D'un geste discret, Galor lui demanda l'autorisation d'approcher. Opinant, Ilinka lui fit une place sur le long tronc couché qui servait de banc.
« Tu as mal ? » demanda le chasseur qui s'était assis, jetant un regard à sa paume qu'elle frottait distraitement.
« Un peu, mais c'est surtout désagréable. » répondit-elle, exhibant son schiitar encore clos, irrité à force qu'elle le triture en une vaine tentative de faire disparaître la sensation.
« Donne. » offrit-il, tendant la main.
Elle obtempéra timidement, prête à battre en retraite au moindre signe de don. Heureusement, ce n'était de toute évidence pas son intention et, attentif à ses griffes, il se mit à doucement masser sa paume, traçant des cercles délicieusement douloureux des bords de son schiitar jusqu'au bout de ses doigts.
Sifflant, elle grimaça, s'attirant un regard inquiet.
« Ça fait mal, mais ça fait du bien, continue. »
Avec un rauquement amusé, il obéit.
« Ça va mieux ? » demanda-t-il après quelques minutes.
Récupérant sa main, elle en agita les doigts, émerveillée de la sensation de légèreté qu'elle ressentait.
« Oui. C'est super. Merci beaucoup ! »
« Tu veux que je fasse l'autre ? »
L'offre était trop tentante, et elle la tendit volontiers.
Prudent Galor modifia légèrement ses gestes afin de ne pas se blesser accidentellement sur les crocs venimeux.
« C'est bizarre non, que y'en ait qu'un sur deux ? » finit-elle par souffler.
Le chasseur lui jeta un regard perplexe.
« Pas vraiment. C'est exceptionnel que les deux s'ouvrent en même temps... »
« Oui, d'accord, mais moi ça fait des lunes et des lunes... Zen... les siens se sont ouverts en quelques semaines... »
Une ombre de compassion passa sur les traits de Galor.
« Je suis navré pour ce Zen... Il n'a pas eu de chance dans sa transition. Une famine ? » s'enquit-il.
« Une famine ? » répéta-t-elle perplexe.
« Il faut des saisons, voir des années à un mange-chair pour devenir seulement un mange-vie. Seules de grandes catastrophes comme des famines ou une blessure grave peuvent provoquer une transition aussi rapide. »
« Oooh... »
Ils étaient partis dès l'ouverture des schiitars de Zen'kan, mais il était vrai qu'il avait continué à manger plusieurs semaines après. En tout cas jusqu'à leur arrivée sur la ruche. Ensuite, il avait arrêté. Pas parce qu'il ne le pouvait plus physiquement, mais car on ne lui en avait plus donné l'opportunité.
« Tu dis qu'il faut souvent des années ? » souffla-t-elle, n'osant trop s'y accrocher.
Le jeune chasseur eut un sourire doux.
« Oui. Mes deux schiima't sont complètement ouverts depuis trois hivers, et ils ont commencé à se fendre au printemps d'avant encore, et pourtant je suis toujours un peu un mange-chair... »
C'était rassurant.
Galor la dévisagea, la tête penchée de côté.
« Pourquoi ça te fait si peur ? » s'enquit-il.
« Je veux pas tuer des gens. »
« Pourtant, tu es douée à la chasse. »
« C'est pas la même chose. »
Il opina.
« Si tu ne veux pas chasser les humains, personne ne t'y forcera. Il y a assez de bon chasseurs dans la tribu... »
Elle frissonna.
« Je ne pourrais jamais demander une chose pareille à quelqu'un ! »
Galor pouffa.
« Moi, je chasserais volontiers pour toi. »
Elle lui jeta un regard scandalisé, auquel il répondit d'un rictus heureux.
« Pourquoi tu ferais ça ? »
Il eut un geste négligent.
« Parce que je t'aime bien ? »
« Mais c'est pas un service qu'on se rend entre voisins ! »
« Tu penses vraiment que tu ne mérites pas qu'on fasse un tel effort pour toi ? » demanda-t-il avec douceur, serrant sa main dans les siennes.
Elle verdit, incapable de détacher son regard du sien, qui l'avait comme transpercée.
Doucement, il se pencha vers elle, et pendant un bref instant, elle fut persuadée qu'il allait l'embrasser, puis ils furent front contre front.
Un mélange de sensations et de sentiments lui parvinrent. Admiration, curiosité, compassion, amitié, tendresse, désir. Malgré toute la délicatesse et la pudeur de l'échange, elle se sentit encore plus gênée par la sincérité sans fard de ses pensées que s'il l'avait embrassée.
