Inanition

Tous les régiments ont leur lore. Un catalogue des actions héroïques de leurs meilleurs soldats, égrainé au coin du feu où l'on fourbissait ses armes en hiver, au bord de la Marne où l'on abreuvait les chevaux en été. Une série d'anecdotes montées en épopées, que l'on exagérait pour impressionner les nouveaux, lesquels les retenaient comme parole d'Évangile puis les embellissaient à leur tour, quand ils les racontaient à plus novices qu'eux.

Les histoires étaient si déformées qu'il arrivait à Tréville de ne pas reconnaître une aventure dont il se révélait pourtant le protagoniste. Mais elles gardaient d'ordinaire un fond de vérité : la noblesse d'Athos, qui s'était suspendu en rappel pour descendre au bas d'un ravin sauver un Espagnol, parce que le gredin, qui lui tirait dessus moins d'un quart d'heure plus tôt, l'en avait supplié en jurant sur l'honneur, n'était pas surfaite. La loyauté de Porthos non plus, quand le fier mousquetaire avait affronté trente hommes sans lâcher un pied de terrain pour se tenir exactement au lieu du rendez-vous dont il était convenu avec Aramis.

C'est pourquoi le capitaine, toujours à l'affût de bonnes recrues, tendait l'oreille quand des soldats, quel que fût leur corps et quel que fût leur rang, vantaient les exploits des leurs. Ainsi, il savait les prénoms des chevaux-légers les plus courageux et connaissait le tempérament de tous les lieutenants de la maison militaire du roi. De temps à autre, il parvenait même à convaincre certains de ces braves hommes de rejoindre sa compagnie.

Il ne se risquait généralement pas à débaucher des gardes rouges, car le cardinal se montrait moins disposé que d'autres à prendre ce débauchage comme un compliment indirect, et il ne valait pas la peine de s'attirer la vindicte du ministre rouge pour ce genre de chasse. Mais il écoutait bien sûr aussi ce qui se racontait dans ce régiment-là. La détermination de Bernajoux, la vivacité de Cahusac, l'astuce de Macon n'avaient guère de secrets pour lui. Toutefois, il avait rapidement découvert que ces soldats n'étaient pas, contrairement aux mousquetaires, les sujets préférés de leurs propres conversations. L'homme mythique qui animait les contes des gardes rouges, c'était le cardinal lui-même.

Car, contrairement au roi, qui demeurait pour la plupart des mousquetaires une figure lointaine, souvent vue de loin, rarement croisée, le premier ministre vivait au milieu de ses hommes, qui gardaient son palais par roulement de soixante veilleurs, et leur commandait directement, sans un intermédiaire comme Tréville – même s'il s'appuyait sur son capitaine, Le Breton.

Des conversations que Tréville avait captées, il ressortait que les hommes du cardinal admiraient et craignaient leur chef en égale mesure. Les exemples de sa détermination glaciale et de sa terrifiante omniscience abondaient dans leurs rangs comme dans toute la France ; mais eux chuchotaient aussi sur sa bravoure, et sur les nombreuses occasions où il s'était illustré, en stratège qui inspire ses troupes. Tréville lui-même avait assisté à beaucoup de ces épisodes, voire y avait participé. Il avait maintes fois croisé le cardinal sur les lignes de front et l'avait parfois surpris en train de se faufiler jusqu'en territoire ennemi sous un déguisement pour conférer avec ses espions : ils avaient déjoué tous les deux assez de complots contre le roi pour occuper un barde antique jusqu'à la fin de ses jours.

Pour autant, certaines de ces fables le prenaient par surprise. Il en avait été ainsi de la mésaventure de Mouilleron-le-Captif, survenue en novembre de cette année 1629 : à en croire Bernajoux, le cardinal y avait été retenu pendant quatorze jours dans la demeure d'un hobereau fou, informé par Marie de Médicis elle-même des plans de voyage de Richelieu, qui se rendait presque sans escorte dans son évêché de Luçon pour accorder les derniers sacrements à la mère supérieure du couvent des Ursulines, qu'il tenait en réelle estime, sinon en sincère affection. Durant ces quatorze jours, le sieur de la Génétouze avait enfermé son prisonnier dans un cachot obscur, avec pour seule et horrible compagnie les cadavres des dix gardes de son escorte, dont une partie avait été empoisonnée à l'auberge où ils avaient fait étape, et le reste s'était vu empalé sur des fourches par des paysans à qui l'on avait graissé la patte.

