Doucement, une main effleura son visage. Ses paupières papillonnèrent, et son regard plongea dans les pupilles bleus d'un jeune homme. Elle se figea, le reconnaissant. Il s'éloigna, une expression illisible collée au visage.
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«Bon retour parmi nous, dit-il facilement. Ils sont en train de se disputer, c'est pour cela que je te veille.
- Combien de…»
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Ziane toussa, la gorge sèche. Il lui tendit un verre d'eau. Elle se redressa difficilement et le prit, le remerciant d'un signe de tête. Il s'était de nouveau adossé au mur et elle ne put que constater qu'il était rapide.
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«Tu as perdu beaucoup de sang, mais tu as repris conscience rapidement. Ton mentor a fait un pas sur le côté ce matin.
- Où sommes-nous?
- Pas loin d'Al-Jeit, dans une petite maison de campagne.»
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Elle soupira, épuisée. Il lui faudrait un moment pour se rétablir. Peut-être une semaine, ou moins si elle avait de la chance.
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«Il te faudra au moins une dizaine de jours pour te remettre parfaitement. Mais tu pourras probablement reprendre quelques exercices d'ici deux jours.»
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Elle lui sourit, déçue intérieurement que cela prenne autant de temps.
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«Ziane! Tu es réveillée, tant mieux. J'ai eu sacrément peur pour toi. Je vois que tu as fait connaissance avec Jilano.»
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Sans grande conviction, elle acquiesça. Le ton enjoué de Nikl sonnait quelque peu faux. Il s'assit au bord du lit et elle sut qu'il allait lui expliquer pourquoi ce combat avait failli lui coûter la vie. Il ne l'avait jamais mise réellement en danger, jusque-là.
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«Il s'agissait d'un Mentaï. Je pensais te faire combattre un simple homme, puis j'ai compris trop tard qu'il s'agissait d'un mercenaire du chaos. Enfin non, c'était pire que ça, c'était un Mentaï.
- Quelle est fondamentalement la différence? Murmura-t-elle, ses mains crispées sur la couverture.
- Les mercenaires du Chaos apportent la mort, un Mentaï EST la mort.»
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Il baissa la tête, ses longues mèches blondes tombant devant son visage de telle sorte qu'elle ne put déchiffrer son expression.
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«Pardonne-moi Ziane. Tu aurais pu mourir à cause de mon incompétence.
- Je m'en remettrais.»
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Elle haussa simplement les épaules et constata que Jilano s'était éclipsé depuis un moment.
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«La vie continue. Je sais maintenant qu'être Marchombre ne nous rend pas tout puissant. Il faut bien qu'à l'Ordre s'oppose le Chaos.»
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Nikl releva la tête et lui sourit, les yeux brillants. Fier qu'elle saisisse si facilement les nuances entre les mercenaires du Chaos et les Marchombres. Fier qu'elle accepte et comprenne l'importance de la guilde. Il sut qu'elle était prête.
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En haut d'une tour d'Al-Jeit, le maître et l'apprentie étaient en harmonie avec le monde. Laissant retomber ses bras, Ziane fut reconnaissante de constater que la gestuelle marchombre lui apportait toujours autant d'apaisement. Ils avaient quitté Esîl et Jilano en entrant dans Al-Jeit, mais la brune avait la conviction intime qu'ils se reverraient bientôt. Il lui avait paru étonnant de découvrir l'amitié qui liait son maître à celui de Jilano. Cela lui avait montré que la Voie n'était pas une condamnation à une vie de solitude.
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«Ziane aujourd'hui, je vais te présenter à la guilde et tu passeras l'Ahn-Ju.
- Qu'est-ce?
- Une étape dans la Voie, une avancée qui te permettra de prendre à ton tour un élève plus tard.
- Mais?»
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Nikl, amusé, commença à désescalader la tour. Ce ne fut qu'une fois au sol qu'il continua son explication.
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«Tu peux en mourir. Les épreuves que tu vas passer seront difficiles.»
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Elle n'eut pas besoin qu'il lui dise pour savoir, il avait confiance en ses capacités. Elle rattacha ses cheveux, consciente de l'anxiété qui la rongeait. Nikl l'ignorait, mais ce soir, elle reverrait peut-être son frère. Quelle serait alors sa réaction en la voyant parmi eux?
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Jilano se tenait silencieusement aux côtés d'Esîl, lorsqu'il la remarqua. Ziane était une jeune femme étrange. Elle parlait peu, se pliait facilement à la contrainte et ne semblait pas tenir rancœur à Nikl malgré le fait qu'elle aurait pu perdre la vie. C'était une fille curieuse, au tempérament différent de son maître, ou des autres femmes qu'il avait rencontrées jusque-là. C'était intéressant. L'assemblée commença et toute son attention se focalisa sur Ziane à l'instant où elle fut présentée au conseil.
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«Offre ton identité au conseil, jeune apprenti, demanda le doyen.
- Je m'appelle Ziane Somin.
- Ton âge ?
- J'ai dix-huit ans.
-Offre nous le nom de ton maître.
- Nikl Fil'Ayen.»
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Il n'y avait aucun doute, aucune hésitation dans son ton et cela impressionna Jilano. Après tout, lui-même avait appréhendé ce moment. Un bruit attira son attention. Il jeta un coup d'œil au lieu de sa provenance et vit un jeune marchombre extrêmement pâle, fixant Ziane comme si elle était un fantôme.
