En retard. Il était en retard.

Alors Sana avait, après plusieurs jours à ruminer, enfin trouvé le courage de demander à Juzo de voler pour elle des documents concernant l'affaire de la ghoul meurtrière et qu'elle lui avait donné rendez-vous dans un lieu et une heure précis, il n'était toujours pas là. Se délectait-il de la faire poireauter assise à une table, seule ? Bien sûr, il n'y avait ici rien de désagréable, bien au contraire. Chaleureux et calme, elle trouvait en ce petit restaurant, une atmosphère reposante qui rendait l'attente quelque peu plus supportable.

Cet endroit, elle ne l'avait pas choisi par hasard. Non sans compter sa décoration charmante et son café presque aussi complexe que celui qu'elle avait l'habitude de boire, c'était ses employés qui avaient su retenir son attention. Tenu par des ghouls, cet établissement était connu dans le milieu. Assurant le service, de jour, pour une espèce, et de nuit pour l'autre, il représentait un refuge et une sécurité pour beaucoup, et la brunette en faisait partie. Eh oui, parce que l'Antique n'était pas le seul à servir d'exil aux parias de cette société humanisée, elle avait décidé de rencontrer cette drôle de colombe dans un lieu où ses congénères ne seraient pas loin. Puisqu'elle s'apprêtait à discuter avec l'ennemi, yeux dans les yeux, elle avait trouvé la perspective de savoir les siens autour d'elle rassurante. Elle avait déniché là, un moyen de se sentir en sécurité, tout en évitant d'attirer des ennuis à ses proches. C'était aussi simple que ça.

Mais toutes ces précautions lui paraissaient bien inutiles à présent qu'elle se retrouvait assise ici bas sans personne en face d'elle. Elle avait déjà commandé deux tasses de café sans que le jeune homme qui devait la rejoindre ne montre le bout de son nez. Elle commençait peu à peu à abandonner l'espoir de le voir arriver, lorsqu'enfin, elle le vit passer la porte en souriant.

« Je suis là ! s'écria-t-il en passant le seuil. Je me suis perdu. Cet endroit est difficile à trouver ! »

Tout en venant prendre place à la table de sa camarade, l'inspecteur laissa son regard curieux observer les alentours. Pas d'excuses pour son retard, même pas un bonjour, rien. Face à cela, Sana ne trouva d'autre solution que de rester silencieuse. Comment pouvait-elle oser dire quoi que ce soit ? Au moindre mot de travers, il pourrait la dénoncer sans une once d'hésitation. Elle avait déjà été assez imprudente lors de leur dernières rencontre, elle ne pouvait se permettre de continuer à jouer ainsi sur le fil du rasoir. Alors, même si son comportement ne lui plaisait guère, elle ne prit pas le risque de le froisser. Mais après tout, aurait-elle seulement osé faire une réflexion si Juzo avait été un humain ordinaire ? Sûrement pas.

Le mutisme de son interlocutrice ne sembla, du côté de l'immaculé, pas vraiment déranger. Après avoir laissé ses yeux carmins balayer la pièce, il commanda une pâtisserie qui, une fois arrivée à leur table, ne fit pas long feu. S'affalant sur la table pour épargner à sa cuillère le trajet de l'assiette à sa bouche, le jeune homme sembla prendre soin à ne laisser échapper aucune miette. Comme un enfant affamé, il ne surprit personne lorsqu'il lécha même le glaçage laissé sur la céramique. Mais comment ce garçon avait-il été élevé ? La brune s'en trouva scandalisée, tant et si bien que pour se calmer, elle enfonça son visage dans sa tasse, buvant d'une traite, la liqueur encore bouillante. Pourtant, une fois de plus, elle ne prononça pas un mot à ce sujet. Elle garda lèvres closent, les pressant l'une contre l'autre. Que sa vie était frustrante.

« Au fait, reprit le gourmand après son festin, je t'ai rapporté ce que tu m'avais demandé. »

Accompagnant ses paroles, il posa sur la table un dossier aux rabats glacés.

« Ta-dam ! »

Immédiatement happée par le petit tas de feuilles, Sana déposa sa tasse et s'en saisit sans plus de patience. Parcourant les pages, elle se plongea dans les rapports et témoignages que renfermaient les documents.

