FEYRA
Feyra détestait les exercices de gainage, surtout parce qu'elle menaçait de s'effondrer avant la fin du temps imparti. Elle grimaça et serra des dents, prenant sur elle. Elle ne pouvait pas flancher, au risque de devoir refaire une nouvelle série. Ses bras tremblaient sous son poids. Les secondes semblaient durer des heures puis, après ce qui lui parut une éternité, Sirius mis fin à ses souffrances.
Elle se laissa retomber mollement contre le sol terreux. Elle en avait assez de tous ces exercices. Tous les jours, c'était la même chose. Elle enchaînait les pompes, les planches, les flexions et toute sorte d'alternatives qu'elle devait maintenant effectuer avec des poids. Le pire, c'est que cet entraînement intensif portait ses fruits. Elle gagnait peu à peu en force et en endurance. Eweleïn lui avait fait remarquer qu'elle avait meilleure mine. Elle avait pris du poids, ses pommettes et ses clavicules étaient moins saillantes qu'auparavant.
« Aller, debout. Lève-toi. »
Elle sentit un léger coup de pied contre son flanc gauche et grogna.
« Tiens, bois un peu d'eau. Ça te fera du bien. »
Elle leva la tête. Sirius se tenait devant elle et lui tendait une gourde remplie d'eau. Elle la prit et se redressa en position assise. Elle but plusieurs gorgées, et se passa même un peu d'eau sur la nuque et le visage pour se rafraîchir.
« Tu t'améliores. Plus vite que je ne l'aurais pensé, concéda le gardien tout en traçant le contour de son menton avec ses longs doigts. On va essayer autre chose. »
Feyra pencha légèrement la tête sur le côté, faisant glisser sa tresse dans son dos.
« Plus de pompes et d'abdominaux ?
_ Si tu as tellement envie d'en faire, ça peut s'arranger. » répondit-il en souriant narquoisement.
Elle lui rendit son sourire et se leva tout en époussetant la poussière sur ses vêtements.
« Mets-toi en position de combat. »
Elle le regarda avec de gros yeux ronds. Elle ignorait ce qu'il entendait exactement par « position de combat », mais comme il ne lui donna aucune consigne et qu'il semblait attendre, elle essaya quelque chose. Feyra imita la position que prenaient les autres membres de la garde au cours de leurs propres entraînements. Elle plaça ses poings à hauteur de son visage, les bras légèrement pliés, et écarta les pieds pour conserver un bon équilibre. Elle avait au moins retenu ça de ses précédentes séances. Sirius tourna autour d'elle, observant sa posture.
« C'est pas trop mal. Tu serres toujours les poings comme ça ? »
Elle haussa les épaules. Elle n'en savait rien, mais cette position lui avait paru la plus naturelle.
« Garde toujours ton pouce à l'extérieur de ton poing, sinon, tu risques de le casser en frappant. Quoi que, tu ne feras l'erreur qu'une fois, pas deux, il se plaça derrière elle et posa ses mains juste au-dessus de ses hanches. Quand tu frappes, il faut que tes pieds soient bien ancrés dans le sol. Tu frappes avec ton corps en entier, pas juste tes bras. Tout ton corps doit bouger. Tes hanches et tes épaules doivent suivre le mouvement. Tu comprends ? »
Elle acquiesça par un hochement de tête.
« Je vais te montrer quelques enchaînements. »
Sirius lui montra les postures de base à adopter lors des combats à mains nues, ainsi que différents jeu de jambes. Elle tenta de les assimiler et de les imiter du mieux qu'elle pouvait. Elle frappait un ennemi invisible devant elle tandis qu'il scrutait chacun de ses gestes de son regard perçant.
« Tu ouvres trop ta garde. Il faut que tu recentres tes poings pour protéger ton visage et place tes bras devant ton buste, sinon … »
Il ne lui laissa pas le temps de corriger sa position et la frappa dans le ventre avec son pied. Le souffle coupé, elle faillit tomber par terre, mais le jeune homme la rattrapa par le bras juste avant qu'elle ne rencontre la surface dure du sol.
« C'est ce que tu appelles ''t'occuper d'elle'' ? » claqua une voix dans les airs.
Sirius coula un regard par-dessus son épaule, elle fit de même. Les bras croisés contre son buste et les sourcils froncés, Lance les observait avec intérêt. Sirius tira Feyra en avant pour la remettre sur ses deux pieds, puis se tourna pour faire face à son chef de garde.
« Elle se débrouille bien, mieux que je ne l'aurais pensé.
_ Ce n'est pas l'impression que j'ai vu d'ici, il posa tour à tour ses iris glacials sur eux. Mais content de voir que tu t'amuses bien. »
Il repartit dans la direction opposée aussi vite qu'il était arrivé sans rien ajouter.
« Tu perds ton temps. Il me déteste. »
Feyra fit claquer sa langue contre son palais avec agacement, attirant l'attention du gardien sur elle.
« Je ne crois pas. C'est juste que … C'est compliqué … Mais si tu penses que c'est le cas, alors raison de plus pour lui prouver le contraire, il lui fit un signe de tête. On n'a pas fini, remets-toi en position. »
Feyra monta deux par deux les marches du grand escalier, puis entra dans l'infirmerie. Elle salua poliment les guérisseurs qui s'activaient autour d'une table de travail avant de se diriger vers Eweleïn. Assise derrière son bureau, les lèvres pincées, elle rédigeait une note à l'aide d'une plume dont la pointe venait parfois frôler le bout de son nez.
« Eweleïn ? »
L'elfe leva la tête vers elle, et lui sourit doucement.
« Tu voulais me voir ?