Il rit, refusant de se vexer lorsqu'elle se barricada dans son propre esprit, les joues en feu.
« Je... désolée... c'est pas que je... heu... Je te déteste pas, hein ! Mais... heu... » bafouilla-t-elle, essayant de se justifier.
Il sourit, visiblement amusé.
« Je sais. » nota-t-il, levant sa main – à laquelle elle s'était accrochée inconsciemment.
Il la relâcha doucement alors qu'elle rêvait de disparaître dans un trou.
« Tu sais où me trouver. » nota-t-il, se redressant avec souplesse.
Elle le regarda partir, le cerveau tournant à mille à l'heure.
.
Astralymn l'avait immédiatement envoyé à l'infirmerie. Rorkalym avait eu de la chance. Sa veste de cuir et trois de ses collègues du labo l'avaient protégé du gros des flammes, mais il avait quand même eu droit à un lourd pansement à emplâtre sur la joue et à la prescription d'un gros pot de crème à appliquer sur le reste de ses brûlures.
L'accident avait été une suite malheureuse de mauvais hasards. Quelqu'un avait tripoté le système de transmission mécanique de Kialym, qui s'était emballé lorsqu'il l'avait démarré, et avec un « ptoing » étrangement satisfaisant, un bras de transmission avait été éjecté à la vitesse d'une balle de fusil, pour aller se planter dans le mur en face.
L'incident aurait pu s'arrêter là, si le point d'impact s'était situé trois centimètres plus à gauche. Malheureusement, ça n'avait pas été le cas, et une des conduites amenant du carburant des réservoirs de la ruche aux laboratoires avait été perforée.
La fuite avait été rapidement colmatée et le liquide essuyé, mais dans la chaleur torride du laboratoire, une partie non négligeable de ce dernier s'était déjà évaporée, si bien que lorsque vingt minutes plus tard, Astralymn déclara l'incident terminé et que les tests sur la tuyère expérimentale de réacteur de positionnement reprirent, la boule de feu qui emplit presque tout le laboratoire les prit tous de court.
Il avait eu de la chance d'être près de trois scientifiques infiniment plus expérimentés qui, alors qu'il se demandait encore ce qui se passait, s'étaient jetés sur lui en une application stricte du protocole d'urgence, se servant mutuellement de boucliers vivants pour protéger au maximum les parties de corps exposées.
Le gaz n'avait mis que quelques dixièmes de secondes à brûler entièrement, faisant tout de même passer la température de l'air à bien plus de huit-cents degrés. Tout ce qui était facilement inflammable – papiers, chiffons, et surtout cheveux – s'était enflammé, puis, abruptement, ç'avait été fini.
Il n'avait même pas eu le temps d'avoir peur. La panique était venue dans un second temps, alors que Jumalym, ignorant les longues pelures de peau en cours de régénération qui lui pendaient du cou, l'examinait d'un œil critique, tâchant d'estimer l'étendue des dégâts.
Ses jours n'étaient clairement pas en danger, mais il avait été brûlé. Alors, par sécurité, Astralymn l'avait envoyé à l'infirmerie pour des soins et un contrôle, au même titre que les onze techniciens humains présents dans les laboratoires au moment de l'accident.
Deux d'entre eux étaient dans un état critique, et un ingénieur wraith était toujours porté disparu. Il avait été vu quelques secondes avant l'accident à moins de cinq mètres du réacteur – qui avait été pulvérisé par l'explosion. Il ne restait probablement rien de lui.
Rorkalym lui, avait été rapidement renvoyé à sa chambre avec ordre de se reposer. Fin de la journée pour lui. Rosanna, mise au courant de l'incident, lui avait même écrit une note personnelle dans ce sens.
Il s'était donc retrouvé seul devant sa chambre, alors qu'il n'était même pas encore midi, vidé mais trop nerveux pour pouvoir espérer se détendre.
Logiquement, la meilleure chose à faire serait d'aller se laver, changer de vêtements, puis aller manger quelque chose, et ensuite d'essayer de se reposer, comme ordonné par le médecin.
Mais il s'en sentait incapable. La seule idée de devoir récupérer ses affaires de toilette, de les porter jusqu'à la salle de bain au bout du couloir – une immensité trop loin pour lui en cet instant – avant de devoir se déshabiller pour seulement pouvoir se glisser sous un jet d'eau froide, lui donnait juste envie de pleurer. Et ça, ce n'était que le début.