« J'ai aussi trouvé ça, ajouta l'inspecteur en posant une petite peluche blanche aux côtés des papiers déjà éparpillés. Il m'a fait penser à ton chien. »

Aussitôt les yeux relevés des paragraphes, la brune stoppa son souffle. Ce jouet, elle le reconnut à l'instant même où son regard se posa dessus. Grisée par la pluie de ce funeste soir, la petite boule blanche paraissait attendre que sa propriétaire le prenne dans ses bras, tandis que ses yeux, eux, semblaient hurler les mots : "toujours on se retrouvera". Le voilà de retour auprès d'elle. Le dernier souvenir que lui avait laissé Fujio. Le dernier présent. Il lui était revenu et plus jamais elle ne le laisserait. À lui était resté accroché un bout de son père et ainsi, pour toujours, elle aurait l'impression de le sentir de nouveau à ses côtés. Émue, Sana caressa alors un instant la petite peluche de chien que Juzo avait déposé devant elle sans se douter un instant de ce qu'il représentait. L'inspecteur n'était peut-être pas si mauvais après tout. Même si ce n'était pas volontairement, il lui avait ramené un bien précieux.

Mais ne se laissant pas distraire plus longtemps, la jeune fille reporta rapidement son attention sur les documents. Les informations qu'elle cherchait ne se trouvaient pas dans la nostalgie.

Affaire NºXXX

Chef de Patella

Rang C

Kagune ailé

Aucun physique établi / identité inconnue

Voilà ce que la fiche de présentation laissait apparaître. Il n'était pas étonnant que ce genre d'affaires passent de mains en mains sans résultats. Non seulement le criminel en question n'était pas bien classé, mais en plus de ça, ils n'avaient vraisemblablement aucunes informations sur lui. Sana retînt un soupir et s'accrocha à son espoir. Peut-être la suite renfermait-elle des choses plus intéressantes :

Patella :

Organisation au schéma bien défini. Vise exclusivement les jeunes filles d'une vingtaine d'années, de corpulence et taille moyenne, le plus souvent de cheveux noirs. Victimes retrouvées sans traces de prédation, mais toutes ont une blessure commune ; les rotules brisées.

Ses membres ne laissent aucune trace. Seuls quelques individus ont pu être identifiés.

Ainsi, cela expliquait pourquoi le meurtrier avait semblé la prendre en grippe ce soir-là. La description de leurs victimes types correspondait à son physique, et sans nul doute que la pauvre fille qu'ils avaient trouvé auprès de lui était également dans cette catégorie. L'assassin faisait donc partie de ce groupe de ghoul, traquant les jeunes femmes, dans un but bien mystérieux. Avec un peu de chance, peut-être faisait-il partie des membres identifiés ? Elle tourna la page.

Au verso, une liste de suspects se découvrit à elle. Des noms, des photos, des histoires. Étalant sur la table les feuilles les unes à côté des autres, elle analysa attentivement chaque cliché, chaque mot, chaque identité qui pourrait lui paraître familière. Elle resta là, à balayer d'un regard de concentration extrême les papiers jusqu'à ce qu'une image lui saute aux yeux. Là ! Sur la page 12, un homme se dessinait sous des traits qu'elle connaissait. C'était lui, elle en était certaine ! Son visage était imprimé dans sa mémoire.

Aussitôt qu'elle l'eut reconnu, elle se raidit, empreinte à la panique. Comme si son corps avait cru qu'à travers cette photo l'assassin se trouvait encore capable de lui faire du mal, elle sentit ses muscles se contracter. Décidément, la peur qu'elle avait ressentit ce soir-là l'avait bien plus marquée qu'elle ne l'imaginait. Elle qui ne pensait avoir récolté de cet événement que des larmes et un deuil, s'était lourdement trompée.

Alors qu'elle était en train de se remémorer la scène de leur rencontre dans un frisson d'horreur, un index posé brusquement sur l'objet de sa fixation la ramena subitement dans le monde des vivants :

« Eh, regarde qui vient d'entrer, lui annonça Juzo à voix basse. C'est lui, non ? »

Suivant son regard, Sana en eut le souffle coupé. Elle ne pouvait en croire ses yeux. Oui, c'était bien lui. Comment était-ce possible ? Quelles étaient les probabilités ? Il se tenait là, à quelques tables à peine, venant de s'installer en souriant à une serveuse. Le voir ainsi, aimable et courtois la contraria grandement. Comment pouvait-on paraître si poli et avenant lorsque le jour brillait et si barbare et cruel dès lors que la nuit se levait ?

« C'est fou, on dirait que le scénariste de ta vie ne savait pas comment faire avancer les choses, ajouta l'inspecteur d'un rire moqueur. »

Oui, la coïncidence était folle mais elle l'arrangeait bien, puisque la jeune fille n'aurait jamais su comment retrouver cette ghoul dans Tokyo. Et puis, n'était-ce pas plus poétique de dire que le destin s'était arrangé pour les faire se rencontrer de nouveau ici ?

