Norman Babcock avait toujours été un garçon un peu bizarre, n'importe qui dans sa petite ville du Massachusetts pouvait vous le dire. Rien d'étonnant alors que sa mère était une Prenderghast, marmottaient les citadins les plus âgés, ceux qui constituaient pratiquement l'âme de l'endroit, cette famille avait toujours quelque chose d'un peu bizarre. N'allez donc pas chercher plus loin que l'oncle du garçon, qui n'avait jamais cessé de prétendre voir des choses étranges jusqu'au jour où il avait enfin été envoyé dans un hôpital psychiatrique.
Pour sa part, Norman ne pensait pas être fou. Ce serait plutôt le monde qui devenait dingue autour de lui : comment expliquer autrement les objets qui changeaient de place sans qu'on les touche, la peinture qui changeait de couleur et les lueurs dans le noir ?
Si Maman et sa sœur Courtney faisaient de leur mieux pour garder la tête froide, Papa se faisait de plus en plus stressé chaque fois que ça se produisait. Dernièrement, il s'était mis à hurler après Norman à chaque nouvel incident, et bien sûr Maman refusait de le laisser filer, et ça tournait à la dispute.
Norman ne voulait pas être dingue, et il ne voulait pas non plus que son père ait peur de lui. Il voulait juste une explication : pourquoi se passait-il des trucs étranges, et pourquoi à lui ?
Et puis, New York City avait été envahie par une armée d'aliens bleus. Des vrais, genre avec des fusils lasers et des baleines en armure qui volaient dans l'air. Sa copine Salma avait été au bord de la crise de nerfs, ou de joie, il n'en était pas très certain – en tout cas, elle avait eu la voix stridente et elle s'était agitée dans tous les sens. Son autre copain Neil avait juste trouvé ça trop cool, peut-être aussi à cause des super-héros.
Parce qu'il y avait eu des super-héros, aussi. Dont un que Mémé avait dit que c'était Captain America, un type qui était sensé être mort depuis la Seconde Guerre Mondiale. Il y avait aussi eu un vrai dieu Viking, à en croire les blogs, qui avait lancé des éclairs partout, et un gros colosse vert qui rugissait après les gens, et puis Iron Man bien entendu.
En résumé, le monde avait décidé de ne plus être dingue juste pour Norman, mais aussi pour les autres. C'était bizarrement réconfortant.
Bien sûr, plein d'autres gens ne le voyaient pas comme ça. Pour sa famille, c'était surtout une invitation à paniquer, Papa envisageant carrément de construire un bunker et Courtney draguant tous les gars de son âge au lycée parce qu'elle refusait de mourir vieille fille. Le supermarché et les épiceries avaient été dévalisés pour se constituer des provisions en vue de l'Apocalypse imminente, et l'église du coin tournait à plein régime à dire des messes et vendre des bougies pour les prières.
Tout ça pour dire que l'arrivée de la sorcière et le but de sa visite n'avait fait que placer une cerise sur la chantilly de cette pièce montée formée par l'hystérie générale et l'écroulement des certitudes. Parce que les sorcières existaient, apparemment.
Madame Locke ne ressemblait pas vraiment à une sorcière comme on les voyait dans Ma Sorcière bien-aimée ou Sabrina la petite sorcière, en fait elle ressemblait à une femme d'affaires dans son beau tailleur vert émeraude et ses bottines noires avec collants assortis, ses cheveux remontés en chignon et un porte-documents sous le bras. Elle y ressemblait tellement que si elle n'avait pas changé la moustache de Papa en gros papillon brun pour le convaincre qu'elle disait la vérité, personne n'aurait cru qu'elle savait faire de la magie.
Oh, Norman savait en faire aussi. C'était pour ça qu'elle était venue.