Il n'arrivait même pas à trouver la force d'ouvrir la porte de la minuscule pièce aveugle qu'on lui avait attribuée. L'étroite cellule le répugnait. Il se sentait tellement seul, tellement insignifiant. S'appuyant contre le battant, il se laissa tomber au sol, le visage dans les genoux. Il avait failli mourir et personne ne s'en inquiétait. Il ne s'était jamais senti aussi abandonné de toute sa vie. Même lors de ses voyages en solitaire aux quatre coins de la Terre, il ne s'était pas senti aussi isolé. Aussi perdu.
Ce n'était pas à proprement parler un soulagement, mais s'il restait comme ça, concentré sur son souffle qui se refusait à être profond et calme, il pouvait ignorer ses pensées, à la manière de ceux qui passant devant lui l'ignoraient, leurs pas pressés comme autant de mélodies allant et venant.
« Monseigneur, tout va bien ? »
Il soupira, se mordant la lèvre, mais ne bougea pas. S'il l'ignorait, la servante finirait bien par partir, non ? Quoiqu'il en soit, il se sentait incapable d'interagir avec qui que ce soit de manière convenable.
A sa grande horreur, il l'entendit s'asseoir à côté de lui. Vas-t'en ! Pitié, vas-t'en ! Ses pensées restèrent de vains vœux.
« Monseigneur, vous êtes blessé. »
« Je suis au courant. » parvint-il à maugréer, sa voix plus rauque et tremblante qu'il ne le voulait.
La femme hésita un moment.
« Que puis-je faire pour vous aider ? » demanda-t-elle d'un ton étrangement assuré.
Il ne put retenir un demi-sourire défait en remarquant qu'elle ne lui laissait pas le choix. Elle allait l'aider, qu'il le veuille ou non.
« J'ai besoin de rien, fichez-moi la paix. » grinça-t-il tout de même.
« Monseigneur Rorkalym... »
« Je veux juste être seul ! OK ?! » cracha-t-il avec un grondement, espérant la faire fuir avant que sa gentillesse ne vienne à bout du peu de forces qu'il lui restait.
Son regard croisa le sien, un instant, avant qu'il ne se recroqueville à nouveau. C'était ridicule et pitoyable, mais il ne savait pas quoi faire d'autre. D'autant plus qu'il s'agissait de la même servante que la dernière fois. Celle que Magal avait envoyé l'aider quand il avait été recouvert de lubrifiant mécanique.
Il eut envie de rire. Si l'adoratrice mettait son espèce sur un piédestal, il devait être en train de bien détruire ses illusions. A chaque fois qu'ils se croisaient, il était dans une posture humiliante.
Il eut un instant l'impression qu'elle allait poser une main réconfortante sur son bras, puis à son grand soulagement, elle se redressa.
« Je reviens. Ne bougez pas. » lui lança-t-elle, remontant rapidement le couloir.
Il obéit, ne sachant trop pourquoi, à présent parfaitement conscient de la puérilité de sa démarche, à afficher sa misère aux yeux de tous dans son couloir.
« Me revoilà. » annonça-t-elle joyeusement alors qu'il ne pouvait s'empêcher de lui lancer un regard dubitatif – face à son enthousiasme, autant qu'à son acharnement à l'aider.
« Debout, monseigneur. » l'encouragea-t-elle, et voyant qu'il ne bougeait pas, elle lui tendit une main.
Lentement, surpris par son geste, il la prit, ravalant un glapissement alors qu'elle le tirait sur ses jambes avec une force surprenante pour sa stature. Elle lui jeta un regard critique, puis sortit du sac qu'elle portait en bandoulière une gourde.
« Excusez mon franc-parler, monseigneur, mais vous avez une mine terrible. Tenez, c'est de l'infusion kachit. Ça vous fera du bien. »
Il prit la gourde, reniflant prudemment son contenu, pendant qu'elle se glissait sous son nez pour récupérer sa trousse de toilette et des vêtements propres dans sa chambre. C'était chaud, fruité, avec un vague relent alcoolisé. Il en but une gorgée, qu'il sentit descendre, délicieusement brûlante.
Ses affaires sous le bras, elle lui désigna l'amont du couloir.
« Monseigneur... »
Perplexe, Rory la fixa, puis se tourna vers l'aval du couloir, où se trouvaient les douches.
« Si monseigneur veut bien ouvrir la marche... » renchérit-elle.
