29 octobre 2013
Jane Foster vivait actuellement le rêve de son existence – voyager tous frais payés avec un matériel de pointe qu'elle n'aurait pas à rembourser si casse il devait y avoir, afin d'étudier un phénomène cosmique rarissime dont même les misogynes acharnés qui infestaient son domaine scientifique de prédilection devaient admettre l'importance. Pour un peu, elle en chanterait dans la rue et au diable les passants qui se retournaient sur elle avec une tête qui demandait très clairement à savoir ce qu'elle avait bu ou fumé dans les cinq dernières heures.
Juste deux petits bémols au tableau. Le premier, c'était l'absence d'Erik – elle aurait tant voulu partager cette nouvelle aventure avec lui, mais malheureusement, la Convergence causait des frictions dans l'espace-temps, et Erik avait été exposé au Tesseract qui constituait l'outil suprême de manipulation spatio-temporelle, ça vous laissait obligatoirement des séquelles. Avec un peu plus de temps – là-dessus Jane se méfiait, c'était Leah Locke qui avait posé le diagnostic et vu que la femme était immortelle, sa conception de la durée n'était pas du tout celle d'un pékin humain moyen, elle considérait un siècle passé sur Terre comme de courtes vacances, il y avait de quoi hurler non – l'organisme d'Erik aurait purgé les derniers relents d'énergie, mais non, la Convergence devait avoir lieu maintenant et tordre l'espace-temps comme un mouchoir bien humide.
Le résultat, c'était Erik placé en maison de repos, à babiller sur des chaussures et à s'égarer si personne ne lui tenait la main dès qu'il sortait de sa chambre. Jane espérait vraiment que ce n'était que temporaire, voir son mentor et cher ami plongé dans un état qui ressemblait atrocement à la démence sénile… c'était dur.
Peut-être qu'elle était lâche, de se plonger dans son travail afin de chercher à se changer les idées, à ne pas penser à Erik qui n'allait pas bien du tout. Mais il y avait une raison pour laquelle elle n'avait pas écouté la suggestion de sa mère de faire infirmière, en plus des horaires impossibles et du salaire minable, et c'était qu'elle avait du mal à faire face à la détresse humaine dans toute sa hideuse splendeur.
Elle se répétait qu'Erik lui pardonnerait, il savait comment elle était. Il comprendrait, surtout quand elle lui expliquerait tout ce qu'elle avait observé, en long, en large et en travers, avec tellement de détails qu'il en oublierait ceux de sa convalescence. Chasser la maladie avec les étoiles, comme elle l'avait fait quand sa grand-mère avait développé un cancer du sein, et puis quand le tour de sa tante était venu, et puis sa mère…
Non, n'y pense plus. Et surtout, ne pense pas aux statistiques sur les femmes ayant des antécédents cancéreux dans la famille, comme quoi c'est un signe de prédisposition. Si tu dois te pourrir la soirée, pourquoi ne pas utiliser Black à la place ?
D'accord, elle n'était probablement pas très charitable ni même polie avec cette remarque, mais Sirius Black restait un sacré bonhomme. Il portait une veste en velours par-dessus un pantalon de cuir, avait un teint blême tendu sur des pommettes saillantes et des yeux vaguement cernés qui faisaient irrésistiblement soupçonner un abus de drogue, de longs cheveux noirs bouclés accompagnés d'une moustache qui devaient sortir des années soixante, bref il avait exactement la dégaine d'un musicien ayant connu son heure de gloire à Woodstock seulement pour dégringoler dans le caniveau de l'obscurité. Pas exactement le genre de coco qu'une astrophysicienne engagerait comme assistant.
D'accord, Darcy non plus n'était pas le genre d'assistante qui collait au profil recherché par Jane, mais elle avait été l'unique postulante à se présenter, et s'était avérée bizarrement fiable en dépit des accidents au labo et du désastre au Nouveau Mexique quand Thor était tombé sur Terre, alors maintenant l'astrophysicienne se sentait attachée à elle.
