Les Ombres sont connus pour leur puissance mais aussi pour les massacres qu'ils commettent. Ils naissent quand un humain invoque des esprits et perd le contrôle. Ils sont tellement enragés d'être enfermés dans un corps qu'ils font un bain de sang. Seule la mort les libère du fardeau de leur existence et le suicide ne semble pas être une option.
Très peu de guerriers sont parvenus à abattre un Ombre. Ils sont aussi forts avec une épée qu'avec la magie. Ce n'est pas dans leur nature de suivre une cause ou même de s'allier avec quelqu'un.
Pourquoi ce Durza s'était-il mis au service de l'empire ?
– Je n'ai jamais enseigné, révéla-t-il soudainement. Ça devrait être amusant.
Il faisait un sourire glacial.
Le soir-même, pour avoir mal conjugué un verbe en ancien langage, Tanya fut condamnée à passer la nuit ligotée, les bras attachés derrière son dos et pendue à une branche. Une sentinelle veillait à ce qu'elle ne meurt pas.
Elle avait encore beaucoup à apprendre et aucune intention de revivre ce genre de punition. Ce qu'elle avait subie n'était rien à coté de toutes les façons dont Durza pouvait la punir en la maintenant en vie.
Au matin, un rire général l'accueillit quand des soldats la virent ainsi traitée. Du coin de l'oeil, elle vit que Durza l'observait. Elle comprit qu'il attendait sa réaction. Connaissant les Ombres, elle supposa qu'il n'y qu'une façon d'agir qu'il apprécierait.
Dès qu'elle fut libérée du bâillon, elle lança un sort qui toucha le nerf situé sur le coude de tous ceux qui avaient ricané. C'était simple à utiliser et économe en énergie. Leur hurlement de douleur réveilla ceux qui dormaient encore. Dans les yeux des témoins, l'effroi avait fait son apparition.
Durza, lui, hocha la tête.
– Bonne décision ! Regarde-les ! Mille soldats peuvent mourir et être remplacés. S'ils te regardent de haut, c'est que tu ne vaux rien ! Montre-leur que tu es au-dessus d'eux.
C'était une approche assez brutale qui pouvait fonctionner mais qui posait problème sur le long terme. La peur du supérieur pouvait engendrer de graves conséquences mais il fallait reconnaître que le supérieur hiérarchique doit tenir sa position devant ses subordonnés. Le constat de sa propre incompétence devrait pousser un homme à s'améliorer mais il est évident que l'homme ne fonctionne pas de façon rationnelle. C'est comme cela que la précédente vie de Tanya s'était terminée.
Cela étant, Durza avait apprécié ses barrières mentales.
Elle apprit rapidement l'ancien langage et découvrit les glyphes avec beaucoup d'intérêt.
En parallèle de sa formation en magie, elle apprit à connaître l'empire et ses ennemis.
Les Vardens opéraient principalement dans le sud. Ils attaquaient des convois et postes militaires et parfois des personnages officiels de l'empire.
Ils lançaient leurs actions et disparaissaient juste après.
La guérilla pouvait se montrer un moyen très efficace de vaincre une armée supérieure en nombre et en équipement. Mais qu'une armée subisse une guérilla sur son propre territoire était mauvais signe.
Une partie de la population était acquise aux Vardens.
Aucune mesure ne sera efficace sans prendre en compte ce paramètre et sans savoir résolu le problème.
– C'est assez évident, répondit Durza quand elle exposa la situation. J'ai envoyé un régiment détruire trois villages à titre d'exemple.
– Je pense qu'il serait préférable d'utiliser d'autres méthodes pour régler le problème en amont, avança Tanya. Des massacres dans la population civile ne feraient que renforcer le sentiment anti impérial au sein de la population et même dans l'armée. Des innocents seraient effrayés et préféreraient s'enfuir au Surda ce qui ferait perdre une précieuse force de travail à l'empire. De plus, les Vardens seraient renforcés dans leur conviction que la seule issue pour eux est la victoire aussi improbable soit-elle ou la mort. J'ai vu des rapports indiquant que des agents impériaux avaient été envoyés pour faire de la propagande auprès de la population. Je pense qu'il faut redéfinir la stratégie, préparer une bonne campagne et élargir la cible.
