« Rorkalym ! Rorkalym ! »
« Kimay, pour la dernière fois, ne hurle pas le nom d'un officier à travers toute la salle ! Lève-toi et vas lui parler en toute discrétion. » siffla le maître de la jeune femme, sans même quitter des yeux son écran.

Avec une grimace d'excuse, cette dernière, tablette en main, rejoignit au petit trot le jeune officier.

Rosanna sourit. Rorkalym s'était vraiment épanoui dans son rôle de suppléant d'Ilinka au cours des derniers mois. Libéré du joug d'un maître plus ou moins despotique et maniaque, il avait sans même s'en rendre compte exploité les forces inutilisées des autres apprentis du pont.

Kimay, par exemple, de par son poste, avait vue sur les agendas de tous les officiers de bord. Rorkalym avait donc tout naturellement pris l'habitude de lui déléguer la tâche de lui organiser des rendez-vous avec lesdits officiers lorsqu'il en avait besoin. Ce faisant, il passait outre une bonne moitié du gotha de la ruche, qui ne pouvait que s'offusquer en voyant ce jeune blanc-bec leur passer devant pour un entretien tant attendu avec tel ou tel maître de secteur.
De la même manière, combinant sa curiosité naturelle pour la science avec une humilité à toute épreuve, il était parvenu à se faire apprécier de la plupart des responsables techniques de bord et, en un tour de force qui pour l'instant échappait encore à Jû'reyn, était devenu en lieu et place de son commandant, leur référent quand ils voulaient rapidement l'atteindre elle.

Un tel comportement minait l'autorité du commandant en question, mais Rosanna n'avait aucune intention de le corriger. Jû'reyn avait pour vilaine habitude de se reposer sur ses acquis, et de se contenter de faire le strict nécessaire – jamais davantage. Il était un commandant de ruche passable, mais sans plus. Et souffrait d'autant plus de la comparaison qu'il travaillait chaque jour au côté de Zil'reyn, qui gérait avec brio, pour le compte de Delleb, l'administration non pas d'une ruche, mais de tous les mondes et vaisseaux ouman'shiis ne battant pas pavillon de Silla.
Fort heureusement, Rorkalym semblait bien plus prendre modèle sur lui que sur Jû'reyn.

Avec un soupir, elle s'arracha à ses considérations. L'heure tournait, et son commandant passable sans plus devait déjà être en train de l'attendre à bord de la navette qui les emmèneraient sur Atlantis afin de négocier un nouveau traité commercial et industriel avec les Athosiens et la cité, concernant un filon de Naquadah découvert dans une des concessions minières qu'ils avaient sur New Athos.

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La distance considérable entre sa minuscule cabine en queue du vaisseau et le pont faisait qu'en général, il la quittait tôt pour n'y revenir que tard le soir, une fois toutes ses tâches terminées.

Mais Rorkalym s'était laissé prendre par un débat fascinant entre Astralymn et Viraklymn à propos du meilleur revêtement externe pour les tuyères des réacteurs secondaires, et n'avait pas vu le temps passer. C'est donc moins de trois minutes avant un appel programmé depuis plusieurs semaines avec le commandant Xerl'reyn de Silla qu'il s'était retrouvé seul à deux pas des réacteurs, en toute queue du vaisseau.
Même en courant à toute vitesse jusqu'au plus proche téléporteur, jamais il n'atteindrait une des salles de conférences du pont. Il avait donc dû improviser, et avait piqué un sprint jusqu'à sa chambre. S'il se tenait debout devant sa couchette, son communicateur en main, le commandant ne devrait pas remarquer qu'il était dans une cabine et pas dans une salle de réunion.

Le son strident de la sonnerie pile à l'heure le fit sursauter et, se passant nerveusement une main dans les cheveux, il décrocha.

Un officier de pont humain lui demanda de confirmer son identité avant de lui passer le commandant du croiseur lourd qui, dès le départ, lui fit comprendre qu'il avait mieux à faire de son temps que de le perdre avec lui.

Rorkalym n'hésita donc pas, et se lança dans la version abrégée mais percutante de sa présentation.