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«Jeune Ziane je vais te pause une série de question […] es-tu prête ?
- Oui.
- D'où vient le vent?
- Du souffle des étoiles.
- Que murmure la rivière?
- Que toute existence a un but.
- Qui crains-tu?
- Mon frère.»
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Jilano surprit, constata que cette émotion se lisait aussi dans les yeux du doyen. Elle était surprenante de s'exposer ainsi. Mais les questions continuèrent à s'enchaîner malgré tout. Il y eut un autre mouvement dans la foule.
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«Pourquoi le crains-tu?
- Parce qu'il peut me juger.
- Son jugement t'enferme-t-il?
- Non, car il glisse sur moi.
- Pourquoi le crains-tu?
- Parce que je peux tout perdre.
- Qu'es-tu?
- Ombre.
- Qu'as-tu à perdre?
- Ma liberté.
- A quoi sert un bateau?
- A franchir une distance infinie.
- A quoi te sert une lame?
- A tracer ma voie.
- Qu'est-ce qu'un souvenir?
- Un bloc de pierre.
- Qu'es-tu?
- Une marchombre en construction.
- Offre-moi trois mots.
- Douceur, paix, intangible.
- Unis-les.
- Liberté.»
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Ziane, essoufflée, survola le Conseil du regard avant de planter de nouveau ses pupilles dans celle du doyen. Pupilles de glace dans pupilles de terre. Un sourire étira son visage ridé.
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«Sois la bienvenue, jeune Ziane. Puisses-tu longtemps arpenter la voie des marchombres.»
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Elle redescendit de l'estrade, évitant habilement l'endroit où se trouvait Salvarode. Elle aurait le temps de parler avec lui après, pour l'instant, elle n'était pas autorisée à prendre la parole. Elle s'arrêta aux côtés de Nikl et attendit que le doyen reprenne la parole. Elle sentit une main se poser sur son épaule, réconfort bienvenu. Elle se détendit, elle n'avait fait qu'une partie de ce pour quoi elle était venue.
A ses pieds, un gouffre sombre. Au-dessus d'elle, une voûte inatteignable, lisse. Derrière elle, trois maîtres marchombres attendant sa réussite. Devant elle, un fil presque invisible à l'œil nu menant jusqu'à sa réussite. De la pointe de son pied, elle tâta la solidité de ce fil intangible. Elle comprit rapidement qu'elle ne pourrait marcher dessus. Jilano se retrouvait-il confronté à ses épreuves impossibles d'apparence? Elle le chassa de son esprit, même s'il lui était sympathique, ce n'était pas le moment. Elle recula de quelques pas, prit une grande inspiration et focalisa toute son attention sur un point précis du fil. La vie était une danse, elle devait juste trouver le bon pas. Soudainement, elle courut, sauta, retomba à mi-trajet, au-dessus du vide et du fil, elle effleura à peine celui-ci mais réussit à trouver l'impulsion pour passer de l'autre côté. Elle se réceptionna difficilement sur la corniche, saisissant la pierre dans sa main. Le joyau commença à briller d'une faible lueur au creux de sa paume. Un bruissement attira son attention. Elle releva la tête et retint un hoquet de surprise. Des yeux rouges par milliers la fixaient. La cause ne pouvait être que la pierre dans sa main. Se concentrant sur sa respiration, elle se calma et chercha une solution. La pierre s'éteignait quand elle ne la touchait plus. Il lui fallait pourtant la ramener coûte que coûte, sans attirer l'attention de ce qui se tapissait dans l'ombre. Prise d'une subite inspiration, elle détacha ses cheveux, déchira un pan de son vêtement et créa une petite bourse. Elle glissa l'objet précieux autour de son cou, avec sa bourse, et prit du recul. Et sauta.
Agrippant la dernière corniche, elle se hissa jusqu'au chemin indiqué par les maîtres marchombres. Au vu de la distance franchit, ils ne pouvaient plus la voir et elle supposa qu'ils emprunteraient un autre chemin. Elle se devait de rentrer seule, avec pour unique lumière, l'éclat du joyau qu'elle avait obtenu à l'épreuve précédente. Détendue, elle recommença à s'interroger sur le déroulement de l'Ahn-Ju de Jilano et sur celui que son frère, Nikl et Esîl avaient vécu. Elle ne perçut que trop tard la présence d'un autre individu. Ziane se sentit tomber et comprit qu'on l'avait poussé. Un moment de vide l'envahit avant qu'elle ne reprenne ses esprits. Elle ne pouvait pas mourir simplement ainsi, d'une chute de cent mètres, embrochée sur des stalagmites. Elle tordit son corps, réussissant par miracle à s'agripper à la paroi à côté d'elle. Plusieurs pics acérés s'enfoncèrent en elle, ou coupèrent ses bras et ses jambes. Elle glissa, saisit une nouvelle prise et se hissa jusqu'au chemin, priant pour que l'individu ait déguerpi.
Un pas après l'autre, elle réussit à grimper les marches menant à la sortie. Elle se sentait poisseuse et étourdie. Elle avait perdu trop de sang. Un soupir s'échappa de ses lèvres et elle ne put qu'apercevoir Jilano, dans un état similaire au sien. Il parut stupéfait en la voyant, ce qui l'étonna juste avant qu'elle ne tombe, inconsciente.
