FEYRA
La route semblait interminable. Ils évoluaient depuis un moment dans une forêt dense sans en voir le bout. Le chemin était escarpé par endroit et difficilement praticable pour les chariots, rendant difficile leur progression. Des arbres par millier défilaient sous ses yeux et le soleil peinait à passer au travers des épais feuillages de la canopée. Kenneth somnolait à côté d'elle. Il laissait parfois échapper des gémissements dans son sommeil, et lorsque c'était le cas, elle lui caressait doucement les cheveux.
Elle entendit des exclamations de joie se faire entendre quand ils arrivèrent enfin à la lisière du bois. Feyra passa alors la tête de l'autre côté de la toile et observa le paysage qui s'offrait à elle. Une vaste plaine s'étendait devant eux et un peu plus loin, perchée sur le bord d'une falaise, se dressait une magnifique cité blanche qui brillait sous les rayons du soleil.
« On est arrivé ? demanda la voix fatiguée de son frère dans son dos.
Elle acquiesça.
« Ça a l'air beau. » fut tout ce qu'il trouva à dire.
La jeune femme coula un regard dans sa direction et lui sourit faiblement pour confirmer ses propos, avant de reporter son attention sur la cité. Elle était nerveuse. Elle ne savait pas à quoi s'attendre et sentait son estomac se contracter un peu plus à chaque pas qui la rapprochait du mur d'enceinte. Ils s'arrêtèrent juste devant la grande porte principale, près de laquelle se tenait deux gardes. Nevra descendit aussitôt de son shau'kohow et fut rapidement imité par les autres membres de leur groupe. Il passa ensuite entre les rangs.
« On est arrivé, tout le monde descend. Pas toi, précisa-t-il inutilement à l'intention de Kenneth qui était de tout façon trop faible pour tenir debout, avant d'interpeller l'un de ses camarades. Valarian. Va chercher Eweleïn et dis lui de venir avec un brancard. »
Il baissa d'un ton.
« Et va voir Miiko après. Il faut que je la voie de toute urgence, elle et la garde étincelante. »
Ils s'éloignèrent tous les deux en faisant des messes basses et Feyra en profita pour descendre du chariot. Elle fit quelques pas et examina les alentours avec intérêt. Ça n'avait absolument rien à voir avec le temps grisonnant et les landes défraîchies des Terres de l'Ouest. L'air ambiant était doux et le ciel, dépourvus du moindre nuage. Une légère brise aux effluves iodés vint faire voler ses boucles châtains, la mer devait se trouver tout prêt, en bas des falaises. Elle se surprit à apprécier ce court instant de calme, puis retourna auprès de son frère. Il avait les yeux à moitié fermés et luttait de toutes ses forces pour ne pas se rendormir. Il grelottait sous sa couverture, il avait de nouveau de la fièvre.
« Ça a l'air grand, on va être bien ici, lui dit-il en claquant des dents.
_ Oui, sûrement ...
Elle avait du mal à partager son enthousiasme, mais se garda de tout commentaire. À la place, elle regarda les allées et venues des autres gardiens qui s'affairaient autour d'eux et déchargeaient le matériel.
« Nevra ? Tu m'as demandé de venir avec un brancard ? »
Une voix féminine attira son attention. Une elfe à la peau violet pâle, et aux cheveux et aux iris bleu polaire se tenait élégamment devant eux. Nevra arriva à sa hauteur et l'entraîna un peu plus loin à l'écart du groupe, mais ils se trouvaient toujours à portée de voix et Feyra pu aisément entendre ce qu'ils se disaient.
« Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Qui est blessé ?
_ C'est un peu compliqué ... commença le vampire en passant une main dans ses boucles sombres. L'un des deux infernis, le garçon, est dans un sale état et-
_ L'un des deux ... ? Il y en avait deux ? »
Eweleïn écarquilla les yeux et tourna la tête dans la direction du chariot.
« Tu les as ramenés ici, avec toi ? demanda-t-elle, surprise.
_ Ils ne représentent aucun danger pour la garde. Je peux te l'assurer. Je m'occupe de tout. Et j'en assumerais les conséquences si jamais ça se passe mal, mais il n'y a pas de raison. »
L'elfe haussa un sourcil. Elle paraissait dubitative, mais se garda de répondre quoi que ce soit. Elle n'en avait pas besoin, l'expression qui flottait sur son visage parlée pour elle. Elle laissa un profond soupir se faire entendre et se pinça l'arête du nez.
« Tu peux t'occuper de lui ? Il a vraiment besoin de soin, insista Nevra. On a fait ce qu'on a pu, mais j'ai peur que ça n'ait servi à rien.
_ Bien sûr que je vais m'occuper de lui, pour qui tu me prends ? J'espère seulement que tu sais ce que tu fais. Les autres ne vont pas être ravis. »
Sur ses mots, elle s'éloigna de son interlocuteur et se dirigea vers la carriole. Elle croisa le regard ambré de Feyra et ralentit le pas, ayant sans doute l'impression de marcher sur des charbons ardents. Elle lui offrit tout de même un faible sourire quand elle arriva à sa hauteur.