Obtenir le soutien du commandant Xerl'reyn serait une immense avancée dans sa mission. Non seulement, le guerrier était respecté pour sa bravoure et ses plans de bataille, mais c'était l'un des plus anciens et plus influents commandants de la flotte ouman'shii.

Si Xerl'reyn acceptait seulement de rendre possible la scolarisation des enfants d'adorateurs à bord de son vaisseau, ça l'aiderait à faire progresser l'idée. Et s'il décidait de la rendre obligatoire, ce serait non seulement un miracle, mais une avancée énorme ! Tout d'abord car il avait sous ses ordres une des plus grandes populations humaines embarquées de toute la flotte, mais aussi car les wraiths étant ce qu'ils étaient, s'il s'y mettait, d'autres suivraient, ne serait-ce que pour l'imiter...

Pour le convaincre, Rory n'avait pas choisi l'angle de l'importance de l'éducation sur le développement de l'esprit critique et de l'intelligence, ni de combien l'alphabétisation change la vie des populations fragiles. Toutes ces choses allaient sans aucun doute indifférer le commandant. Ce qu'il avait mis en avant, c'était le courage, l'innovation, les bénéfices que lui et ses wraiths en retireraient par rapport à ceux n'adoptant pas cette petite révolution. La possibilité, peut-être un peu exagérée, qu'il entre dans l'histoire comme non seulement un grand commandant et un fin stratège, mais aussi le grand pionnier de l'éducation ouman'shii.

Ce dernier argument sembla faire mouche bien plus qu'il ne l'aurait pensé, et le commandant, qui visiblement avait bel et bien autre chose à faire, le laissa bientôt en compagnie d'un de ses officiers de pont afin qu'ils arrangent sa venue sur le croiseur, pour un entretien plus complet durant lequel il aurait l'occasion de lui présenter en long et en large les tenants et aboutissants de cette drôle d'idée d'éduquer les humains aussi bien que les wraiths – voire même mieux !

L'appel terminé, et le rendez-vous pris pour quelque jours plus tard, Rorkalym s'était laissé tombé sur sa couchette, abasourdi du succès retentissant d'un entretien duquel il n'espérait pas tant et, l'adrénaline refluant, d'une soudaine impression d'être vidé.

Il s'était autorisé, en guise de récompense, à se vautrer dix petites minutes sur ses draps, avant de retourner sur le pont où tant de travail l'attendait.

Le temps alloué écoulé, il s'était redressé en gémissant, passant la main sur le commutateur de la porte, qui s'ouvrit bizarrement vite, lui laissant à peine le temps de faire un demi-pas perplexe avant de percuter quelqu'un qui, une pile de draps éparpillés par terre, se mit à se confondre en excuses.

La porte ne s'était pas ouverte trop vite. Une servante, pensant l'endroit désert, l'avait actionnée une seconde avant qu'il ne le fasse !

S'accroupissant pour l'aider à ramasser le linge répandu, qu'il repliait rapidement avant de le lui rendre, il tenta de la rassurer. Il n'y avait pas mal, et il n'était pas fâché. Ils avaient tous deux été maladroits, après tout.

Pour son plus grand soulagement, plutôt que de se répandre encore et encore en excuses, cette dernière, après un instant de surprise face à ses paroles, se fendit d'un large sourire, alors qu'elle récupérait les draps qu'il avait ramassés.

« Merci monseigneur ! Si plus de maîtres étaient aussi bienveillants que vous, il n'y aurait pas de plus bel endroit pour vivre qu'une ruche ! »

Difficile pour lui d'abonder dans son sens. Même si les ruches étaient de fascinants chefs-d'œuvre technologiques, rien ne valait le vent, le soleil et la pluie – selon lui.

Avec un demi-sourire neutre, il fit un pas de côté, lui laissant toute latitude pour entrer dans sa chambre ou en partir, et comme elle ne bougeait pas, il la laissa plantée sur le pas de porte, perplexe, retournant à son propre travail.

Le soir, à son retour, il découvrit sa cabine absolument propre, une légère odeur florale y flottant, et les standards draps rêches de son lit remplacés par une luxueuse étoffe bien au-dessus de ce que son rang aurait dû lui permettre.

