𝐅𝐄𝐘𝐑𝐀
Les rayons du soleil illuminaient les fontaines des jardins et une légère brise emportait avec elle les rires des enfants qui jouaient un peu plus loin. Feyra se tenait en retrait, appuyée contre le tronc d'un arbre, les bras croisés sur sa poitrine. Elle observait le groupe de trois adolescents qui bavardaient, assis au milieu des herbes coupées.
Kenneth se tenait au milieu, le visage morne, les yeux baisés. Il souriait de temps en temps face aux paroles de ses deux interlocutrices, mais elle le connaissait suffisamment pour savoir qu'il s'agissait d'un sourire forcé. Pourtant, Karenn semblait faire tout son possible pour essayer de le faire rire. Elle agitait ses bras en l'air, visiblement passionnée par ce qu'elle disait. La seconde fille, celle aux cheveux bleus - Alajéa - buvait ses paroles et pouffait en tenant ses côtes entre ses mains. Elle manqua même de basculer sur le dos, et Feyra nota la tension dans la mâchoire de son frère, ainsi que l'étincelle d'irritation qui brilla dans ses iris ambrés. Alajéa l'agaçait. Fortement. Mais parce qu'il n'en avait pas l'énergie, ou par égard pour Karenn, il ne fit aucun commentaire, supportant en silence le caractère excentrique de la sirène.
«C'est ton frère ? Il te ressemble.»
Feyra sursauta. Cersei se tenait à côté d'elle, un sourire amical courbant le coin de sa bouche. Elle ne l'avait pas entendu arriver et fut surprise de la voir aussi près d'elle, avant de se souvenir qu'elle avait affaire à une elfe. Cersei était aussi silencieuse qu'une ombre. Elle marchait sans aucun bruit, avec une grâce qui ferait pâlir de jalousie les naïades des rivières environnantes. Sous ses pas, les branches ne craquaient pas, les cailloux ne roulaient pas. Elle était le silence incarné, et pendant un court instant, la jeune femme pensa qu'elle aurait eu parfaitement sa place au sein de la garde de l'ombre.
La blonde tourna la tête vers elle, se rendant alors compte que Feyra l'observait depuis tout ce temps. Et qu'elle n'avait toujours pas répondu à sa question, qui n'en était pas vraiment une. Elle n'appelait à aucune réponse. Cersei savait que Kenneth était son frère, elle venait d'admettre qu'il lui ressemblait. Mais elle attendait peut-être qu'elle fasse la conversation, ne serait-ce que par politesse.
Feyra se racla nerveusement la gorge, avant d'acquiescer.
«Oui, c'est lui …elle jeta un regard peiné dans sa direction.
_ Tout va bien ?demanda Cersei, visiblement inquiète.On dirait que quelque chose te tracasse.»
Elle resta silencieuse un moment, se mordillant la lèvre inférieure, avant de lâcher :
«C'est juste que … Il ne va pas très bien en ce moment.
_ Pourtant, il semble plutôt en forme. Enfin si on met de côté le fait qu'il a l'air d'avoir envie d'étrangler Alajéa à chaque fois qu'elle ouvre la bouche, mais ne t'inquiète pas, il n'est pas le seul. Elle produit cet effet chez beaucoup d'autres. Elle peut être un peu …l'elfe chercha ses mots avec le plus grand soin.Agaçante par moments.
_ Ce n'est pas ça. Il broie du noir, il n'arrive pas à se servir correctement de ses pouvoirs. Il n'en a pas l'habitude, ce n'est pas aussi inné pour lui que pour moi et …Feyra prit une profonde inspiration, comme par se donner du courage, et força les mots à sortir.Je ne sais pas comment faire pour l'aider.»
L'admettre à haute voix lui fit mal, plus qu'elle ne l'aurait cru. C'était son échec à elle, pas à son frère. Le sien. Elle n'arrivait pas à l'aider, ne savait pas comment faire, et cela la rongeait. Elle se sentait coupable et horriblement inutile.
«J'essaye, vraiment, mais je ne sais pas comment m'y prendre. On arrive à rien ensemble, et il finit par perdre patience et se braquer. Et puis …elle marqua une pause, retenant un soupir.Je pense que je ne m'investis pas autant que Kenneth le voudrait, mais je manque de temps à cause des entraînements. Je ne peux pas lui en accorder plus.
_ Pourquoi est-ce que tu ne demandes pas à quelqu'un d'autre de vous aider ?