Leurs deux paires d'yeux scrutèrent alors sans gêne le nouvel arrivant. Le détaillant sans oser faire quoi que ce soit, le duo resta quelques éternités immobiles. Finalement agacé par leur insistance, le concerné fini par se lever pour les rejoindre et posa un poing se voulant préventif sur leur table :

« Eh ? s'exclama-t-il les sourcils froncés. Vous voulez ma photo ?

- Non merci, on en a déjà une, répondit simplement la colombe. Et ce n'est pas votre meilleur profil. »

Visiblement intrigué par les dires du jeune homme, le suspect vint se placer à leur hauteur, plongeant son regard sur les papiers disposés en vrac sur la table. Attrapant avec nonchalance la fiche le concernant, il paru l'étudier quelques secondes avant de reporter son attention sur les attablés.

« Où est-ce que vous avez chopé ça les jeunes ? demanda-t-il soupçonneux. »

Cette demande d'explication affola la brune, qui ne sût quoi répondre. Comment se justifier ? Même s'il n'était pas évident de deviner comment ils avaient pu se procurer ces documents, il était aisé de comprendre pourquoi ils en avaient besoin. Le moment dû face à face se devait d'arriver, tôt ou tard, mais elle ne s'était pas préparée à ce qu'il se produise ici et maintenant. Si elle ne pouvait faire face à cet individu une fois de plus, il valait mieux pour elle de fuir, et vite. Sana n'était pas très douée en improvisation et, alors qu'elle se creusait les méninges pour trouver une solution de repli, Juzo quant à lui se trouvait bien bavard. N'écoutant que d'une oreille distraite son camarade, elle en capta assez pour comprendre que ce qu'il déblatèrait se rapprochait bien trop de la vérité à son goût. Racontait-il à ce menaçant suspect qu'il faisait partie du CCG par pure idiotie ou bien par excès de confiance ? À bien y réfléchir, c'était sûrement les deux.

Fort heureusement pour eux, la ghoul ne sembla pas le croire une seule seconde, et aussitôt qu'il eut compris ce que racontait le gringalet, il se mit à rire à gorge déployée. C'est vrai après tout, qui pouvait croire qu'un garçon comme lui était capable de se battre contre des humanoïdes pratiquement indestructibles ? Personne. La Sana elle-même en doutait fortement. Un sentiment de compassion se mêla soudain à tout le reste. Le pauvre immaculé allait se faire massacrer s'il avait le malheur de trop les provoquer.

Brutalement, une vibration sur la table la fit sursauter. Un téléphone posé non loin du bord dansait sous les sonneries alors que l'attention de sa propriétaire peinait à se concentrer sur le potentiel danger qui se trouvait devant elle. L'appel des notifications semblait parfois plus fort que tout. Un message, puis deux, et voilà une pluie de textos déferlant à l'oreille de la jeune fille sans qu'elle n'ose aller les regarder. Cependant, son anxiété se faisant de plus en plus lointaine, elle finit par céder sous l'obsession de ce signal incessant. Toka, Toka, Toka, encore Toka. Elle ne s'arrêtait plus d'écrire. Qu'est-ce qui lui valait ce harcèlement ?

« Ça va ? Je te dérange pas trop ? la coupa la ghoul en lui prenant son téléphone des mains avant qu'elle n'ait le temps de lire quoi que ce soit. Je vous ai posé une question, et ton copain a décidé de me raconter que des bobards. Alors j'aimerais bien que tu répondes toi. En me disant la vérité si possible ! »

La toisant d'un œil qui n'avait rien d'amical, il ne broncha à aucun moment face à la détresse de la jeune fille. Ce face à face était peut-être bien la chose la plus épouvantable qu'elle pouvait s'imaginer. Ces yeux braqués sur elle la tétanisaient, si bien que même déglutir lui parut impossible. Qu'allait-il faire lorsqu'il la reconnaîtrait ? La brune ne savait pas gérer la colère, c'était un sentiment qu'elle fuyait comme la peste. Les sourcils froncés étaient sans nul doute, l'une de ses pires craintes. Alors, la voilà qui se retrouvait apeurée, sans défense, face à ces orbites de saphir qui attendaient une réponse de sa part.

« Attend une minute, reprit-il après plusieurs longues secondes de silence. Je te connais toi, non ? »

Son cœur rata un battement. Ça y est, il l'avait identifié lui aussi. Elle crut se sentir partir.