Il ne put s'empêcher de sourire en se lovant avec délice sous les couvertures. Si échanger trois mots avec une femme de chambre provoquait de tels miracles, qu'est-ce qu'il pouvait obtenir d'autre avec un véritable échange ?

Et si plutôt que d'attaquer le problème par un seul côté à la fois, il le prenait par plusieurs ? Après tout, il avait déjà utilisé les adorateurs d'Uu'mui pour porter le calendrier. Pourquoi ne pas faire en sorte que ce soient directement les adorateurs qui œuvrent à la mise en place de leurs écoles, plutôt que de le leur imposer via leurs « maîtres » ?
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« Ilinka, je peux te parler ? » murmura Brel'om, lui désignant du menton l'entrée de la hutte.

Perplexe, elle suivit le mâle, qui l'emmena un peu à l'écart. Elle attendit que, les arcades sourcilières barrées d'un pli soucieux, il lui dise ce qui clochait.

Finalement, il sembla avoir trouvé ses mots.

« Je sais que tu pleures la mort de Nibod, comme le reste de la famille. (Il eut un geste apaisant.) Tu fais partie de la famille ! Mais je n'oublie pas que comme moi, tu n'es pas née Im'amî. Rejoindre une nouvelle tribu, c'est avoir une nouvelle famille. Mais c'est aussi devoir... apprendre beaucoup. Il est normal de faire des erreurs, et de ne pas tout comprendre quand on apprend. Mais ce soir... (Il secoua la tête.) Ce soir, ce n'est pas le bon moment pour ça. »

Ilinka opina.

« Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? »
« Zalinn... n'est vraiment... pas en état de t'expliquer... ou même d'être patiente... »
« Je me tiendrai tranquille. Je te le promets. »
« Ne promets pas sans savoir ce que tu jures ! » siffla-t-il en retour, avec une dureté surprenante.

« Heu... désolée... »

Le mâle soupira, se forçant à retrouver son calme.

« Je vais t'expliquer ce qui va se passer ce soir. Personne ne te forcera à participer à la cérémonie d'adieu de Nibod. Si tu ne veux pas, tu ne viens pas. Ils comprendront. Mais si tu viens, pas de scandale, pas de remarques, rien. Zalinn n'a vraiment pas besoin de ça. Ni les autres. Cette cérémonie, elle est pour Nibod, et pour Zalinn, et Tikan. C'est la dernière fois qu'il sera la chair de leur chair et le sang de leur sang. Et ils ont le droit qu'on respecte ça ! »
« Oui. Bien sûr ! Bien sûr... » opina-t-elle, choquée du portrait d'égocentrique nombriliste que les paroles de Brel'om dressaient d'elle.

« Bien. » opina-t-il gravement.

Elle releva le nez.

« Je peux te poser une question ? »
Il acquiesça.

« Pourquoi tu dis que cette cérémonie est juste pour Zalinn et Tikan. Et pas pour toi ? »
Il sourit tristement.

« Nibod est mon fils. Mais Tikan est son donneur d'âme. Je perds un enfant. Il perd un morceau de lui-même. Pareil pour Zalinn. L'esprit de notre enfant est retourné à la Grande Mère. Ce lien qui nous liait (il se toucha la tempe) durera toujours. Mais son corps cessera bientôt d'exister. Ce lien spécial qu'il avait avec Zalinn, Tikan et ses frères de couvée va disparaître. Le lien que j'ai avec lui (il se toucha à nouveau la tempe) existera toujours. Je perds moins qu'eux. (Il eut une grimace triste, presque coupable.) J'aime tous mes enfants, et en perdre un est toujours terrible, mais... »

Il ne finit pas sa phrase. Il n'en avait pas besoin. Elle hocha la tête.
Est-ce que ses parents à elle l'avaient aussi cherchée ? Parce qu'elle était leur fille ? Parce que le même sang coulait dans leurs veines ? Est-ce que ses vrais parents avaient souffert, comme Tikan et Zalinn souffraient pour Nibod ? Elle voulait y croire. Elle voulait tellement y croire. Après tout, ils étaient tous wraiths, non ? Mais elle n'osait y croire. Pire, elle n'y parvenait pas !

