général, Malekith avait patiemment attendu la première opportunité d'arracher l'Ether de son hôte humain pour se l'approprier – et Jane avait été si petite alors qu'elle s'écroulait sur la terre noirâtre et stérile, un grondement de tonnerre s'était extirpé de l'être de Thor sans qu'il puisse rassembler la force ou même la volonté de le retenir, un grondement accompagné d'une décharge assez intense et aveuglante pour vaporiser trois douzaines d'elfes autour de lui, les réduire à de pitoyables ombres indistinctes sur la poussière sèche.
Malekith l'avait regardé et battu en retraite. Le Tempétueux aurait voulu prétendre que la peur seule motivait le cafard pâle, mais quand vous disposiez de l'Ether, de la capacité à réécrire votre environnement d'un claquement de doigts, il était probablement difficile de considérer quoi que ce soit comme une sérieuse entrave à votre santé physique. Et le dernier regard de Malekith n'avait contenu que le simple mépris d'un homme en mission décrottant ses bottes avant de se mettre en route, un mépris déclarant qu'il avait tellement plus urgent à faire, que ces fadaises ne méritaient pas son attention.
Et bien, il faudrait que le dieu du Tonnerre démontre à ces oreilles déformées le niveau d'attention qu'il méritait, parce qu'il objectait beaucoup au projet mégalomane de l'elfe. Vraiment beaucoup.
Ce serait sur Midgard, parce que la Convergence se déchaînait virulemment sur la Terre du Milieu, et une planète où la réalité souffrait d'instabilité constituait le parfait terrain pour lancer un rituel majeur – Thor avouait sans honte son ignorance en matière d'arcane avancé, il ne faisait que répéter bribes et miettes apprises dans le voisinage de Loki quand le sorcier brun plongeait dans une transe scolastique, mais il savait néanmoins les bases.
L'ami Fury serait vraisemblablement contrarié. Le Midgardien au teint sombre avait des opinions sur le reste des Neuf Mondes perturbant la paix de sa planète.