_ Qui ça ?souffla-t-elle, amère.Il n'y a pas d'autres infernis ou élémentaris au sein de la garde.»
Les choses auraient été beaucoup plus simples si ça avait été le cas.
«Il n'y a pas que les infernis qui savent contrôler le feu.»lui fit remarquer Cersei.
Feyra lui jeta un regard en coin, avant d'hausser un sourcil interrogateur. Même en y réfléchissant bien, elle ne voyait pas à qui l'elfe faisait référence. Il y avait bien les dragons, mais ils n'existaient plus que dans les mythes et légendes. Ça n'allait pas l'aider. Elle avait besoin de quelque chose de réel, de tangible.
«Pourquoi est-ce que tu ne demandes pas de l'aide à Miiko ?
_ Miiko ?!Feyra manqua de s'étrangler avec sa propre salive.
_ Elle maîtrise le feu elle aussi, certes pas au même niveau que toi. Vos pouvoirs ne sont en rien comparables,admit-elle en voyant la jeune femme ouvrir la bouche pour répliquer.Ils n'ont rien à voir en termes d'usage et de puissance, mais leurs invocations, leurs contrôles, ont peut-être des similitudes. Et si c'est le cas, alors elle peut t'aider. Peut-être que ton frère a juste besoin des conseils d'une autre personne, une personne extérieure qu'il n'aura pas peur de décevoir et à qui il n'a rien à prouver.»
Feyra pinça ses lèvres. Cersei avait de bons arguments, elle devait bien le reconnaître.
De trop bons arguments même.
«Le fait qu'il arrive à utiliser ou non ses pouvoirs n'a aucune importance. Il n'a rien à me prouver, ni à moi ni aux autres. Pas après tout ce qu'il a subi.
_ Mais peut-être qu'il veut se prouver des choses à lui-même et que c'est lui qu'il a peur de décevoir. C'est un inferni Feyra, comment est-ce que tu réagirais si tu étais à sa place ? Si tu n'étais plus capable de produire, ne serais-ce qu'une étincelle ?»
Elle ne serait plus rien, juste une coquille vide. Une âme en peine qui errerait partout et nulle part à la fois. Elle serait bien capable de se laisser dépérir, tout le contraire de son frère qui essayait de se relever, de retrouver le contrôle de ses pouvoirs. Elle ne savait pas où il trouvait la force de le faire.
«Je ne l'ai jamais fait se sentir misérable,répliqua-t-elle finalement, piquée au vif.
_ Ce n'est pas ce que j'ai dis Feyra, mais peut-être que lui voit les choses comme ça. Il n'a pas confiance en lui, ni en ses pouvoirs, mais il a confiance en toi. Et c'est peut-être ça le pire. À ses yeux, tu es tout pour lui et il te doit tout.»
Oh non, pas touteut-elle envie de crier.
«Et il n'arrive à rien. Tu imagines dans quel état il est ?insista la blonde.C'est un miracle qu'il n'ait pas encore craqué.»
La jeune femme reporta son attention sur les trois adolescents, le coeur lourd.
«Miiko refusera. Elle me déteste et je suis sûre qu'elle rêve secrètement de voir ma tête au bout d'une pique. Quelle affront ça serait si cette même tête osait lui demander un service.»
Cersei laissa échapper un petit bruit de gorge, entre le rire et le reniflement.
«Miiko a ses défauts, elle n'est pas parfaite, mais c'est une bonne cheffe. Laisse-la te le prouver. Et crois-moi, si elle avait voulu voir ta tête au bout d'une pique, elle l'aurait fait. Ou a minima, elle ne t'aurait pas donné un toit, ne t'aurait pas laisser rejoindre la garde obsidienne, et ne te laisserait pas libre de tes mouvements.
L'elfe posa une main douce sur son épaule et rapprocha son visage du sien. À cette distance, Feyra pouvait observer toutes les nuances de verts, intenses et pures, qui brillaient autour de ses pupilles noires.
«Demande lui Feyra, tu n'as rien à perdre.
_ Tu viens de citer toutes les choses pour lesquelles je devais lui être reconnaissante. Pourquoi est-ce qu'elle m'aiderait une fois de plus ? À ses yeux, elle en a certainement déjà trop fait et elle n'a toujours rien eu en échange,elle soupira.Elle est perdante dans l'histoire et, je ne sais pas pourquoi, mais je ne l'imagine pas perdre.