« En temps normal, M. Babcock, vous auriez été visité plus tôt que début août, mais le moment prévu pour le passage de l'éducateur a coïncidé avec ce malheureux incident à New York City. Le résultat, c'est que tout le monde panique et se demande par où commencer pour reconstruire Manhattan, et dans tout ça les préoccupations scolaires sont un peu passées à la trappe. »
« Ça fait longtemps que vous effectuez ce métier, madame ? » demanda Maman, examinant une brochure violette qui faisait la promotion d'une école de magie dans le Nouveau-Mexique.
« Oh, un an à peine avec Marraines Magiques, c'est le nom de notre association. Avant ça, j'étais très exclusive, centrée sur deux enfants en particulier, puis j'ai rencontré Alice – Alice Angel, c'est notre organisatrice – et puisque j'effectuais déjà le même type de travail, autant rendre ça officiel, pas vrai ? »
Cependant, Papa n'avait pas l'air convaincu, alors qu'il avait récupéré sa moustache – remarque, les poils semblaient former les mêmes motifs que sur les ailes du papillon de tout à l'heure.
« Je ne vois vraiment pas – pourquoi toute une communauté irait se cacher du monde, si nous n'avons rien à craindre des… sorciers et sorcières comme vous dites. »
Madame Locke avait un sourire très intéressant, le genre qui vous disait que vous étiez une grosse andouille et qu'elle allait vous le démontrer en parvenant à rester impeccablement polie. Norman le lui enviait un peu.
« Blithe Hollow, quelle charmante petite ville, n'est-ce pas ? Des paysages charmants, une histoire locale toujours honorée aujourd'hui – oh, pardonnez-moi, pourriez-vous me rappeler quel âge exactement avait votre fameuse sorcière lors de son procès et de son exécution ? Dix ou onze ans ? »
Papa avait l'air de vouloir disparaître sous la table, et le bras de Courtney se posa sur les épaules de Norman.
« P-pas exactement… je veux dire, pas si jeune que ça... »
« Non, non » le reprit nonchalamment Madame Locke, « je suis sûre que c'était onze ans. Ça ne pouvait pas être plus vieux, voyez-vous, car à partir de onze ans, les enfants apprennent à contrôler leurs pouvoirs. Ce n'est pas possible avant, ils n'ont pas assez de maturité ni de finesse. Et une fois entraîné, un sorcier adulte s'enfuit facilement, ou se défend. Donc, si vous voulez tuer une sorcière, vous devez tuer des enfants. Et c'est ce que les gens ont fait. Plusieurs fois. »
Norman frissonna, et il sentit le bras de Maman rejoindre celui de Courtney par-dessus ses épaules, comme s'il allait s'évaporer si elles ne le touchaient pas.
« … C'est horrible » lâcha-t-il – et d'accord, il adorait les films d'horreur, mais ça, c'était juste de la vraie, de la pure méchanceté.
La bouche de Madame Locke se tordit en une petite grimace triste et contrariée.
« Quand les gens voient quelque chose qu'ils ne comprennent pas, ça leur fait souvent peur. Et la peur encourage les gens à se montrer horrible, c'est malheureux mais c'est comme ça. »
Après ça, la discussion avait un peu pris du plomb dans l'aile, mais dans l'ensemble, Madame Locke avait beaucoup plu à ses parents et à Mémé, et elle avait promis de leur montrer où acheter tout ce qu'il fallait pour l'école qu'il choisirait. Elle avait même demandé si Norman voulait rencontrer son filleul et une autre fille parrainée par l'organisation, pour se faire expliquer l'intégration et recevoir un ou deux bons conseils, et elle leur avait laissé son numéro de téléphone et une adresse pour qu'ils puissent la contacter si jamais ils avaient des questions.
Ça s'annonçait absolument génial. Le seul hic, c'était qu'il ne pourrait sans doute pas raconter à Neil que ce qu'il faisait, c'était de la magie. Ou peut-être que si, vu que personne ne croyait jamais Neil même quand il racontait la vraie vérité, probablement à cause de la façon dont il s'y prenait.
C'est difficile de prendre au sérieux quelqu'un qui croit que les bébés vous sortent par le nombril, après tout.