Durza la regarda sans ciller.
– Stratégie, campagne, cible ? Voilà un langage qui me plaît ! Expose-moi ton plan et je verrai si je dis à l'armée de se tenir prête !
– L'objectif est de faire naître un sentiment d'adhésion à l'empire dans la population. En l'absence d'histoire commune à laquelle se rattacher, il faut donner conscience aux gens que leur avenir est assuré par l'empire. La première chose est de veiller à leur sécurité et d'éliminer la première menace représentée par les Urgals. Les dragonniers ne sont parvenus à aucun résultat pendant les millénaires d'existence de leur ordre. Mais il faut également veiller à leur sécurité matérielle. Les enfants de paysans ou d'artisans commencent dès leur plus jeune âge les rudiments du métier avant de l'exercer totalement. En offrant la possibilité d'étudier un minimum, l'empire ferait naître un sentiment de gratitude chez ces gens. De plus, les professeurs seraient bien placés pour repérer les enfants les plus talentueux et les orienter vers d'autres voies. Malgré un coût initial conséquent, l'empire y gagnerait sur le long terme.
Durza n'avait pas changé d'expression.
– Cherche-tu à éviter le combat ?
– Non, maître ! Je souhaite seulement le meilleur pour l'empire !
Un fin sourire déforma les lèvres de l'Ombre.
– Je vois. En ce cas, que dirais-tu d'un petit concours ? Suite à une attaque, deux Vardens ont été capturés. Chacun de nous se chargera d'en interroger un. Si tu obtiens de meilleurs résultats, je pourrais envisager de parler de tes… idées au roi.
– Comme il vous plaira.
– Bien ! Tu as carte blanche ! Tu peux demander tous les instruments de torture que tu veux. Quoiqu'il arrive, je n'interviendrai pas. Sauf s'il réussit à s'évader, bien sûr. Je ne les ai pas encore rencontré. Allons-y !
ils se mirent en route et choisirent chacun une cellule.
Tanya entra dans la sienne et observa le prisonnier.
Ce dernier semblait avoir la trentaine. Il était blessé à la jambe et s'agrippait à son bras droit comme s'il avait peur qu'il tombe.
L'homme qui s'était recroquevillé dans un coin la regarda avec un air surpris.
– Petite ! appela-t-il. Tu es la fille du geôlier ?
Sans lui répondre, elle s'attarda à regarder la cellule et repartit.
Durza sortait en même temps de l'autre cellule.
– Le temps que tu passeras à arracher des aveux ne te dispense pas de tes autres devoirs, lui dit-il. J'attends de toi que tu maîtrise l'ancien langage à la perfection.
– Je ne vous décevrai pas !
Elle alla voir ensuite le geôlier. Elle lui annonça qu'elle était en charge de l'interrogatoire mais qu'elle voulait savoir comment était la vie du prisonnier au quotidien.
Elle donna l'ordre de changer la paille qui servait de paillasse au prisonnier et de lui apporter ses repas sans communiquer avec lui.
Après quoi, elle repartit pour continuer son étude de l'ancien langage.
Ce ne fut que le lendemain qu'elle revint le voir.
Il avait l'air mieux installé.
– Je suis Tanya Degurechaff. C'est moi qui m'occuperai de ton interrogatoire, se présenta-t-elle. Quel est ton nom ?
L'homme rit aux éclats.
– Tu viens pour aider ton père à faire son boulot ! Que c'est mignon !
Sans montrer de signe d'irritation, Tanya se rapprocha de lui. Sans rien lui dire, elle tendit une main et lui soigna sa jambe.
Le prisonnier sursauta en sentant une étrange sensation. Il observa sa blessure et vit qu'elle avait disparu. Il se retourna vers Tanya.
– Qui es-tu ?
– Tanya Degurechaff, en charge de ton interrogatoire, comme je te l'ai déjà dis.
Il la contempla les yeux ronds puis ricana.
– L'empire prend ses magiciens au berceau.
– Qu'est-il arrivé à ton bras ?
– Qu'est-ce que ça peut te faire, magicienne ! rétorqua-t-il avec hargne.