_ Elle acceptera.»
Le ton de Cersei était sans appel. Elle semblait tellement sûre qu'elle que Feyra eut envie de la croire.
«Elle ne le fera pas pour t'aider toi, mais pour l'aider lui,précisa la blonde en désignant son frère.Ce n'est pas toi qu'elle va aider, à qui elle va rendre service, mais à Kenneth. Un innocent qui n'a rien demandé et qui a déjà trop perdu. Demande lui, ou au moins, promets moi que tu vas y réfléchir.
_ J'y penserais …»
Plusieurs jours s'étaient écoulés depuis sa discussion avec Cersei, et l'idée avait fini par faire son bout de chemin. L'elfe avait raison. Elle était dans une impasse, et bien que cela lui déplaisait, elle n'avait plus le choix. Elle allait devoir mettre sa fierté de côté et demander de l'aide à la personne qui la méprisait le plus au moins de la garde – mis à part Lance.
Feyra grimpa les dernières marches et entra dans la bibliothèque. Une douce lumière illuminait la pièce, dont les murs étaient remplis, du sol au plafond, de livres. Plusieurs tables de travail étaient disposées un peu partout, sur lesquels des faeries étaient installés. Ils lisaient, traduisaient, retranscrivaient leurs recherches sur des feuilles de parchemin, et seul le grattement de leurs plumes se faisait entendre. La jeune femme marqua un temps d'arrêt sur le seuil de la porte, comme frappée par le calme et la sérénité du lieux.
«Feyra ?»
Elle secoua la tête, reprenant contact avec la réalité à l'entente de son nom, puis se tourna. Assis à une table à proximité de l'entrée, les lunettes remontées sur son nez aquilin, Keroshane l'observait.
«Je peux faire quelque chose pour toi ? De quoi as-tu besoin ?»lui demanda-t-il en se levant pour venir à sa rencontre, le bruit de ses sabots résonnant doucement contre le sol en marbre.
«À vrai dire, je cherche Miiko. Jamon m'a dit que je pourrais la trouver ici.»
Elle réprima un frisson en repensant à sa rencontre avec l'ogre. Elle s'était dirigée d'un pas plutôt assuré vers la salle du cristal, certaine d'y trouver la chef de garde étincelante. Mais elle n'y avait trouvé personne. La salle du cristal était déserte et lorsqu'elle avait voulu rebrousser chemin, elle avait manqué de percuter Jamon. De sa voix bourrue, il lui avait demandé ce qu'elle faisait ici, toute seule. À sa grande surprise, elle avait réussi à lui dire qu'elle cherchait Miiko sans buter sur ses mots. Il lui avait alors dit de tenter sa chance à la bibliothèque et elle ne s'était pas attardée plus longtemps.
Kero haussa un sourcil, visiblement surpris, avant de se ressaisir et d'acquiescer.
«Oui, elle est ici. Tu la trouveras au fond de la bibliothèque.»
Elle remercia la licorne, puis se fraya un chemin entre les étagères. Elle n'avait jamais vu autant de livres regroupés en un seul et même endroit. Des livres de toutes les tailles, de toutes les époques et de toutes les langues - certaines oubliées - défilaient sous ses yeux.
Elle émergea d'une allée et aperçut la kitsune un peu plus loin, assise à une table. Feyra prit une profonde inspiration. Miiko, trop absorbée par sa rédaction, ne semblait pas l'avoir entendu arriver ou alors, elle faisait très bien semblant. La jeune femme s'avança doucement et attendit, avant de se racler la gorge, attirant l'attention de la kitsune sur elle. Ses prunelles sombres se posèrent sur elle et sa bouche se contracta aussitôt. Un froncement de sourcil vint assombrir les traits de son front. Miiko lui jeta un regard hautain, la regardant de haut en bas.
«Je peux faire quelque chose pour toi ?»s'enquit-t-elle en se redressant sur son siège.
Son ton n'était pas aussi sec et tranchant que les fois précédentes, mais il était loin d'être amical.
«Je voudrais te demander un service …»
Miiko ricana entre ses dents.
«Tu n'as pas l'impression que tu en as déjà beaucoup demandé ?elle ne lui donna pas l'occasion de répondre, ce qui était peut-être pour le mieux, et enchaîna.Qu'est-ce que tu veux ?