« Mais oui ! s'exclama-t-il aussitôt. Quelle coïncidence ! T'es la fille de l'autre soir ! Ju-... »

Avant même qu'il n'ait eu le temps de finir sa phrase, la violence d'un geste le coupa abruptement. D'un réflexe presque surhumain, il avait retenu un stylo dont la mine avait eu pour objectif de se planter au creux de son cou. Qui avait fait ça ? Ce n'était pas Juzo. L'inspecteur aux cheveux blancs observait simplement la scène avec un grand intérêt silencieux. Alors, ça ne pouvait être que sa partenaire, celle qui pourtant était censée être inoffensive. Mais, ce n'était pas non plus Sana qui avait agi. Même s'il était aisé de constater que sa main empoignait encore avec force son arme, la brune n'avait jamais commandé cela. Seule, sa paume avait décidé de le faire taire sans qu'elle conscientise quoi que ce soit.

Lorsqu'elle réalisa ce qu'il venait de se passer, la brune s'empressa de relâcher son emprise sur l'objet. Comment ? Elle ne se savait pas si réactive ! Ses sens avaient-ils pris le dessus sans qu'elle ne s'en aperçoive ? Elle se découvrait des capacités qui la rendait sans voix. Mais l'agréable surprise fut de courte durée car, le regard noir que lui accordait sa victime la fit ravaler toute fierté. L'agacement était devenu rage.

« Toi t'aurais pas dû faire ça, siffla-t-il la mâchoire crispée. »

Aussitôt, animée d'un instinct de survie qu'elle avait toujours ignoré, Sana se dressa face à la colère de son adversaire. Comment trouvait-elle la volonté de lui faire face alors qu'il y a quelques secondes à peine, elle était tétanisée par son simple regard ? Pourquoi cette confiance, qui, elle le savait, était un acte suicidaire, la forçait à soutenir cet air effrayant ? Elle ne voyait en ce courage que de la folie. Elle ne savait pas se battre et n'en avait aucun désir, pourtant, son corps, lui, semblait en avoir décidé autrement. Dans une manœuvre désespérée, elle tenta de le comprendre et lui prêta une oreille attentive. Une petite voix, la petite voix de son organisme, s'entêtait et n'avait de cesse de tenir un discours des moins amicaux à l'encontre de leur agresseur. Elle ne paraissait penser qu'à une seule chose : le démolir.

Mais alors qu'il s'apprêtait à lui donner le premier coup, qui, elle en était persuadée, la mettrait immédiatement K.O, une secousse le désorienta pour le détourner de sa future victime. Tournant soudainement en rond, comme un chien courant après sa queue, il lui fallut quelques instants pour remarquer l'objet à l'origine de sa curieuse danse. Son dos avait été pris pour cible et entre ses omoplates, une dague au manche étrangement taillé avait été plantée.

« Dans le mille ! scanda la voix d'un jeune homme dont la brune avait un instant oublié la présence. Ça me fait 50 points ! Est-ce qu'on paris du nombre de lancers qu'il me faudra pour gagner ? »

Juzo, debout sur sa chaise, s'amusait à faire tourner un second couteau entre ses doigts, comme s'il ne s'était agit que d'un simple stylo. Son regard pétillait d'impatience et la flamme qui dansait sur sa rétine ne demandait qu'à en découdre. Il semblait décidément ravi qu'une bagarre éclate et alors que de son côté, l'excitation prenait le dessus, pour la ghoul, l'heure n'était pas aux réjouissances. L'agresseur ayant enfin réussi à retirer l'arme plantée dans sa chair, avait posé un œil apeuré sur la lame encore maculée de son sang. La terreur glissa sur son visage alors qu'il comprenait à qui il faisait face ; une colombe - qu'il ne souhaitait visiblement pas affronter. Lui qui s'était moqué de ce chétif garçon il y a quelques instants, qui avait refusé de le croire quand il lui avait annoncé travailler au CCG, faisait maintenant beaucoup moins le fier. La colère avait laissé place à la peur et Sana cru même une brève seconde le voir trembler.

Pourquoi un jeune homme si maigre le tétanisait autant ? La plupart des ghouls étaient pourtant assez arrogantes pour se moquer d'une bonne partie des colombes, même lorsqu'ils leurs faisaient face. Mais pas lui. Lui, resta silencieux et immobile un long moment avant de se décider à affronter du regard celui qui venait de l'attaquer. Que craignait-il ? Doutait-il de ses capacités à battre son cadet ? Pourtant, il paraissait évident qu'il aurait l'avantage lors d'un combat. Avait-il quelque chose à perdre à participer à un face à face contre un agent du CCG ? Sans doute, mais quoi donc ?