Elle fit une moue dédaigneuse.
– Soit !
Elle repartit sans rien lui adresser un autre regard.
Elle revint deux jours plus tard.
Il tressaillit en la voyant entrer et s'asseoir sur le tabouret qu'elle avait apporté.
Elle garda un moment le silence pendant qu'elle projetait son esprit. Elle ne savait pas s'il avait reçu un minimum de formation alors elle y allait en douceur. Elle voyait son état d'esprit. Il était terriblement confus et désorienté. Le manque d'interaction lui pesait.
Son esprit ne réagissait pas mais il était concentré sur ce qu'il voyait. Il avait du recevoir un minimum de formation pour bloquer son esprit en permanence au cas où un magicien hostile tenterait de lui arracher les secrets des Vardens.
– Ta blessure se remet, je vois.
Il hocha la tête avec incertitude.
– Tu as perdu la langue ? Je ne pense pas être capable de la faire repousser.
– Je parle… je peux parler.
– Bien. Quel est ton nom ?
Il détourna le regard.
– Allons, allons ! Ne sois pas timide !
Il la regarda avec les yeux féroces.
– Je ne dirai rien à l'empire !
Elle sourit.
– Pas même ton nom ! De quoi as-tu peur ? Que l'on se venge sur ta famille ? Comme si on allait s'abaisser à ça ! Quel intérêt aurait l'empire à se venger ?
Il la fixait, clairement sceptique.
Tanya poussa un soupir.
– Tu es un simple soldat varden. Même si ta famille est sur le territoire de l'empire, ce serait une perte de temps, de ressources et d'énergie de la rechercher pour un résultat médiocre. Ce n'est pas comme si tu avais des renseignements à nous fournir.
Il resta silencieux.
– De plus, tu n'es pas un moyen de pression pour tes petits camarades. À leur yeux, tu n'es qu'une perte. Avec un peu de chance, ils ont fait un joli discours pour galvaniser leurs troupes. Du coup, si tu revenais vivant, ce serait gênant.
– Où tu veux en venir, magicienne ? grogna-t-il.
– Vous corrigea-t-elle impassible.
Il ricana.
– Quelle arrogance !
– Soit !
Elle repartit.
Cette fois, elle donna un autre ordre au geôlier. Elle demanda que le repas soit apporté à des heures irrégulières.
Elle revint le troisième jour.
Il avait des yeux égarés.
– Tu as l'air fatigué. Tu sais quoi ? Laissons tomber l'interrogatoire ! Raconte-moi ton enfance !
– Quoi ? Mais pourquoi ? Ça n'a pas de sens !
Tanya fit une moue un peu triste.
– Bien, je comprend. Si tu ne veux pas en parler, je vais te laisser.
– Non, je..
Elle le toisa en levant un sourcil. Il se figea, surpris par ce qu'il venait de dire.
– Je veux dire, d'accord je veux bien en parler.
Et il parla en effet.
Il venait de loin. Sa famille récupérait du sel dans des marais salants sur la côte près de Kuasta.
le sel étant un produit de luxe, sa famille n'était pas dans le besoin.
Dans cet endroit, il y avait peu de terres arables. Malgré les recherches, les montagnes n'offraient pas de ressources suffisantes. Les plus riches allaient traquer cerfs et sangliers mais la population ne pouvaient que chasser le lapin.
La mer était la seule ressource de la ville et la principale voie de communication.
L'isolement de Kuasta offrait peu de débouchés mais assurait une certaine autonomie.
Après une une jeunesse sans histoire, l'homme était parti tenter sa chance dans le monde.
– Juste comme ça ? Il y avait une fille dans l'histoire ? demanda Tanya. Une fille à impressionner ? Une fille devant laquelle tu voulais avoir une bonne position ? Ou peut-être une fille que tu fuis après qu'elle t'ait brisé le cœur ?
– Pas du tout ! Je voulais voir du pays.
– Il y a une différence entre voir du pays et s'engager dans un mouvement rebelle qui tente de déstabiliser l'empire.