« Bonjour, la salua-t-elle poliment. Je m'appelle Eweleïn, je suis infirmière. »
Feyra fit rapidement les présentations et lui expliqua les soins qui avaient été prodigués en urgence à son frère. Eweleïn hocha la tête et, d'un signe de la main, indiqua à ses assistants qui se tenaient en retrait d'apporter le brancard. Elle se pencha vers Kenneth.
« Tu vas venir avec moi. Je vais examiner tes blessures et te soigner, elle reporta son attention sur la jeune femme à ses côtés. On sera à l'infirmerie. Si tu le cherches, Nevra te montrera le chemin. »
Elle acquiesça et remercia l'elfe tandis qu'ils emmenaient son frère dans l'enceinte des murs de la cité. Elle ne le quitta pas des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse de son champ de vision. Elle dut prendre sur elle pour ne pas se ruer à sa suite, mais Nevra lui avait explicitement demandé de rester avec lui.
« Tout ira bien, ils vont prendre soin de lui. »
Feyra se retourna pour faire face au vampire.
« Je sais.
_ Nevra. Ils t'attendent. »
Valarian était de retour. Nevra le congédia avec un simple hochement de tête et, la mine soudainement embarrassée, se pencha pour prendre quelque chose à l'intérieur du chariot. Il s'agissait d'un petit coffret en velours noir duquel il sortit deux bracelets métalliques aux ornements runiques. Elle tressaillit en les reconnaissant, ce qui n'échappa pas à son interlocuteur.
« Je sais que tu n'en as pas envie et que ce n'est pas agréable, mais il faut que les mettes. La garde se sentira plus en confiance si tu les portes, et ça prouvera ta bonne foi.
_ Ça se voit que ce n'est pas toi qui dois les porter, siffla-t-elle. Depuis quand je suis passée de protégée à ''ennemie public numéro un'' ? »
Il ricana amèrement.
« J'étais censé vous neutralisez Feyra - ou plutôt te neutraliser toi - pas vous ramenez ici. C'est juste pour leur montrer que tu n'es pas une menace et qu'il est possible de discuter.
_ Tu n'en a pas donné à mon frère, fit-elle remarquer.
_ Dans son état, il n'est une menace pour personne. Il ne peut pas marcher et je ne suis pas sûr qu'il puisse allumer une bougie même s'il en avait envie. Et puis, ça n'aurait servit à rien. Eweleïn les lui aurait enlevés à la minute où elle les aurait vus. »
Feyra retint un soupir et, résignée, tendit docilement les poignets devant elle. Elle grimaça et laissa échapper un faible gémissement plaintif quand l'acier entra en contact avec sa peau. Elle avait pourtant l'habitude. Les marchands d'esclaves et les mercenaires en avaient souvent utilisé par le passé afin de pouvoir dormir sur leurs deux oreilles. Elle en portait encore les stigmates. Elle avait de légères cicatrices blanches sur les poignets et les chevilles qui ne disparaîtraient probablement jamais. Elle devrait vivre avec pour le restant de ses jours.
Mais elle ne se ferait jamais vraiment à la douleur qu'elle ressentait lorsqu'elle les portait. La sensation était comparable à celle de milliers de lames chauffées au fer-blanc qui lui transperçaient la peau. Les infernis étaient immunisés contre le feu, sauf s'il provenait d'un de leurs semblables. Ces bracelets n'avaient pas seulement était fabriqués pour brider leurs pouvoirs, mais aussi pour qu'ils puissent goûter à la souffrance qu'ils pouvaient infliger aux autres.
« Je te promets que tout se passera bien, lui souffla-t-il en posant une main sur son épaule.
_ Évite de faire des promesses que tu ne peux pas tenir. »
Le vampire la guida à travers la cité. Feyra essaya de le suivre dans se laisser distancer, mais elle eut du mal à garder le rythme. Elle ne savait plus où donner de la tête. Il y avait trop de choses qui attiraient son attention : les arches magnifiquement sculptées sous lesquels ils passaient, les enfants qui courraient en riant dans les jardins, l'odeur des épices provenant des échoppes du marché.
Ils croisèrent plusieurs personnes sur leur chemin qui saluèrent chaleureusement Nevra, mais quand ils posaient les yeux sur elle, leurs expressions changeaient radicalement. Ils fronçaient les sourcils et la regardaient avec méfiance, chuchotant sur son passage. Mal à l'aise, elle glissa instinctivement les manches de sa chemise un peu plus bas sur ses mains pour cacher les bracelets.
Nevra grimpa les marches du bâtiment principal, celui depuis lequel s'élevait une tour haute de plusieurs mètres. Ils arrivèrent dans un vaste hall, mais il ne laissa pas le temps à la jeune femme de s'extasier devant l'architecture et la pressa. Il emprunta un large couloir sur la gauche et s'arrêta devant une immense porte à deux battants avant de se tourner vers elle.
