KENNETH
Allongé sur une paillasse sale posée à même le sol, les poignets entravés par des chaînes en acier, il lui semblait entendre des éclats de voix au loin. Il n'en était pas sûr, ça pouvait tout aussi bien être le bruit du vent.
Les yeux grands ouverts, il fixait le plafond sans le voir. Il faisait noir dans sa cellule, il y faisait toujours noir. Il avait froid, mais il ne bougea pas. Il n'essaya pas de se réchauffer en rapprochant ses genoux contre lui ou en frictionnant ses côtes avec ses bras. Kenneth avait mal partout, même respirer lui faisait mal et chaque souffle ravivait un peu plus la douleur de ses blessures. Il en avait reçu des nouvelles, aux jambes. Ses geôliers avaient trouvés amusants de lui retirer des lambeaux entiers de chair, et même s'il avait fini par crier tant la douleur était insupportable, il n'avait pas pleuré. Il ne leur avait pas fait ce plaisir et ne les avaient pas non plus suppliés d'arrêter, ça ne servait à rien de toute façon, ils ne le faisaient jamais. Il avait fini par perdre connaissance et à son réveil, il était de retour dans sa cellule. Kenneth entendit soudain le cliquetis des clefs dans la serrure, puis la porte s'ouvrir dans un grincement sinistre. Il se raidit, redoutant le pire. Ils avaient pour habitude de lui laisser plusieurs jours de répit avant de recommencer, s'ils revenaient maintenant, ce n'était pas bon signe pour lui.
« Kenneth ? Kenneth, tu m'entends ? »
Il ferma brusquement les paupières. Il ne savait pas comment ils avaient fait, mais cette fois-ci, ses gardiens venaient le torturer avec la douce voix de sa sœur. Mais ça ne pouvait pas être elle, ce n'était qu'une illusion, parce qu'elle n'était pas là. Feyra n'était pas là. Elle était partie. Ils l'avaient emmené plusieurs semaines auparavant et depuis, il n'avait plus eu aucune nouvelle.Il avait attendu son retour pendant des jours. Elle lui avait promis de revenir, mais plus le temps passé et moins il y croyait. Elle était peut-être morte et c'était sûrement le sort qui l'attendait lui aussi.
« Kenneth ? Kenneth c'est moi. C'est Feyra. »
Il perçut des bruits de pas tout près de lui et, l'instant d'après, il discerna la faible lueur d'une flamme au travers de ses yeux clos. Quelqu'un avait allumé une torche. Un sanglot étranglé résonna alors contre les murs de sa cellule et il sentit une présence se pencher au-dessus de lui.
« Mon dieu Kenneth ... Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Réponds-moi, dit quelque chose ... »
Il serra des dents, c'était un véritable supplice de ne pas lui répondre tant il percevait l'effroi et l'inquiétude dans ses mots. Sa voix vibrait d'une émotion non-dissimulée. Il ne résista pas plus longtemps à la tentation. Il voulait la voir, il voulait voir le visage délicat de Feyra, elle qui ressemblait tant à leur mère, ou du moins, au souvenir qu'il en avait.
Il ouvrit les yeux et battit plusieurs fois des cils pour s'habituer à la lumière, puis il tourna lentement la tête vers la droite. Elle était là, à genoux près de lui, les joues baignées de larmes. Feyra était là, et pendant un moment, il se dit que ce n'était pas possible, que sa sœur ne pouvait pas être ici, dans cette caverne lugubre avec lui. Je dois être mort ou en train de délirer à la cause de la fièvre, ça doit être ça, pensa-t-il platement. Feyra posa une main rassurante sur sa joue puis sur son front, balayant ses boucles emmêlées. Il se détendit imperceptiblement à son contact. Elle essaya de lui sourire, mais son expression ressemblait plus à une grimace qu'autre chose. Elle laissa échapper un sanglot.
