Fury avait su que cette histoire d'alignement des planètes ne pouvait que mal tourner. Et non, il ne s'agissait pas de paranoïa induite par la tendance d'Hollywood à pondre des films catastrophes tournant autour de ce scénario particulier ; quand vous aviez sous la main deux experts en magie avec plusieurs millénaires de bouteille à leur actif, et que ces experts sont nerveux à l'approche de l'évènement, ça annonçait un problème.
Un de ces jours, ce boulot finirait par le tuer. Et ce ne serait pas à cause d'un coup de couteau ou d'une balle errante, non, ce serait un anévrisme provoqué par le stress. Ou une crise cardiaque. Heureusement qu'il se rasait la tête, ou ses agents auraient pu suivre la décoloration inéluctable de ses cheveux – et quand on était dans l'espionnage, on s'efforçait de laisser filtrer le moins de renseignements personnels possible. En partie par sécurité, en partie par orgueil professionnel.
Il étrécit son œil unique à l'intention de la femme assise dans le fauteuil en face de lui. Locke paraissait d'humeur absolument massacrante, prête à en découdre avec le gars ayant conclu que la vie dans l'Univers constituait une option pas mal chouette, et que ce serait encore mieux de pimenter le jeu en organisant des surprises inattendues.
Fury n'avait jamais réussi à aimer les jeux type Sims ou Age of Empires. C'était trop facile de se mettre dans la peau des villageois que les joueurs s'amusaient à faire dévorer par les loups, ou noyer dans une mare, ou tuer par un autre participant réel ou simulé. Quiconque se trouvait aux commandes d'un jeu où vous disposiez d'un pouvoir absolu sur une créature impuissante à riposter finissait forcément par en abuser.
La mythologie Klingon était la plus raisonnable qu'il connaisse, et celle-ci expliquait que les premiers représentants de l'espèce avaient entrepris de tuer leurs dieux immédiatement après leur création, vu que les divinités rapportaient davantage de problèmes que de bienfaits. Très pragmatique, en vérité.
« Alors, après avoir raccroché, vous avez décidé de rejoindre Black et le reste de l'équipe de Foster sur les lieux de sa disparition... »
« Histoire d'inspecter les résidus d'énergie laissés derrière » ajouta Locke, les yeux clos et un bras posé sur le front, la pose classique d'une femme sentant monter la migraine. « Dans certains cas, ils se dissipent en moins d'une minute, cela dépend du type d'énergie. Et puis, soyons francs, vous vous attendez à ce que Thor revienne et partage avec vous le résultat des examens médicaux de Foster ? »
Fury grinça des dents. Le prince Asgardien constituait un interlocuteur nettement plus poli que sa nièce, juste trop enthousiaste pour être supporté longtemps, mais n'en démontrait pas moins un flagrant manque d'égards envers les Terriens. Probablement une combinaison de son statut royal (qui pouvait produire de sacrées horreurs ultra-gâtées et arrogantes) et de son appartenance à une race alien technologiquement plus avancée, il négligeait de leur expliquer les détails importants.
De toute évidence, deux malheureuses journées coincé dans le Nouveau Mexique ne suffisaient pas à inculquer l'empathie. Locke avait eu des années pour se familiariser avec l'espèce humaine, et elle se débrouillait tellement mieux que son oncle.
« Alors, il s'agissait de quoi ? Foster a dit qu'elle voulait étudier la matière noire... »
« Et ce sur quoi elle est tombée, c'est l'Ether » soupira la déesse Norroise. « Ce qui est assez approprié, ironiquement, vu qu'avant 1905, l'éther ou quintessence était la matière subtile remplissant l'espace et maintenant les planètes sur leurs trajectoires. Un fluide indétectable dans lequel se propageait la lumière, médiateur de la force gravitationnelle sans y être soumis. Et puis Einstein a fait irruption sur la scène de la physique et décrété que l'éther tel que le concevaient les scientifiques de l'époque était incompatible avec la relativité générale, comme l'idée de mouvement ne pouvait pas lui être appliqué. Oh, le beau tollé que ça a provoqué... »
Pour sa part, Fury ne s'intéressait pas trop à la physique et à ses lois. Il était un espion, s'il avait besoin d'une dissertation sur un sujet ou un autre ne touchant pas à ce domaine, il trouverait un expert pour s'en charger.