« Prête ? »
Elle acquiesça, même si elle avait envie de faire demi-tour et de partir en courant. Ils entrèrent ensemble dans une grande salle dont les murs étaient recouverts de fenêtres, éclairant le large cristal bleu qui se trouvait au centre. Elle se sentit ridiculement petite et insignifiante en comparaison de sa taille et de l'aura magnétique qu'il dégageait. Elle déglutit péniblement et avança jusque devant la petite estrade sur laquelle se tenait plusieurs faeries. Une kitsune aux longs cheveux noirs dominait l'assemblé. Elle tenait un bâton au bout duquel était accroché une lanterne et une lueur inquisitrice brûlait dans le fond de ses iris.
« Nevra, je pense que tu nous dois quelques explications.
_ Je devrais peut-être attendre les autres avant de commencer. Où sont Lance et Ezarel ?
_ En mission. Ils ne reviendront pas avant plusieurs jours. Je t'en pris, nous t'écoutons. »
Il prit une profonde inspiration et désigna la jeune femme à ses côtés.
« Je vous présente Feyra. C'est ... C'est une inferni. Elle et son frère son venu trouver refuge ici.
_ Son frère ? s'exclama un homme avec une corne de licorne sur le front. Il y en avait plusieurs ? »
Nevra hocha la tête.
« Tu devrais les appréhender Nevra. Pas les ramener ici et leur offrir le gîte et le couvert, gronda la kitsune. À quoi est-ce que tu pensais ?
_ Ils se sont rendus. Feyra s'est rendue, rectifia-t-il. Ces types – des mercenaires – retenaient son frère en otage, mais elle nous a aidé à les mettre hors d'état de nuire et ensemble, nous avons pu secourir son frère.
_ Et où est-il maintenant ? demanda une brownie aux grandes oreilles.
_ A l'infirmerie avec Eweleïn. Il n'est pas en état d'être présent ici, ses blessures sont trop importantes. »
Un silence pesant tomba sur eux. La kitsune posa un regard noir sur Feyra. Elle la regardait comme si elle était un insecte dangereux et indésirable qui venait de se poser sur son bras. Un insecte qu'il fallait éliminer sans perde de temps. Elle reporta finalement son attention sur le vampire.
« Tu dis qu'elle s'est rendue ? Et alors ? Ce n'est pas un peu facile ? Elle a réduit des villages en cendre, massacré des innocents, mais parce qu'elle s'est rendue, nous devrions faire comme si de rien n'était ? Passer l'éponge sur ses actes et l'accueillir à bras ouvert ? Dis plutôt qu'elle a sentit le vent tourné et qu'elle a retourné sa veste. »
Feyra serra des dents, essayant de prendre sur elle. Nevra lui avait impérativement ordonné de garder le silence, à moins qu'un membre de la garde étincelante ne lui adresse directement la parole. Ce qui n'était pas le cas. La kitsune faisait comme si elle n'était pas dans la pièce.
« Je t'en prie Miiko, ne te montre pas aussi-
_ Je n'avais pas le choix. » intervint brusquement Feyra.
Nevra se tourna vers elle et lui jeta un regard qui lui demandait explicitement de se faire. Tant pis. Elle en avait assez de se faire traiter comme une moins-que-rien. Elle l'ignora et fit un pas en avant.
« Ils menaçaient la vie de mon frère. Ils le torturaient. J'ai ... Je n'ai pas fait ce que j'ai fait par plaisir, mais je l'ai fait. J'ai fait ce qu'il fallait faire pour nous garder en vie, au détriment de la vie d'innocents, c'est vrai. Je ne vous demande pas votre pardon, je vous demande juste de prendre soin de mon frère, de veiller sur lui. Il n'a rien fait, il n'a rien à voir dans cette histoire et il en a quand même payé le prix. »
Personne ne sembla vouloir l'interrompre, alors elle continua :
« Prenez soin de lui, c'est tout ce que je vous demande, s'il vous plaît ... elle força le dernier mot. Et vous pourrez faire ce que vous voulez de moi. Enfermez-moi si vous estimez que c'est ce que je mérite ou ... Ou envoyez moi à la potence ... Faites ce que vous jugerez nécessaire à vos yeux pour que ma dette soit payée, mais protégez mon frère. »
Elle reprit son souffle, attendant la suite avec nervosité, mais son monologue sembla faire réfléchir son auditoire. La kistune – Miiko – finit par émettre un claquement de langue sonore tout en la gratifiant d'un regard désapprobateur. Elle se tourna vers l'ogre qui se tenait en retrait derrière elle.
« Jamon, celui-ci releva la tête. Emmène la voir son frère et reste avec eux. Ne la quitte pas d'une semelle. Nous devons parler en privé. »
Jamon acquiesça et descendit les marches de l'estrade. Il se posta juste devant elle et, devant son impressionnante carrure, elle recula d'un pas. Il resserra sa prise sur sa hallebarde et lui intima de se mettre en route. Elle hésita, puis croisa les yeux sombres de Nevra. Il hocha lentement la tête à son attention. Elle choisit alors de lui faire confiance, de croire qu'elle ne risquait rien et sortit de la salle du cristal, l'ogre sur ses talons.