« Je suis désolée Kenneth. Je suis tellement désolée ... C'est de ma faute, tout est de ma faute. »
Elle pleura de plus belle et Kenneth fit un effort surhumain pour bouger son bras, réprimant difficilement un sifflement douloureux. Il posa sa main sur la sienne dans un tintillement métallique à cause ses chaînes, et ses pleurs cessèrent aussitôt.
« Fe-Feyra ... ? articula-t-il avec difficulté. C'est ... C'est toi ?
_ Oui ... Oui c'est moi. C'est fini maintenant, tout est fini. On va s'occuper de toi. »
Elle se tourna vers la porte.
« Nevra ! Nevra, il est ici. » appela-t-elle avec empressement.
Il fronça les sourcils. Il ne connaissait pas ce nom, il ne savait pas de qui il s'agissait, mais la réponse vint à lui alors qu'un homme aux cheveux noirs entra dans sa cellule. Il ne le connaissait pas, il ne l'avait jamais vu. Il ne faisait pas parti des mercenaires qui le surveillaient, ou plutôt, qui le torturaient. Le dénommé Nevra échangea quelques mots avec sa sœur, mais il n'en comprit pas le sens. Il se sentit partir, basculer en arrière alors qu'il se trouvait déjà par terre, et se laissa finalement engloutir par les ténèbres.
Kenneth reprit connaissance plusieurs heures ou plusieurs jours plus tard, il n'aurait su le dire. Il avait complètement perdu la notion du temps à force de croupir dans une cellule sombre et insalubre. Il papillonna des cils plusieurs fois, le temps de s'habituer à la douce lumière du soleil qui passait au travers de la toile beige tirée au-dessus de lui. Il se trouvait dans une carriole, allongé sur un matelas de fortune. Une couverture avait été posée avec soin sur lui.
Il tourna lentement la tête et tomba sur la silhouette de sa sœur. Assise par terre sur le plancher, elle se tenait appuyée contre la structure en bois du chariot et regardait le paysage en dehors. Il suivit son regard. À perte de vue, s'étendait une végétation sauvage et luxuriante aux couleurs vives. Il comprit qu'ils n'étaient plus dans les Terres de l'Ouest.
Il reporta son attention sur Feyra – qui se n'était pas encore rendue compte qu'il était réveillé – et prit le temps de l'observer quelques instants. Elle semblait fatiguée, ses traits étaient tirés et de légers cernes violacés se dessinaient sous ses yeux, mais étonnamment, il dégageait d'elle une certaine sérénité. Elle était calme, apaisée. Il ne se souvenait pas de la dernière fois qu'il l'avait vu ainsi, cela remontait probablement à six ans en arrière, avant la mort de leurs parents. À cette époque, ils n'avaient pas encore conscience de la brutalité du monde dans lequel ils vivaient.
Ils étaient issus d'une famille de nomade, leur père – un inferni tout comme eux – avait fui son village avec leur mère de peur que leur secret ne soit découvert. Ils ne restaient jamais longtemps au même endroit et devaient sans cesse rester sur leurs gardes afin de ne pas révéler leurs pouvoirs au grand jour.
« Ce monde est dangereux pour les gens comme nous, ne cessait de répéter leur père. Il faut que vous fassiez attention. Vous ne pouvez faire confiance à personne à par vous-mêmes. »
Mais un soir, leurs vies avaient basculé. Kenneth était sorti en cachette de la caravane et avait suivi sa sœur qui se dirigeait vers les falaises. Il l'avait supplié de l'emmener avec elle pour regarder les étoiles. Elle avait rechigné pour la forme, mais avait fini par accepter, pour son plus grand bonheur. Ils attendaient que la lune se lève lorsqu'il lui avait demandé de raconter une histoire. Elle l'avait fait, naturellement, et comme toujours, elle avait matérialisé des petits personnages de feu dans ses paumes pour illustrer son récit. Il avait été hypnotisé par ses gestes, affirmant que jamais il ne lui arriverait à la cheville. Elle avait ri et lui avait ébouriffé les cheveux.