_ Oui, assieds-toi, elle lui désigna une des deux chaises qui se trouvait en face de son bureau et mit de côté sa plume et son parchemin. Je voulais te parler de Kenneth, il devrait pouvoir sortir en fin de semaine. Il aura encore besoin de repos, mais il n'est pas nécessaire qu'il reste à l'infirmerie. Au contraire, je pense que ça lui fera du bien de sortir et de prendre un peu l'air. »
Feya la regarda et fronça les sourcils. Le ton avec lequel s'exprimait son interlocutrice était professionnel. Elle ne prononçait pas un mot plus haut que l'autre et conservait une attitude neutre. Elle redoutait la suite.
« Mais ? Parce qu'il y a un forcément un ''mais'', n'est-ce-pas ? »
Eweleïn laissa échapper un soupir.
« Il ne va pas bien. Physiquement il est remis, bien sûr, nuança-t-elle en voyant la lueur d'effroi briller dans le fond des prunelles ambrées de l'inferni. Mais psychologiquement … Il ne veut rien me dire. Tu devrais lui parler, peut-être qu'il acceptera de se confier à toi. »
Feyra se leva précipitamment, faisant racler les pieds de sa chaise contre le sol en marbre, et se dirigea vers les lits du fond. Kenneth y avait été installé afin de ne pas être dérangé par les nombreuses allées et venues de l'infirmerie. Elle le trouva assis en tailleur sur ses draps, la tête baissée vers ses mains. Il semblait aller bien, quoi qu'un peu morose. Il dut l'entendre arriver, car il leva les yeux vers elle, et elle se força à sourire tandis qu'elle parcourait les derniers pas les séparant. Elle prit place à ses côtés, le matelas s'affaissant légèrement sous son poids, et repoussa une mèche de cheveux bouclée derrière son oreille.
« Comment tu vas ? Eweleïn m'a dit que tu pourrais bientôt sortir. C'est une bonne nouvelle. »
Kenneth hocha la tête pour toute réponse.
« Karenn est passé te voir récemment ? demanda-t-elle, l'air de rien.
_ Elle est venue hier avec une de ses amies, celle qui passe son temps à jacasser. J'en avais mal aux oreilles à force de l'entendre piailler pour rien. » déclara-t-il platement.
La jeune femme se mordilla nerveusement la lèvre. Il ne lui rendait pas la tâche facile. Évidemment. Mais elle voyait bien qu'il n'était pas dans son assiette, quelque chose le tracassait. La preuve en était qu'il ne lui rabâchait pas encore une fois les oreilles avec son envie de rejoindre la garde.
« Kenneth, qu'est-ce qui ne va pas ? Je pensais que tu serais content de sortir. Tu n'arrêtais pas de dire que tu t'ennuyais, qu'il n'y avait rien à faire ici, elle soupira doucement. Je sais que je ne viens pas te voir aussi souvent que tu le voudrais, mais on se verra plus maintenant, au moins tous les soirs. Ça ne te fait pas plaisir ?
_ Si, mais …
_ Mais quoi ? elle posa un doigt sous son menton pour le forcer gentiment à la regarder dans les yeux. Qu'est-ce qu'il y a ? Tu peux tout me dire, tu sais. »
Kenneth renifla bruyamment.
« Je n'y arrive plus, avoua-t-il.
_ Tu n'arrives plus à quoi ? »
Il ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt, les lèvres légèrement tremblotantes. Il baissa finalement la tête, faisant glisser des mèches de cheveux sur son front, et ouvrit ses paumes. Rien ne se produisit et au début, la jeune femme ne comprit pas ce qu'il voulait lui montrer, puis elle aperçut les faibles étincelles qui crépitaient entre ses doigts. Et elle sut. Elle regarda son frère. Il fuyait volontairement tout contact visuel avec elle, mais même ainsi, elle devinait les larmes qui menaçaient de couler sur ses joues.
« Oh Kenneth … elle referma ses paumes et les pressa doucement entre ses mains. C'est normal … Tu ne t'es pas servi de tes pouvoirs pendant longtemps. »
Inconsciemment, elle traça le contour des cicatrices blanches qu'il avait autour des poignets, jumelles des siennes. À la différence que celles de Kenneth étaient plus marquées.
« Et tu commençais juste à apprendre à t'en servir quand … »
Elle ne termina pas sa phrase, mais ce n'était pas nécessaire. Il savait à quoi elle faisait référence.
Quand ils s'étaient fait prendre par les marchands d'esclaves.
« Laisse-toi du temps. Tu viens à peine de te remettre de tes blessures, laisse ton corps se reposer un peu. Je sais que c'est plus facile à dire qu'à faire, mais essaye de ne pas y penser. Ça reviendra avec le temps. »
_ Je ne pourrais pas intégrer la garde si je n'ai plus mes pouvoirs. Je serais un poids mort. »
Il semblait si attristé par ce fait qu'elle n'eut même pas la force de lui faire remarquer que, de toute façon, elle ne souhaitait pas le voir rejoindre les rangs de la garde. Il n'avait pas à le faire, c'était son chemin de croix à elle, pas le sien. Elle soupira et entoura son corps de ses bras avant de le serrer contre elle.
« Ne pense pas à ça pour le moment, elle passa une main réconfortante dans son dos. Pense à toi et uniquement à toi. Tout finira par s'arranger, tu verras. Tout ira bien. Je te le promets. »
Elle qui avait presque pour mantra de ne jamais faire de promesses qu'elle ne pouvait pas tenir, elle ne pouvait imaginer à quel point, en cet instant, elle était loin de la vérité. Tout n'irait pas bien et quand elle s'en rendrait compte, il serait déjà trop tard. Ils seraient perdus, tous les deux.