« C'est une colombe ! hurla-t-il pris d'un soudain élan de courage. »

Il ne fallut qu'un instant pour qu'un vent de panique se répande dans la salle. Son cris se voulant assez puissant pour prévenir ses congénères, il permit aux ghouls de l'établissements de se scindait en deux camps bien distinct ; d'un côté, les plus téméraires se joignaient au donneur d'alerte pour le soutenir, alors que de l'autre, les plus réfléchis se fondaient dans la foule humaine, qui, effrayée par les monstres sanguinaires semblant envahir les lieux d'un seul coup, fuyaient sans demander son reste.

Agard, Sana avait joué les statues comme absorbé par son observation des événements. Ce fut lorsqu'un coup perdu manqua de peu de l'atteindre qu'enfin elle se mit à réagir. Brutalement paniquée à l'idée de se retrouver en plein milieu d'une bagarre, elle se jeta au sol, loin des attaques. L'envie de se battre et d'écraser celui qui été leur suspect s'étant envolée bien loin, elle opta pour une option qu'elle ne connaissait que trop bien : la fuite. Rampant durement entre les tables, elle chercha la sortie d'un regard de désespoir. Son œillade ne lui présenta cependant pas de suite la porte qu'elle imaginait être son échappatoire. Dans sa course plongée dans la poussière, elle aperçut derrière le comptoir, une sexagénaire à la mine dépitée. À ses côtés, quelques serveurs courageux se tâtaient à intervenir lorsqu'ils ne l'interrogeaient pas de coups d'œil réguliers.

Aussitôt, la culpabilité envahit la brune jouant au verre de terre sur le parquet. Ce combat n'était pas anodin. Il était certain qu'après le passage de Juzo, le CCG allait fouiller le secteur avec minutie. Ils étaient condamnés. L'établissement allait fermer ses portes et avec ça, la totalité de son personnel et même quelques clients seraient attrapés. Les colombes ne laissaient rien au hasard. Lorsqu'ils tombaient sur des ghouls, ils s'en servaient souvent pour en débusquer d'autres. Leur paisible petite vie de secret venait d'être détruite, et tout ça, à cause d'elle. Sana avait choisi cet endroit pour se sentir en sécurité, mais avait-elle seulement pensé aux conséquences ? Avait-elle songé à quelqu'un d'autre qu'à sa petite personne au moment où elle avait passé le seuil de ce petit restaurant ?

S'éloignant des remords, la jeune fille atteignit le battant sans se détourner davantage. La mine abattue de celle qu'elle croyait à juste titre être la propriétaire des lieux et de ses employés, la rendait presque malade. Elle n'avait eu de cesse de projeter ses amis à leur place et les hauts le cœur s'étaient invités dès les premières apparitions de leur visage familier. Quel genre de personne cela faisait d'elle ? Abandonner ceux qu'elle avait poussé dans le vide sans le vouloir.

Retrouvant enfin l'air frais extérieur, Sana se glissa contre un mur adjacent avant de laisser échapper un soupir. Mais, ça n'avait rien d'un soupir de soulagement, au contraire, cette reprise de respiration avait tout l'air d'une tentative désespérée de récupérer son souffle après ce surplus d'émotions. Tout en essayant de retrouver son calme, son esprit affolé tentait de remettre les choses dans l'ordre. Le destin avait décidé d'intervenir sans prévenir, comme si la voir piètrement improviser l'amusait. Rien n'était allé comme il le fallait, même ses propres réactions lui avaient semblé dictées par quelqu'un d'autre tant elles avaient été imprévisibles. Et alors qu'elle se serait un bref instant cru capable de se battre contre celui qu'elle cherchait, c'était un agent du CCG qui faisait à présent face à l'ennemi à sa place.

À l'horizon le soleil se couchait déjà. Le ciel, teinté de pourpre aurait pu adoucir les angoisses de cette jeune âme tourmentée, mais il n'en fit rien. Éprise par ses pensées, elle s'enfermait peu à peu dans un monde, loin du réel. Quelle incapable elle faisait !

Une présence vint éclater cette bulle de tourments qui avait pris place autour d'elle. Relevant les yeux en direction d'un nouveau venu sur le trottoir, la brune reconnut celui qu'elle pensait être devenu un fantôme. Juzo, à peine essoufflé par l'exercice qu'il venait de faire, se tenait là, debout, devant elle, lui tendant de sa main droite les dossiers qu'elle avait oubliés dans sa fuite précipitée.