Il ne l'avait pas nourri du tout.

Mais il avait commis la double erreur de venir lui donner à boire en personne, car il voulait se gargariser de cet enlèvement, et de ne pas lui avoir coupé la langue, car il voulait toucher les mille ducats que la reine mère lui avait promis dans sa lettre « pour le cardinal de Richelieu, pas forcément sain, mais toutefois entier ».

Quatorze jours étaient suffisants à Richelieu pour retourner le cerveau de n'importe qui, et quand, au soir du quinzième jour, Marie de Médicis, dont la route avait été entravée par une inondation, arriva au château, elle découvrit que son captif avait été libéré par le baron, qui se répandait désormais en prières dans sa chapelle pour obtenir de Dieu l'absolution de ses péchés. On espérait pour lui que le Seigneur l'avait vite accordée, car sa commanditrice ne tarda pas à ordonner qu'on lui tranchât la tête.

À ce moment-là, Richelieu se trouvait déjà à Luçon, où il avait malheureusement atteint le monastère trop tard pour assister la mère supérieure dans ses derniers instants. Mais les sœurs ne sont pas des femmes rancunières, surtout envers un cardinal, et elles lui prodiguèrent les soins dont il avait besoin pour se rétablir jusqu'à ce que Le Breton, auquel Richelieu avait pu écrire depuis le couvent, dépêchât pour le reconduire à Paris une colonne de gardes rouges dont la direction avait été confiée à Bernajoux.

« Je sais ce que c'est que la faim, disait celui-ci à ses camarades suspendus à ses lèvres, de l'autre côté du poteau à l'abri duquel Tréville sirotait une coupe de rouge de Beaune en les écoutant discrètement. Je sais ce qu'elle fait à un homme. D'autant que le cardinal n'est pas gros, et que sa santé… Eh bien je vous jure qu'après neuf jours de voyage, et alors qu'il a, en plus, fallu aller jusqu'à Versailles, parce qu'évidemment le roi était en pleine partie de chasse cette semaine-là, et qu'il pleuvait salement, j'ai vu son Éminence participer à un conseil des ministres qui a duré six heures pour débattre des escarmouches à la frontière de Verdun ! »

Tréville se souvenait bien de ce conseil, puisqu'il avait rarement autant maudit la passion du roi pour la chasse que ce jour-là. Un contingent de mousquetaires se trouvait depuis plusieurs jours aux prises avec des fauteurs de trouble dont les intentions n'étaient pas claires, mais qui disposaient de moyens très importants, ce qui suggérait l'action en sous-main d'un agent étranger. Le capitaine aurait voulu rester à Paris pour les assister, quand Louis avait exprimé en des termes très fermes son désir d'une dernière grande chasse avant l'hiver. Or, croyant qu'il convaincrait ainsi ses généraux de son sérieux, surtout en l'absence du cardinal qui se chargeait ordinairement de les mettre au pas pour lui, le roi avait décidé ne pas annuler le conseil de guerre prévu, mais simplement de le déplacer.

Passer des heures autour d'une table, dans un pavillon ouvert à tous les vents, en compagnie du meilleur et du pire de la cour, pour discuter de politique extérieure, sujet sur lequel personne ne se souciait vraiment de son opinion, s'apparentait à une torture pour Tréville, et il s'était senti bouillir intérieurement tout au long de la séance.

Pour autant, il avait évidemment prêté attention au retour du cardinal, que l'on croyait encore dans ses terres vendéennes. Il l'avait trouvé pâle et fatigué, certainement très amaigri, mais il n'y avait lu que l'épuisement du voyage, chez un homme qui n'était, de fait, plus de la meilleure santé depuis longtemps. Que Richelieu eût enduré pareil épisode juste avant de dominer le conseil comme il l'avait fait forçait effectivement l'admiration.


Et lorsque, cet hiver-là, le cardinal dut s'aliter à une dizaine de reprises, paralysé par de mauvaises fièvres et des maux sur lesquels son médecin gardait le secret, Tréville s'abstint de participer aux plaisanteries de ses soldats sur la faible constitution de Richelieu (« en France les femmes sorties de couches sont plus solides que les ministres », commenta Constance Bonacieux, qui fut vivement applaudie dans toute la garnison pour ce trait d'esprit).

Lui aussi connaissait la faim, et il savait ce qu'elle fait à un homme.


Ce chapitre a été écrit en réponse au prompt 12 du Whumptober 2024 sur Tumblr.