Parce que malgré tout le dégoût que lui inspirait toujours la déesse prédatrice de son espèce, la foi de ses croyants différait tant. Alors que les reines de « son » monde sacrifiaient sans pitié leurs enfants par centaines pour plus de pouvoir, Zalinn elle, lui confiait son fils avec le désespoir d'une mère qui ne peut garder son enfant chéri auprès d'elle.

Qui que soit cette Grande Mère, l'intention derrière les deux gestes était tellement différente. Tellement contradictoire.

Avec détermination, elle carra les épaules.

« Explique-moi ce que je vais devoir faire ce soir. »

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Il aurait dû se sentir mal. Mais il n'y arrivait pas. Et Zen'kan s'en voulait pour ça !
Il avait tué quelqu'un. Pas en état de légitime défense, non ! Il l'avait vidé. Comme on siffle une briquette de jus d'orange.

Et il ne parvenait pas à s'en vouloir. Et ça le bouffait de l'intérieur.

Il avait aimé tuer cet homme. Il avait aimé sentir sa vie couler sous ses doigts. Sentir sa terreur, sa rage impuissante, son désespoir alors qu'il se découvrait faible et fragile.

C'était ça qui le répugnait. Il avait joui des souffrances abjectes de cet homme, comme celui-ci avait joui de la douleur et de la peur qu'il infligeait à des gamines innocentes.

Il avait bouffé un salaud de pédophile, et il ne parvenait pas à le regretter. Qu'est-ce que ça disait de lui ? En quoi était-il différent de cette ordure sadique ? Il n'avait pas agi par nécessité. Il était blessé, mais ça n'avait jamais été une question de vie ou de mort.

Il avait choisi de ne pas juste neutraliser l'homme, mais de le vider. De le tuer de la plus atroce manière qui lui soit possible, et il. N'arrivait. Pas. À. S'en. Vouloir !
Quel genre de monstre fait des choses pareilles ? Quel genre de psychopathe torture ses victimes juste pour le plaisir ? Parce que c'est ce qu'il avait fait. Il l'avait torturé sans autre but que le bonheur qu'il avait ressenti à le faire souffrir.

Et malgré tout, en cet instant, si quelque lutin taquin lui donnait une machine à remonter dans le temps, il ne changerait en rien ses actes. L'homme était un monstre, et lui avoir fait ressentir pendant quelques secondes un peu de l'horreur qu'il avait infligée à ses victimes avait été un acte de justice.

Mais ce n'était pas de la bonne justice. Pas de celle qu'on admire et applaudit. C'était la justice sale des ruelles sombres et des arrière-cours. Cette justice qui ne se pratique pas dans les tribunaux, mais derrières des rideaux clos.

C'était tout ce qu'il était ? Juste un monstre plus dangereux que les autres ? Juste une bête affamée qui dévorerait ses proies jusqu'à ce qu'elle devienne elle-même la proie d'un autre ? Pas une personne : juste une chose brutale et dangereuse ? Une abomination seulement bonne à tuer et massacrer d'autres abominations ? Un chien de guerre heureux de se jeter sur les proies que lui désignent ses maîtres ?

C'était terrifiant.

Honnêtement, une partie de lui aurait été parfaitement heureuse de se contenter d'une telle existence. Ne pas réfléchir, obéir, tuer, jouir de la vie qui s'écoule entre ses griffes. Ressentir encore et encore ce bonheur sadique de la toute-puissance.

Mais une autre part aspirait à mieux. Être une personne, pas une bête. Avoir une volonté. Faire des choix. Être autre chose qu'une machine à tuer ?

Il ne savait pas s'il méritait mieux. Si objectivement, il méritait d'être autre chose d'une bête de guerre. Mais il l'espérait. Sinon, comment les personnes qu'il aimait et respectait le plus au monde pourraient-elles ne serait-ce que vouloir respirer le même air que lui ?

Il le fallait. Milena ne supporterait pas d'avoir élevé un monstre sadique et sans âme. Tom haïssait les tueurs sans pitié, prêts à massacrer sans réfléchir, juste parce que ce sont les ordres.

Et Ilinka ? Il ne voulait même pas y penser. Imaginer sa douce et gentille Ilinka dans la même pièce qu'une pareille ordure ? Non, il ne pouvait pas.
Et ça le rendait malade.
Parce qu'il était cette ordure.