2 mars 2013

Parfois, Jane Foster se demandait si elle n'aurait pas dû écouter sa mère et se lancer dans des études d'infirmière. Et puis elle se rappelait que les infirmières avaient le triple des horaires pour un médecin mais deux fois moins de respect, l'obligation de se coltiner les patients et les patrons sans pouvoir les expédier sur les roses, la tâche impossible de gérer un flux humain plus ou moins amoché sans ressources parce que le contribuable préférait investir dans l'armée plutôt que dans la santé publique.

Aussi, Jane avait déjà du mal à ne pas se tuer accidentellement en mangeant un yaourt resté trop longtemps dans le frigo – bon, plus tellement depuis qu'elle avait engagé Darcy, cette fille était un estomac sur pattes et dévorait tout ce sur quoi elle pouvait mettre la main bien avant la date d'expiration – alors imaginez-la donc s'occuper d'autrui, un désastre en attente. Non, elle avait fait le bon choix en optant pour l'astrophysique.

Même si sa conception de l'Univers avait pris des coups abjectement irréversibles au cours des cinq dernières années. On pouvait difficilement trouver plus déroutant qu'un dieu Viking, un vrai de vrai, atterrir en plein devant votre voiture. Du bon côté, le dieu en question avait confirmé que les théories sur lesquelles travaillait Jane étaient les bonnes, ce qui était juste fantastique !

Elle lui devait toujours un baiser pour ça. Quand elle le reverrait, parce que Thor semblait plus soucieux de rester sur sa propre planète que de visiter à nouveau la Terre.

Jane ne lui en voulait pas trop – il était le prince d'Asgard, apparemment, et même dans le cadre d'une monarchie plus cérémonielle qu'autre chose, regardez un peu l'Angleterre, la famille royale avait une profusion de devoirs à remplir. Et ce n'était pas comme si le bonhomme lui avait fait des promesses, Erik avait d'ailleurs mentionné quelques mythes dans lesquels Thor était marié, et tout distrait qu'il était, il était le genre qui n'irait pas regarder une autre femme que la sienne.

Ce qui laissait donc Jane avec son travail, et une organisation gouvernementale bien trop intéressée par celui-ci. Enfin, ils faisaient de leur mieux pour qu'elle oublie leur tentative de confisquer ses recherches – comme si elle leur pardonnerait jamais l'offense, le savoir était fait pour être découvert et partagé, pas pour être fourré à l'index, on avait dépassé l'Inquisition espagnole tout de même et 1984 n'était que sinistre spéculation – en la finançant généreusement et en lui fournissant une ribambelle d'assistants probablement chargés en douce de l'espionner, ce à quoi elle ripostait en leur menant la vie pas du tout facile.

Bon, elle ne les torturait pas, elle valait mieux que ça. Mais elle n'hésitait pas non plus à les envoyer lui ramener du café et des donuts quand elle étudiait intensément un théorème dans les petites heures de la matinée – pour trouver un boulanger ouvert à deux heures après minuit, c'était bel et bien Mission Impossible, alors oui elle envoyait les agents secrets.

En contrepartie, SHIELD la sollicitait parfois quand ils croyaient que l'Univers s'apprêtait à leur faire un coup en traître. Pour aujourd'hui, elle avait rendez-vous avec Maria Stark elle-même.

La femme qui se trouvait être la personne vaguement responsable de l'Incident ayant ravagé New York – vaguement, parce que c'était difficile de traîner devant les tribunaux quelqu'un qui était tout autant une victime que les gens enlevés et soumis à un lavage de cerveau pour l'aider à permettre à une armée extraterrestre de se poser en territoire américain. Erik restait quand même très mal à l'aise chaque fois que les événements étaient évoqués en sa présence, et Jane l'avait aussitôt excusé quand il avait décidé de ne pas être présent pour la discussion, tout le monde avait ses points de fragilité et elle n'allait pas marcher délibérément dessus.

La femme qui se trouvait être le frère cadet de Thor en dépit d'avoir l'apparence physique d'une vieille dame – même Darcy ne savait pas comment réagir à celle-là, et cette fille ne se laissait jamais démonter par les circonstances, alors ça voulait tout dire. Mais d'après le recueil de mythes et légendes scandinaves que Jane avait acheté après le micmac du Nouveau Mexique, ça collait bien au personnage – Loki défiait complètement la logique et n'en faisait jamais qu'à sa tête, son plus grand plaisir consistant à choquer le monde via ses pitreries et ses stratagèmes aussi absurdes qu'ingénieux.

Jane Foster ne se laisserait pas choquer. Aussi arborait-elle son sourire le plus poli, le moins révélateur, en face de la vieille dame qui lui faisait face en ce moment.