Même pas une égratignure, il n'avait rien. Le sang qui séchait sur ses vêtements et craquelait sur sa peau, n'était pas le sien. Un rictus de plénitude fendait son visage alors qu'il semblait être l'unique survivant de cet établissement sanguinolent. Il en était presque terrifiant. À lui seul, il était donc venu à bout d'un groupe de ghouls. À lui seul, il avait massacré des êtres vivants aux histoires complexes et au futur désormais éteint. Sana resta idiote devant l'image souriante de cet assassin au meilleur de sa forme. Il fallait se rendre à l'évidence, il était dangereux, très dangereux, plus dangereux qu'il n'y paraissait. Il ne fallait même plus envisager de s'approcher de lui à nouveau.

Un poids sur l'estomac, la jeune fille tendit une main se voulant assurée en direction des papiers qu'il lui tendait. Elle ne pouvait pas se permettre de lui montrer une quelconque once de peur car, si tel était le cas, qui sait ce qu'il était capable de lui faire. Comme face à une bête sauvage se nourrissant de terreur et de sang, la moindre faiblesse pouvait se révéler fatale. Du moins, c'est ce qu'elle pensait. Alors, la brunette s'efforça de sourire à son tour. Crispée elle marmonna un merci avant de remarquer du coin de l'œil un bracelet à son poignet qu'elle n'avait pas aperçu jusqu'à lors. À son bras droit, une montre argentée au verre du cadran fêlé scintillait à la lumière du crépuscule. La première chose à laquelle songea Sana, fut qu'elle ne se trouvait pas à la bonne main. Puis, l'observant de plus prêt, le bijou lui parut tout de suite bien plus familier.

« Cette montre... dit-elle d'un ton presque chuchotant.

- Oh ! Je l'ai trouvé sur le cadavre de cette ghoul malpolie, l'informa l'immaculé avec fierté. Comment tu la trouves ? »

Immédiatement, il l'exhiba au regard d'eau de sa camarade. Mais remarquant qu'aucun tic tac ne provenait de l'objet, et qu'ainsi les aiguilles ne bougeaient guère, il se mit à la secouer.

« Elle ne marche même pas ! s'indigna-t-il dans un soupir. »

Alors il l'ota et sans demander son avis à son interlocutrice, il la lui tendit :

« Tiens, j'en veux plus. »

Acceptant ce présent qui n'en était pas un, la brunette analysa la montre avec minutie. Mais ce fut au dos du cadran qu'une gravure lui confirma ce qu'elle savait déjà.

« La montre de Papa... sourit-elle heureuse de retrouver un souvenir de son aîné. »

Ce bijou, elle l'avait toujours connu à son poignet et du plus loin qu'elle se souvienne elle n'avait jamais fonctionné. La brune s'était toujours interrogée. Elle n'était ni pratique, ni esthétique. Fujio ne la gardait que pour le sentiment qu'elle lui procurait. La nostalgie et les souvenirs qu'elle renfermait lui avaient toujours semblé plus précieux que n'importe quelle parure de grande fortune. Sans nul doute avait-elle appartenu à quelqu'un d'important à ses yeux, mais cela, Sana ne le savait pas. Son histoire, elle ne l'avait pas connue.

Cependant aujourd'hui, cette simple montre dont elle n'avait jamais trouvé utilité se changeait soudain en un bien rare et indispensable. Aujourd'hui, comme son père avant elle, elle referma le bracelet sur son bras gauche avec mélancolie. Aujourd'hui, son histoire, elle la connaissait et jamais plus elle ne la quitterait.

« Il avait la montre de Sazuki sur lui ? interrogea Juzo, pensif. Ça veut dire que c'est lui, le tueur, non ? »

Brutalement ramenée à la réalité par la voix peu virile du jeune inspecteur, la brunette fut contrainte à délaisser ses songes pour lui répondre. Oui, il était bien celui qui les avait agressés ce soir-là, elle l'avait su dès son entrée dans le restaurant, pour autant, ça elle ne pouvait pas lui dire. Ainsi, elle opina, silencieuse, d'un air grave. Tout avait été fini si vite. Mais enfin, fallait-il s'en plaindre ?

« Affaire réglée alors ! s'enthousiasma la colombe en posant ses mains sur ses hanches d'une façon se voulant héroïque. »

Oui, les choses s'étaient étrangement bien déroulées. Rapidité et efficacité, voilà les mots d'ordre qui avaient mené leurs recherches. Peut-être même avaient-ils été trop rapides, trop efficaces ? Sana avait encore du mal à y croire. En fait, elle ne pouvait pas y croire. Tout était donc fini ? Sa vengeance avait pris fin aussi vite qu' elle avait démarré. Sans doute lui faudrait-il un peu de temps pour réaliser. Sans doute n'avait-elle pas envie de se replonger dans le chagrin à présent qu'elle n'avait plus d'objet de rancœur. Maintenant qu'elle avait enfin goûter à un autre sentiment que la tristesse, quitter la colère lui faisait peur. Mais la paix la gagnerait bientôt. N'est-ce pas ?