– Je les ai vus…
– J'ai vu ce que faisait l'empire. La famine a déjà frappé des villages sans qu'aucune aide ne soit apportée. J'ai vu des hommes travailler dur au service de l'empire. Il y a même de l'esclavage.
Elle détourna le regard avec dédain.
– Et tu pense pouvoir arranger ça ?
– Évidemment, on libérera le peuple, s'écria-t-il en perdant toute mesure.
– Eh bien ! Tu m'en diras tant !
– On a des gens de tout l'empire qui luttent et même d'au-delà.
– Oui, oui. Vous recevez de l'aide discrète du Surda et les rapports indiquent la présence d'elfes et de nains.
Il était surpris qu'elle le reconnaissance. Les défenses de son esprit s'abaissèrent et elle s'engouffra dans la brèche. Son manque de formation ne l'empêcherait de sentir l'intrusion.
Elle pouvait entrer de force dans son esprit et arracher toutes les informations qu'il détenait mais il y avait un risque qu'il se suicide pour éviter cela. Elle se content de rester tranquille dans son esprit sans investiguer.
– Bien sûr, votre cachette n'est pas au Surda. Ce serait trop risqué pour eux si vous étiez découverts. Vos actions ont souvent lieu au sud de l'empire donc vous êtes proches. Les nains vous hébergent, n'est-ce pas ?
L'esprit de l'homme se focalisa sur un souvenir une ville au cœur d'une montagne.
– Mais nous en reparlerons une autre fois.
Elle le quitta sans cérémonie. Mais, même si elle s'éloignait, elle maintenait sa présence dans l'esprit de l'homme.
De loin, elle sentit ses pensées vagabonder. Il pensait à ses compagnons d'armes et se consolait de sa captivité en se souvenant de plusieurs opérations.
Elle revint à des heures irrégulières pour lui parler en attirant son attention sur des sujets précis.
Il était loin d'appartenir à l'état-major donc n'avait accès qu'à peu d'informations mais tout ce qu'elle pouvait apprendre avait son utilité. L'alimentation des Vardens lui en apprenait beaucoup sur leur logistique. Évidemment, dans une montagne, ils ne pouvaient vivre en autonomie et devaient compter sur l'extérieur.
Elle fit son rapport chaque semaine.
Durza était étonné. Le soldat qu'il torturait était un simple Varden, un rebelle de base. Il avait brisé sa volonté et arraché beaucoup de ses secrets. Mais les informations de Tanya étaient différentes. Elle donnait ce qu'elle savait, ce qu'elle déduisait, ce qu'elle interprétait et allait jusqu'à se baser sur cela pour faire des propositions.
Tout d'abord, elle envisageait un renouveau des relations économiques et diplomatiques avec le Surda qui ferait prendre conscience à ce petit royaume qu'il avait tout intérêt à garder de bonnes relations avec l'empire plutôt qu'avec les Vardens mais aussi une reprise des relations diplomatiques avec les nains malgré la difficulté de la tâche en raison de la rancune tenace des nains.
Ensuite, elle suggérait d'entraîner des soldats pour des reconnaissances dans les montagnes des Béors. Des unités entraînés en milieu alpins pourraient faire des dégâts et permettrait d'anticiper les raids vardens.
Elle envisageait aussi de se débarrasser du problème des urgals en les déportant, plutôt qu'en les massacrant, vers les Béors mais elle reconnaissait que c'était une simple idée qui resterait sans doute sans suite. Elle n'avait aucune idée de la façon de les convaincre diplomatiquement et la déportation serait une opération de trop grande envergure pour qu'elle reste secrète. Malheureusement, si l'empire déportait ouvertement les urgals, les réactions seraient négatives à l'intérieur de l'empire. Les sujets du roi ne comprendraient pas pourquoi ils seraient laissés en vie. De plus, les tribus urgales risqueraient de s'unir face à cette menace. Mais c'était une idée qui méritait d'être approfondie. Tanya pensait que des raids répétés contre les urgals sur le territoire de l'empire les forceraient à partir mais il serait difficile de contrôler leur destination. D'ailleurs, au cours de l'histoire, aucune force armée, pas même les dragonniers, n'étaient pas parvenus à éliminer la menace des urgals.
– Cette petite humaine est décidément pleine de surprise !