« Tu n'as que sept ans, c'est normal, lui avait-elle dit. Moi non plus à ton âge je ne savais pas faire ça. Tu verras plus tard, tu seras capable de faire la même chose. »
Puis des marchands d'esclaves leur étaient tombés dessus et leurs vies avaient virés au cauchemar. Ils avaient tué leurs parents. Aucun des deux ne s'était défendu à cause des lames qui reposaient contre la peau fine du cou de leurs enfants. Feyra et lui avait ensuite était emmené dans des terres reculées et enfermés dans des cages avec d'autres faeries. Il y avait des élémentaris, mais aussi des loups-garous, des bugbears et toute autre race qui pouvait rapporter gros sur le marché noir.
Ils avaient été vendus un an plus tard, et étaient depuis, baladés de contrés en contrés, et de mercenaires en mercenaires jusqu'à tomber entre les mains des derniers en date. Ils avaient eu de la chance de ne pas être séparé, c'est du moins ce qu'avait pensé Kenneth avant de se rendre compte que ce n'en était pas une. C'était une garantie pour leurs propriétaires. Avec lui sous leurs coupes, sa sœur n'avait d'autres choix que de leur obéir au doigt et à l'œil. Elle ne pouvait pas se rebeller sans risquer qu'il en paye le prix. Il avait été sa faiblesse, son unique point faible. Sans lui, elle se serait déjà enfouie depuis longtemps.
« Où est-ce qu'on est ? »
Sa voix était enrayée, râpeuse, et parler lui faisait mal à la gorge. Feyra se tourna brusquement vers lui, la surprise qui éclaircissait les traits de son visage laissa rapidement place au soulagement. Elle soupira bruyamment et se rapprocha de la couchette.
« On est en route pour la garde d'Eel. On devrait arriver bientôt.
_ La garde d'Eel ? » répéta-t-il en fronçant les sourcils.
Il ne comprenait pas, mais il n'eut pas le temps de poser plus de questions que sa sœur enchaîna :
« Comment tu te sens ? elle posa une main sur son front. On dirait que ta fièvre est tombée, c'est une bonne chose. Nevra m'a dit que la garde avait les meilleurs médecins de la région. Ils vont prendre soin de toi et te soigner. »
Il acquiesça mollement et essaya de se redresser sur ses coudes. Il grimaça et finit par renoncer, il ressentait une douleur vive parcourir chacun de ses muscles au moindre mouvement. Il agrippa alors timidement le bord de la couverture. Kenneth déglutit péniblement et inspira un grand coup avant de la lever. Il jeta un regard anxieux sur ses jambes. Des bandages recouvraient ses plaies, sa sœur ou qui que ce soit, avait dû faire le nécessaire. Feyra posa une main sur la sienne et le força à reposer la couverture. Il croisa ses iris ambrés.
« Combien de temps je suis resté inconscient ?
_ Cinq jours ... elle se pinça les lèvres. C'est fini Kenneth, tout est fini. Tu ne risques plus rien. Tu es en sécurité maintenant, la garde te protégera. Nevra me l'a assuré.
_ Et toi ? »
Elle garda le silence un moment, avant de répondre :
« Je ne sais pas ... J'ai fait des choses horribles Kenneth, des choses dont je ne suis pas fière, alors je ne sais pas trop … Nevra m'a dit qu'il m'aiderait à plaider ma cause, mais il n'y a rien de plus à dire. Les faits sont là.
_ Tout ce que tu as fait, tu l'as fait parce que tu n'avais pas le choix. Tu l'as fait à cause de moi.
_ Peu importe. Le plus important, c'est que toi tu ailles bien. Rien d'autre ne compte. »
Elle se pencha doucement vers lui et déposa un baiser sur son front. Une légère odeur de fleur envahit les narines du garçon alors que quelques mèches de cheveux bruns glissaient sur son visage.
« On arrive bientôt, essais de te reposer un peu. »
Il serra sa main dans la sienne avant de fermer les yeux.
« On est ensemble, affirma-t-il.
_ On est ensemble. » murmura-t-elle en resserrant sa prise sur lui.