Perturbée. C'était ainsi qu'elle se sentait à présent. Totalement à l'ouest, elle avait rejoint l'Antique après que Juzo lui ait conseillé de quitter les lieux de son crime. "Tu devrais t'éclipser rapidement maintenant. Avec tout ce grabuge, les autorités vont pas tarder à arriver, et s'ils nous trouvent ici ça va barder." Avait-il dit avec l'assurance d'un fauteur de troubles d'expérience. Ils s'étaient quittés sans un mot de plus, après tout, la brune n'avait rien à ajouter, et lui, se fichait bien des au-revoir.

Arrivée devant son immeuble à la nuit tombée, elle avait décidé de monter au café plutôt que de rejoindre son appartement. Elle trouva une salle de service vide et silencieuse. Perturbant pour un lieu regorgeant, en plein jour, de vie et d'agitation. Mais il n'en restait pas moins agréable. C'était un oasis comme celui-ci qu'elle avait détruit en y emmenant Juzo. Un frisson lui parcouru l'échine lorsqu'elle songea au sort prochain des employés du petit restaurant. Et s'ils avaient été ses proches, ses collègues, ses amis ?

Fuyant les mauvaises pensées la gagnant dans cette pièce elle poussa le battant de l'arrière boutique pour se rendre dans la salle de repos. Dans la calme nocturne, elle le trouva là, trônant à sa place, majesté dans sa lumière bleutée. En ses instants troublés, un besoin de se recueillir s'était fait ressentir, aussi elle s'était instinctivement dirigée vers lui. Le piano droit de sa mère adorée. Si ses leçons étaient un souvenir inoubliable, son instrument, lui, était un objet dont elle ne souhaitait en aucun cas se séparer. Mais après la mort de sa propriétaire, Fujio, fou de chagrin, avait voulu s'en débarrasser. Fort heureusement pour la nostalgie de la jeune fille, le patron du café, Monsieur Yoshimura lui-même, lui avait proposé de l'entreposer ici, dans la salle de pause. Ainsi, elle pouvait le garder auprès d'elle sans qu'il ne dérange qui que ce soit, et en échange, elle jouerait quelques mélodies pour les autres employées. Chose qu'elle s'était bien gardée de faire depuis. Avoir un public n'était pour elle pas compatible avec sa passion.

Dans un sourire de mélancolie, Sana vint soulever le cylindre avant de caresser du bout des doigts les touches de ce clavier délicat. À côté de son synthétiseur électrique, cet instrument semblait d'une majesté étonnante. Qu'il était agréable de s'asseoir devant une telle œuvre. La noblesse de l'objet en était presque écrasante, tant et si bien qu'elle n'osa tout d'abord troubler son sommeil. Mais bien vite la fièvre de ses phalanges la gagna et elles se mirent à danser de blanches aux noirs sans plus d'hésitation. D'une douceur extrême, la mélodie s'éleva dans la nuit a peine tombée. Avec souplesse, ses poignets accompagnaient la berceuse des cordes et ses yeux se fermèrent, comme pour l'emprisonner dans ses songes.

GoodBye était le titre de ce morceau. Des mots bien choisis pour ce moment si particulier. Aujourd'hui, elle disait adieu à quelqu'un, au revoir à un être cher qui enfin, pourrait reposer en paix. De par cette musique, qu'elle avait jouée auprès de celle qu'il avait toujours aimé, elle lui transmettait tout ce qu'elle avait sur le cœur. Son chagrin, ses regrets, ses remords, ses excuses. En jouant ainsi, elle laissait échapper la douleur et les souvenirs vinrent la réchauffer dans cette glaciale atmosphère. Une vie de famille épanouie, des sourires, des joies, de l'amour, qu'aujourd'hui, elle ne connaîtrait plus mais qui, aussi étrange que cela puisse paraître, la réconfortait au plus au point.

Bercée par cette mélodie, renfermant tant d'émois, elle n'entendît pas la porte s'ouvrir dans son dos. Derrière elle, une silhouette se dessina dans l'obscurité. Discrète, l'ombre se glissa dans la pénombre jusqu'à la pianiste transie pour finalement écouter avec attention les dernières notes résonner. Aussitôt le calme retrouvé, une voix s'exclama dans un enthousiasme presque palpable :

« Bravo ! C'était magnifique ! »

La musicienne en herbe tressaillit. La surprise était de mise puisqu'elle était persuadée qu'elle se trouvait seule dans le magasin. Se retournant en un sursaut en direction du nouvel arrivant, elle perdit toute sa souplesse pour se raidir en une fraction de seconde. Kaneki se trouvait là, accompagnant son sourire d'admiration par des applaudissements enjoués.

