Une seconde famille

Louis de La Valette savait se montrer un hôte attentif et accommodant, surtout lorsqu'il accueillait des invités de marque et, a fortiori, lorsque l'un d'entre eux était un ami aussi cher à son cœur qu'Armand, cardinal de Richelieu. D'ordinaire, on dégustait à sa table saucisses, foie gras et cassoulet jusqu'à plus faim, on buvait du vin puissant du Languedoc en suçant des sucreries à la violette, le tout au son des luths et des vièles qu'harmonisaient expertement les musiciens du Capitole, dont les chansons à l'ancienne manière plaisaient à l'archevêque de Toulouse. Cultivé et curieux, il conviait à sa table des savants et des salonnières, et contribuait lui-même largement aux brillantes conversations qu'il suscitait ainsi.

Ne rien pouvoir offrir de ce luxe à Armand et à son compagnon de voyage, le très respectable comte de Tréville, capitaine des mousquetaires du roi, le mettait au désespoir.

Mais la discrétion quant à leur séjour chez lui devait être absolue : le triste attentat dont ils avaient été victimes à Aucamville le confirmait absolument. Non qu'Armand eût informé Louis des objectifs de leur mission, car ce cardinal-là était secret comme ses chats ! Cependant, Louis aussi baignait dans l'Église et l'État depuis de nombreuses décennies, même s'il pêchait en eaux moins profondes que son compagnon de vocation : par cette longue habitude, il savait décrypter les présages de la sédition et les inquiétudes du roi. Le duc de Montmorency s'agitait beaucoup ; il s'agitait trop...

S'il apprenait que les fanatiques financés par Marie de Médicis avaient réussi à blesser grièvement le premier ministre et le capitaine Tréville, avant que ceux-ci ne trouvassent refuge dans les appartements de l'archevêque, le duc dépêcherait des assassins pour finir le travail jusque dans la sacristie de la cathédrale Saint-Étienne.

Aucune information sur leur présence ne devait donc filtrer à l'extérieur. Par peur des fuites, Louis avait installé ses pensionnaires dans sa propre chambre à coucher et congédié tous ses domestiques, ne gardant dans la confidence qu'Antoine, son secrétaire particulier. La suite d'Armand et de Tréville, elle, ne comptait en tout et pour tout que quatre mousquetaires. Enfin, trois mousquetaires et un soldat qui n'avait pas encore officiellement intégré la compagnie, mais qui était manifestement déjà très lié à ses compagnons. C'était à leur arrivée in extremis que le ministre et le capitaine devaient d'avoir survécu à l'embuscade, car ils avaient traversé la France à une allure presque inhumaine quand ils avaient découvert le complot par un heureux concours de circonstances, en enquêtant sur un inquiétant trafic de bronze dans les quartiers les plus mal famés de Paris.

(À chaque fois que les détails de cette investigation revenaient dans la conversation, Louis se signait avec ferveur, ému par la protection que Dieu accordait ainsi à ses serviteurs.)

À eux six, ils avaient lavé les blessures, avaient dressé des attelles et des pansements ; Antoine se chargeait des commissions et racontait dehors à qui voulait l'entendre que l'archevêque était maintenu au lit par une forte fièvre. Ce mensonge justifiait au passage ses fréquents arrêts chez l'herboriste.

La dévotion des mousquetaires à leur chef sautait aux yeux. Louis avait dû invoquer les meilleurs arguments de la casuistique, soutenus par des traits de rhétorique qu'il ne fourbissait d'ordinaire que pour clouer le bec aux jésuites, afin de les chasser de la chambre, où ils étaient déterminés à dormir en chien de fusil sur le tapis, au pied du lit qui, faute de place, hébergeait tout à la fois leur capitaine et leur ministre.

(Pour des raisons que vous comprendrez sans doute aisément, si vous connaissez la France, et si vous avez l'usage du monde, la chambre de l'archevêque était la seule pièce de ses appartements à n'avoir pas de fenêtre.)

Seul leur souci de la santé du capitaine, qui avait grand besoin de calme et de repos pour se remettre de la strangulation dont les marques noires restaient horriblement voyantes contre sa trachée – et des coups de masse qui lui avaient brisé le bras droit –, avait finalement convaincu ces soldats loyaux de quitter la chambre. Ils se relayaient néanmoins devant la porte, qu'ils maintenaient ouverte à toute heure, surveillant l'intérieur autant que l'extérieur, comme s'ils jugeaient qu'une troupe de mercenaires, aux poches chargées de poudre par le duc de Montmorency, représentait pour leur précieux commandant un danger égal à celui que posait Armand, pourtant toujours inconscient depuis que l'un des reîtres lui avait transpercé les reins avec son épée.

Ouais. Le cardinal de La Valette en savait beaucoup sur les actions de son ami Richelieu, mais même à un homme d'Église aux yeux aussi ouverts que les siens, semblable précaution paraissait excessive. Il y avait, indubitablement, un passif derrière, qu'Armand lui raconterait peut-être, s'il se rétablissait. (Plût à Dieu.)

Après des épisodes de lucidité intermittente, Tréville reprit définitivement connaissance le surlendemain de leur arrivée. Ce plein éveil fut salué par ses hommes en la plus étrange procession que Louis eût jamais vue.

Le jeune D'Artagnan, dont c'était alors le tour de garde, se précipita au chevet de son chef en rameutant ses compagnons de la voix ; il échangea quelques mots avec Tréville d'un ton vibrant de joie et de soulagement, puis s'appliqua, pour la quinzième fois peut-être, à étaler sur le bras écrasé l'onguent de sa mère, qu'il préparait tous les jours avec un soin infini. Le dénommé Aramis imita son exemple, vérifiant chacun des points de suture qu'il avait cousus lui-même et plaisantant sans discontinuer pour dissimuler l'intensité de son émotion. Porthos serrait la main gauche de Tréville avec tant de force que Louis s'inquiéta un instant pour la survie de cet appendice encore valide, tandis qu'Athos, dont la réserve coutumière trahissait une éducation noble, se tenait au pied du lit et clignait profusément des yeux.

Ils firent un tel boucan qu'ils finirent par tirer Armand aussi de son faux sommeil, précipitant Louis à son tour au chevet de son ami, auquel il tendit un godet rempli d'eau. Le réveil de Richelieu rafraîchit un peu l'humeur des mousquetaires, mais pas celle de leur capitaine, qui adressa au cardinal rescapé un large sourire de contentement.

Il y avait, là aussi, une histoire, que Louis espérait bien apprendre bientôt de la bouche d'Armand : Dieu lui pardonne ses péchés, le cardinal de La Valette aimait les cancans beaucoup plus qu'il ne devrait. Et si Armand et Tréville restaient trop discrets, il était sûr que ces mousquetaires dévoués n'avaient pas leur langue dans leur poche : le plus jeune membre du quatuor, par exemple, témoignait d'un tempérament loquace entièrement à son goût…


Ce chapitre a été écrit pour le prompt 13 du Whumptober 2024 sur Tumblr.