_ C'est au sujet de Kenneth. J'imagine qu'Eweleïn vous en a parlé. Il … Pour le moment, il est incapable de se servir correctement ses pouvoirs. J'essaye de l'aider, du mieux que je peux, mais ça ne donne rien. Il est comme … Bloqué.
_ Et en quoi ça a un rapport avec moi ?
_ Je me disais que peut-être … Que peut-être tu …Feyra soupira bruyamment.Tu es capable d'invoquer le feu avec ton bâton. Je ne sais pas exactement comment ça fonctionne, mais il est possible que nos pouvoirs se ressemblent. Que leurs invocations, leurs contrôles aient des similitudes. Alors je me disais que, peut-être, tu pourrais-
_ Que je pourrais aider ton frère à contrôler ses pouvoirs ?»la coupa la chef de garde.
Feyra acquiesça avec raideur.
«L'aider à apprendre à s'en servir serait peut-être plus juste.»précisa-t-elle.
Kenneth n'avait pas beaucoup eut l'occasion de se servir de ses pouvoirs avant qu'ils ne soient capturés par les marchandes d'esclaves. Pour elle, c'était aussi inné que de respirer ou de marcher, elle n'avait pas besoin de se concentrer pour s'en servir. Pas pour son frère.
«Je sais que tu ne m'aimes pas, que tu ne me portes pas dans ton coeur et que tu étais contre mon admission dans la garde. Je ne t'en tiens pas rigueur et j'aimerais que tu en fasses de même, que tu ne reportes pas mes fautes sur mon frère. Il n'y est pour rien, il n'a rien fait. Il ne mérite pas tout ça et il en souffre énormément, alors si tu pouvais … Si tu pouvais l'aider … S'il te plaît.»la supplia-t-elle en forçant le dernier mot à franchir la barrière de ses lèvres.
Elle se détestait. Elle détestait l'image faible et suppliante qu'elle devait renvoyer, mais avait-elle seulement le choix ? Si Miiko lui demandait de l'implorer à genoux, elle le ferait. Évidemment qu'elle le ferait. Elle ferait tout pour son frère.
«Il est au courant ? Tu lui as dit que tu voulais que je l'aide dans son apprentissage ?
_ Non. Je voulais d'abord en parler avec toi avant de lui donner de faux espoirs.
_ Sage décision.»fredonna la kistune.
Feyra sentit son souffle se bloquer dans sa gorge. Elle regarda Miiko, interdite.
«Ça veut dire que tu refuses ?»
Miiko daigna enfin la regarder dans le blanc des yeux. Elle pencha la tête sur le côté, faisant bouger quelques mèches de cheveux noirs sur son épaule. Elle semblait réfléchir, pesant le pour et le contre.
«Je vais le faire,déclara-t-elle finalement.Je vais aider ton frère, mais selon mes conditions.
_ C'est-à-dire ?demanda Feyra, la gorge sèche.
_ Tu n'assisteras pas aux leçons, il n'y aura que lui et moi. Et peut-être Leiftan. Il connaît de nombreuses techniques de méditation qui pourraient sûrement aider ton frère. Il ne faut pas le brusquer et être constamment sur son dos.
_ Ce n'est pas ce que je fais,répondit Feyra, piquée au vif par le sous-entendu.
_ Peu importe, il a besoin d'être en confiance, de croire en lui avant de tenter quoi que ce soit. Je ne veux pas qu'il voit la déception dans ton regard quand il échouera.
_ Parce que tu penses qu'il va échouer ?
_ Au début oui. On échoue tous, ça fait partie du processus. Alors, c'est bon pour toi ?»
Elles se jaugèrent mutuellement du regard.
«C'est d'accord,grinça la jeune femme entre ses dents.
_ Bien, tu peux lui dire de venir me voir quand il se sentira prêt. Ça doit venir de lui, il doit faire le premier pas. Je ne le forcerais pas,Miiko attrapa les feuilles de parchemin éparpillées devant elle et les regroupa en un tas unique.Si c'est tout, tu peux disposer. Je ne te retiens pas. »
Elle murmura un faible «merci» avant de tourner les talons.
«Feyra.»
La voix autoritaire de la kistune claqua dans son dos. Elle s'immobilisa, puis jeta un regard par-dessus son épaule.
«Que les choses soient bien claires. Comme tu l'as dit, je le fais pour lui, pas pour toi.»
Feyra hocha la tête. Elle l'avait bien compris, et sans un mot de plus, elle quitta les lieux.