« Je veux bien, mais pour aller où ? »
Elle eut un sourire malicieux.
« Je vous guiderai, noble seigneur, n'ayez crainte. »
Il s'exécuta donc, suivant ses indications, deux pas devant elle, jusqu'à une chambre d'officier, un bon kilomètre plus loin.
« Cette chambre est inoccupée depuis longtemps. » expliqua l'humaine avec un sourire conspirateur, s'effaçant pour le laisser passer.
La pièce était petite, mais avait sa propre salle de bain. Et un accès à l'eau chaude.
La servante alluma les lumières, disposa habilement ses vêtements propres sur le lit, un linge sur un portant dans la pièce d'eau, avant de prestement revenir vers l'entrée.
« Prenez tout votre temps, monseigneur, personne ne vous dérangera. Je vais aller vous chercher un repas chaud. Ça vous aidera à vous sentir mieux. »
Il opina, soudain noyé sous la gratitude immense qui l'emplissait.
« Merci. »
Avec un sourire rayonnant, elle le laissa.
A nouveau seul, il se laissa tomber sur le lit. Il se sentait toujours vidé, mais moins... abandonné. Péniblement, il se déshabilla, laissant ses vêtements à même le sol, avant de se traîner sous l'eau merveilleusement chaude.
Lorsqu'il sortit de la minuscule salle de bain, une serviette enroulée autour des reins, il trouva posé sur le lit un plateau portant un grand bol de ragoût fumant, accompagné de pain et de quelques noix – mais de la servante, nulle trace. Les habits qu'il avait abandonnés par terre avaient aussi disparu.
Récupérant le rechange, il s'habilla rapidement avant de s'installer sur le lit pour manger, se découvrant affamé. Il en était à saucer le bol lorsque la femme revint.
« Vous avez l'air mieux. » constata-t-elle avec un sourire satisfait.
« On peut dire ça. » nota-t-il avec une grimace.
Il ne se sentait plus au bout de sa vie, mais il s'était vu dans le miroir et, entre les brûlures, le pansement et les mèches de cheveux carbonisées, il avait une drôle de tête.
Comme si elle avait lu dans ses pensées, la servante exhiba une fine paire de ciseaux argentés.
« Voulez-vous que je remette un peu d'ordre dans vos cheveux ? »
Rory n'hésita pas.
« Volontiers. Ne vous compliquez pas la tâche et coupez tout aussi court que nécessaire. »
« Monseigneur, je n'oserais jamais ! » protesta-t-elle, récupérant linges et peignes dans la salle de bain.
« C'est des cheveux, ça va repousser... » répliqua-t-il laconiquement, s'installant en tailleur sur le bord du lit comme elle le lui demandait.
Délicatement, elle examina l'étendue des dégâts.
« A part sur la tempe, il ne va pas être nécessaire de faire un tel carnage. Vos cheveux sont magnifiques, ce serait vraiment dommage de les couper. » nota-t-elle, lui tendant le miroir portable de sa trousse de soin pour qu'il puisse voir de quoi elle parlait.
« OK. Je vous fait confiance. Allez-y. » capitula-t-il.
Dans le miroir, il la vit piquer un fard.
« Monseigneur, je ferai tout pour me montrer digne de cet honneur ! »
Le miroir en main, Rory s'examina. La femme avait fait un excellent travail. Elle lui avait même montré comme tresser ses cheveux pour camoufler la tonsure sur sa tempe.
« Merci beaucoup. » lui offrit-il en même temps qu'un sourire sincère.
« Je n'ai fait que mon travail, monseigneur Rorkalym. »
Que ce soit vrai ou pas, il lui en était infiniment reconnaissant. Sans son intervention, sans doute serait-il encore en train de ruminer sa misère devant sa porte.
« Si je peux faire quelque chose pour vous remercier de ce que vous avez fait pour moi, n'hésitez pas à me le dire. » offrit-il, espérant de tout cœur qu'elle n'allait pas lui demander de la prendre comme servante marquée.
« C'est très généreux à vous, monseigneur, mais ce ne sera pas nécessaire. »
« Mon offre n'est pas limitée dans le temps. »
Elle sourit.
« Je sais, noble seigneur. Avez-vous encore besoin de moi ? »
« Non, mais une dernière chose. Comment vous appelez-vous ? »
« Limbani, monseigneur. » répondit-elle, déjà sur le seuil.
«Merci, Limbani. »
« Avec plaisir, monseigneur Rorkalym. »