« Je ne savais pas que tu savais jouer, avoua-t-il une fois ses félicitations terminées.

- J-je croyais qu'il n'y avait p-plus pe-personne... balbutia la brune, empreinte à l'angoisse. »

Si l'on omettait ses parents, jamais personne ne l'avait entendu jouer. La peur de se retrouver face à des juges improvisés la tétanisait au plus au point.

« J'étais de fermeture ce soir, expliqua le borgne en déboutonnant ses manches pour les détrousser. Je suis désolé si je t'ai dérangé. »

En effet, il portait encore son uniforme de serveur malgré l'heure. À ses excuses, Sana secoua frénétiquement la tête de gauche à droite. Bien sûr qu'il l'avait dérangé, mais pourquoi le lui faire remarquer ?

« Qui t'as appris à jouer comme ça ? demanda-t-il curieux et plein de bonnes intentions.

- Ma m-mère.

- La mienne ne faisait qu'en écouter, ajouta-t-il. Elle aimait beaucoup cet instrument. J'aurais tout donné pour pouvoir apprendre et lui jouer ses morceaux préférés. »

L'amertume qu'on lisait dans son œil attendrit bien vite Sana. De ce qu'elle savait, lui aussi avait perdu ses parents. Et sa mère, plus que quiconque, paraissait avoir joué un grand rôle à l'aube de sa vie. Elle lui manquait. C'était certain. La brunette ne pouvait que le comprendre. Comment ne pas ressentir un vide immense lorsque les souvenirs de ces âmes disparues refaisaient surface ? Comment ne pas se sentir frustrée alors que leurs bras ne demandaient qu'à les étreindre de nouveau ?

Mais un second regard à son interlocuteur suffit à la faire changer d'avis. Il souriait. Ce n'était pas un rictus de désarroi, bien au contraire. Son air renfermait toute la joie de ces instants passés qui, comme un film, paraissaient défiler devant sa rétine. Voulait-il ne garder de ceux qui n'étaient plus que les bons souvenirs en oubliant leur fin tragique ? Il n'avait pas tort. Peut-être devait-elle se tourner vers le positif et cesser de se faire du mal ? Plus facile à dire qu'à faire.

« Est-ce que tu connais Remember ? l'interrogea soudain le pensif un peu gêné. C'était un morceau qu'elle écoutait souvent.

- N-non. »

Il sembla déçu. Sans doute avait-il espéré qu'elle puisse lui jouer la mélodie, l'aider à se plonger davantage dans sa nostalgie. Devant son espoir fané, la brune ne put s'empêcher d'ajouter :

« Mais je p-peux l'ap-prendre !

- Oh non, ne t'embête pas avec ça.

- Ça ne m'embête p-pas... mentit-elle. »

Il la remercia chaleureusement et parut impatient d'entendre cette musique jouée en direct pour ses oreilles. Cependant il lui faudrait attendre. Attendre peut-être même plus longtemps que ce qu'il n'avait prévu. Mais alors qu'elle laissait percevoir un brin de détermination, le borgne lui, semblait hésiter à reprendre la parole.

« Est-ce que tout va bien ? se décida-t-il à demander après plusieurs secondes de silence. Toka a passé une bonne partie de l'après-midi à s'exaspérer de ton absence. Elle est persuadée que tu collabores avec le CCG... »

Son regard devenait fuyant. Lui qui avait jusqu'à maintenant cherché le contact, semblait mal à l'aise. Comme s'il ne se sentait pas légitime à poser cette question. Comme si, ainsi, il se mêlait de ce qu'il ne le regardait pas.

« Elle est très inquiète, ajouta-t-il finalement pour se dédouaner. Je voulais m'assurer que tu ne t'attirais pas d'ennui... enfin, pour la rassurer.

- T-tout va bien, l'informa alors son interlocutrice. Vraiment. »

Ces mots mêmes résonnèrent étrangement aux oreilles de la jeune fille. Oui tout était fini. Plus de collaborations avec les colombes, plus de danger. Il n'y avait plus à s'inquiéter. Sana peinait encore à croire que tout s'était terminé si vite, et pourtant, fort était de constater que, oui, tout allait bien. À présent, il ne lui restait plus qu'à dire : "Adieu".