Si seulement Darcy pouvait arrêter de flirter avec Black, ce serait fantastique. Et si Black pouvait arrêter de flirter en échange – nom de Dieu, il avait quel âge ? La drogue, le sexe et le rock'n'roll, ça accélérait le vieillissement, un fait bien connu pour quiconque était fan d'un groupe de musique ou un autre, mais même en prenant en compte ce facteur-là, il devait avoir minimum dix ans de plus que la stagiaire de Jane et pardon, mais à ce stade ça devenait un brin gênant. Pas assez pour tomber dans le parfaitement dégueulasse, juste ce qu'il fallait pour que ça démange et vous fasse vous tortiller d'un pied sur l'autre pendant que vous ruminez la perspective.
Et puis, il avait carrément dit que Darcy était exactement le genre de fille que sa mère ne voulait pas le voir ramener à la maison, et qu'elle s'étoufferait probablement de rage dans l'enfer où elle avait forcément atterri s'ils finissaient ensemble. Bâtir une relation sur des fondations aussi superficielles, plutôt que par désir de construire quelque chose, de rencontrer une personne différente de vous et d'essayer de comprendre son monde, c'était pitoyable et pas mal glauque.
Et puis, ce pauvre Ian n'avait pas du tout l'air de s'amuser devant le spectacle, ce que Jane comprenait entièrement – elle sentait monter lentement mais irrésistiblement l'envie de s'arracher les oreilles afin de ne plus avoir à écouter les paroles de plus en plus dévergondées échangées par leur guide anglais et leur assistante primaire, bon sang de bonsoir, si ça se trouvait les deux immondes personnages avaient remarqué leur gêne et en rajoutaient copieusement pour les faire crever, Jane aurait dû se méfier quand elle avait surpris Maria Stark à converser avec Darcy.
La vieille dame avait poliment affirmé que le sujet de la discussion n'avait été qu'un échange de banalités, mais elle avait été un incorrigible fripon de dieu Viking, si un coupable devait être désigné pour ce qui était d'apprendre à Darcy à être encore plus Darcy que d'habitude, Jane savait qui elle accuserait d'emblée.
Enfin, ils étaient arrivés à destination. Pas Stonehenge – ça, ce serait le grand événement, on n'en était pas encore là, le bal venait à peine d'ouvrir. Non, il s'agissait d'une usine abandonnée – nettement moins grandiose – où les meubles et les outils avaient apparemment décidé que les lois de la physique tenaient davantage de la recommandation que de l'absolu. Et de s'évaporer sans crier gare.
Pendant que Black marmottait qu'il en avait vu des vertes et des pas mûres pour empêcher des policiers trop curieux d'aller fouiner dans le coin – pourquoi appeler un flic une aurore, Jane n'y pigeait goutte mais d'un autre côté, elle n'avait pas décroché une Maîtrise en langues étrangères, spécialité argot londonien, Darcy et Ian avaient démarré le déballage des instruments, pendant que l'astrophysicienne diplômée prenait des photos afin d'établir l'état des lieux, c'était toujours important, ne jamais sous-estimer l'impact de l'environnement sur les résultats d'une expérience ou vous finirez par conclure que les globules de crasse sur la lentille de votre télescope sont un amas de trous noirs en train d'engloutir les deux tiers des constellations visibles dans le ciel nocturne.
Et puis tout avait spectaculairement, fantastiquement dérapé.
Maria Stark avait prévenu que la Convergence s'étalait sur plusieurs jours, pendant lesquels des portails plus ou moins larges s'ouvriraient – la friction entre les dimensions qui s'ajustait, s'efforçant de trouver l'alignement parfait mais commettant une tonne de boulettes avant d'y parvenir enfin.
Jane s'attendait à un petit portail, peut-être assez gros pour avaler un large chien. Certainement pas un trou dans l'espace-temps assez large pour qu'elle perde l'équilibre et bascule à travers.
Et – ce qu'elle trouve de l'autre côté –
Elle ne s'y attendait pas.
Vraiment, vraiment pas.