« Einstein s'était trompé ? » interrogea-t-il, sourcil haussé. « Puisque vous me parlez d'éther ? »
« Dans le cas présent, l'Ether est une substance capable d'influer sur le tissu de la réalité. Vous voulez que la pluie tombe vers le ciel ? Ça peut le faire. Vous cherchez à transformer un politicien en soupe de molécules d'une bête pensée ? Ça peut le faire. Vous voulez convertir une poignée d'atomes en anti-matière qui n'explosera pas aussitôt ? Et j'en passe. Absolument tout ce que vous imaginez, vous en êtes capable. »
Une perspective absolument terrifiante. Le pouvoir dont un humain disposait en jouant aux Sims, mais pas confiné à un ordinateur ou une gameboy. Le directeur de SHIELD fut incapable de retenir la grimace s'étalant sur sur son visage.
« Et cette substance a contaminé Foster ? »
« Nous avons de la chance dans notre malheur » annonça Locke, « puisque Thor s'est empressé de la transférer en Asgard. Quand elle explosera, ils devraient disposer de protections suffisantes pour limiter les dégâts et facilement reconstruire. »
« Vous ne semblez pas très inquiète au sujet de Foster » fit remarquer l'Afro-Américain.
La femme lui renvoya un regard vert très plat.
« J'ai passé pratiquement toute ma vie en compagnie d'âmes défuntes » lui rappela-t-elle. « La mort n'est jamais qu'une transition vers un état différent du matériel, et l'Univers entier devra y venir un jour ou l'autre, que ce soit demain ou dans un million d'années. Vraiment, c'est un peu difficile de comprendre l'anxiété humaine à cette perspective. »
Un bon moyen de ne pas relâcher sa garde en présence de Locke était de se souvenir de ce type de moments. Oh, elle imitait bien l'humanité, à suivre les films et les best-sellers fraîchement sortis pour la consommation des masses, à taquiner et cajoler sa famille, à vous écouter attentivement afin de soigneusement formuler une réponse qui vous mettrait à l'aise. Mais malgré tout, ses expériences et son point de vue déviaient trop de la norme pour qu'elle soit véritablement inoffensive. Fondamentalement, elle serait toujours autre.
Heureusement que ce côté autre la poussait davantage vers l'indifférence à la souffrance humaine qu'à répandre cette souffrance. Fury pouvait travailler avec un élément qui se fichait d'autrui comme de l'an quarante, mais sa mission était de neutraliser – violemment si nécessaire – un élément destructeur et nocif pour la société.
« Le memento mori n'est plus à la mode » se borna-t-il à déclarer.
« C'est bien dommage. La jeunesse aujourd'hui est un peu trop frivole pour son propre bien, méditer sur l'impermanence de leur forme physique devrait leur fourrer un brin de plomb dans la cervelle. Métaphoriquement, veux-je dire. Ils s'en mettent bien assez au sens littéral du terme, et c'est du franc gaspillage. Pourquoi donc leurs parents refusent-ils de les éduquer ? Quand on réfléchit, on ne s'amuse pas à agresser les passants dans la rue. »
« Certains diraient que réfléchir permet de formuler des arguments provoquant des guerres. »
« Et réfléchir permet de comprendre que ces arguments sont absurdes et ne méritent aucune considération. Hélas, les enseignants et les parents ne veulent plus convaincre leur engeance des bienfaits d'user sa matière grise. Parfois, je reste éveillée la nuit et je me demande où va courir Midgard, si la tendance ne s'inverse pas. »
Locke poursuivait sa lamentation comme si de rien n'était, enchaînant sans pause le froid détachement et l'inquiétude pour le futur. De quoi en attraper le tournis, si vous n'aviez pas l'habitude, ou étiez dépourvu de nerfs bien trempés.
Fury avait l'habitude et il avait les nerfs. Il ne se relâcherait pas autour de Locke, peu importait ce qu'elle lui ferait endurer.