« Docteur Foster » articula Maria Stark qui roulait les syllabes sur sa langue comme des cachous à suçoter pour accéder à une graine de genièvre enfouie sous les couches de sucre. « SHIELD vous tient comme l'experte la plus qualifiée du monde en ce qui concerne le voyage entre les dimensions et les planètes. »

« C'est bien aimable de leur part » se borna à commenter l'astrophysicienne, qui ne put empêcher une bouffée de fierté de lui réchauffer l'échine dorsale.

Le sourire de la vieille dame menaça de s'élargir.

« Certes, et c'est bien pour cela que je suis venue vous parler de la Convergence. »

L'explication qui suivit fut… pour le moins compliquée. Loki n'avait apparemment pas été trop préoccupé par l'étude du cosmos, plus concentré sur la poursuite de la métamorphose et de l'illusion – et ce n'était pas le champ d'études privilégié de Jane, mais elle voulait quand même engager une correspondance avec l'ancien Prince Asgardien sur le sujet, parce que la possibilité de réarranger les électrons pour transformer du plomb en or, et cela sans Pierre Philosophale mais d'un bête claquement de doigts, le cerveau de n'importe quel chimiste menacerait d'exploser – et employait une terminologie qui dépassait complètement Jane, les Asgardiens avaient eu des millénaires pour peaufiner leur langage technique et ça s'entendait.

Pour faire simple, il était plus ou moins facile de passer d'une dimension à une autre, et cela dépendait beaucoup de l'éloignement entre les deux ainsi que de la vitesse à laquelle passait le temps dans chacune. Plus le calendrier divergeait, plus la distance était grande, et plus ce serait compliqué d'établir un pont entre deux des mondes d'Yggdrasil – comme Maria Stark appelait le nimbe reliant la Terre à plusieurs autres dimensions.

Asgard contournait la difficulté à l'aide de leur propre pont Einstein-Rosen – leur Bifröst – surveillé par un gardien qui se chargeait d'effectuer les plus infimes réglages et de veiller à ce que les voyageurs parviennent bien à la destination prévue. Mais cela n'était que l'ingéniosité des Asgardiens, car il arrivait que des passages s'ouvrent de manière entièrement naturelle entre les dimensions.

Le phénomène était généralement rare. Mais une fois tous les cinq mille ans, les dimensions se trouvaient placées dans des positions extrêmement favorables au voyage de l'une à l'autre, la friction entre l'énergie d'un monde et celle du voisin causant des déchirures dans l'espace-temps et ouvrant des portes plus ou moins instables, plus ou moins larges.

Ceci s'appelait la Convergence, et Maria Stark insistait lourdement sur le fait que cela pouvait s'avérer dangereux.

« Imaginez, ma chère » déclama gravement la vieille dame, « imaginez qu'un portail s'ouvre et emporte une baleine bleue pour la recracher au-dessus d'une ville. Combien de gens tuerait l'animal en s'écrasant sur le sol, selon vous ? Et je ne prends pas en compte l'eau de mer venant avec la bête, qui ne manquerait pas de pleuvoir et de ruiner complètement la qualité de la terre et des nappes phréatiques ! Un désastre à court et long terme, vraiment. »

Présenté comme cela, ce n'était pas bien ragoûtant, en effet. Et il fallait aussi penser à la très probable et horrifiante idée que des gens pouvaient être aspirés dans les portails et se retrouver perdus au fin fond de l'équivalent alien de l'Antarctique ou d'un volcan – Jane en frémissait d'avance.

Et c'était pourquoi Maria Stark voulait que l'astrophysicienne se consacre à déterminer les points d'emplacement les plus plausibles pour les trous qui s'ouvriraient au cours de la Convergence – de la sorte, les dégâts pourraient être évités ou au moins mitigés.

« Nous devrions être parés une fois l'automne venu. Je ne suis pas exactement certaine de la date, mais cela devrait se produire fin septembre, début octobre... »

Jane ne put retenir une moue.

« Vu le travail que vous me demandez d'accomplir, le délai risque d'être un brin court » commenta-elle – un théorème de ce calibre, ce n'était pas le travail de quelques semaines.

Le regard noisette de Maria Stark brillait.

« N'êtes-vous pas la meilleure, Docteur Foster ? J'ai toute confiance en vos capacités. »

A nouveau, une bouffée de fierté courut le long du dos de l'astrophysicienne. Décidément, cette vieille dame détenait une langue redoutable.

Maintenant, elle comprenait mieux pourquoi les mythes scandinaves voyaient tant de gens se laisser prendre au charme de Loki malgré la réputation du dieu roublard.