Lorsque l'été avait démarré, Steve était loin de s'imaginer qu'il en passerait une bonne partie à proposer ses services afin de déblayer les dégâts causés par une invasion intergalactique. D'accord, il ne débordait pas d'une affection démesurée pour l'architecture moderne, mais ça ne voulait pas dire qu'il approuvait la méthode de démolition !
Il n'avait pas non plus imaginé avoir à partager la table du petit-déjeuner avec la mère de Tony – la veuve d'Howard – revenue d'entre les morts, alors qu'elle avait causé l'invasion intergalactique susmentionnée pendant qu'elle était sous l'emprise d'un asservissement psychique et dans un corps masculin.
En fin de compte, Fury avait eu raison : le vingt-et-unième siècle réservait des surprises pour le moins mémorables. Ça ne rendait pas la situation moins gênante.
Tony n'était pas là, s'étant bouclé dans son atelier dès l'aurore pour travailler sur un projet ou un autre. Pepper n'était pas là en dépit d'avoir passé la nuit sur place – dans la chambre de Tony, plus précisément – vu que Stark Industries réclamait sa présence. Leah – Hela – Miss Locke n'était pas là car elle avait décidé de s'essayer au bénévolat en rejoignant la marraine d'une amie de Jon dans ses activités quotidiennes.
Ce qui laissait Steve tout seul pour prendre le petit-déjeuner en compagnie de Jon et de Maria Stark. Heureusement, aucun des deux n'exigeait de lui qu'il fasse la conversation, la vieille dame actuellement absorbée par la description que le garçon lui donnait de son rêve de la nuit dernière :
« … et après avoir couru jusqu'à l'autre bout des ruines du temple, je me suis fait attraper par un compositeur de musique apostat du dix-neuvième siècle qui voulait devenir mon petit copain mais j'étais pas trop d'accord, alors au lieu de l'embrasser, je me suis retrouvé dans une salle de classe bondée pendant que le professeur discutait des conventions narratives, façon Pratchett. Est-ce que tu as lu Pratchett ? »
« Je ne crois pas, non. Il faudra que tu me prêtes un ou deux de ses livres. Mais comment savais-tu que le compositeur était un apostat ? »
« Be-en… parce qu'il avait une tête d'apostat ? Je sais vraiment pas trop comment l'expliquer... »
« Ne te tracasse donc pas trop là-dessus, la plupart des rêves ne sont pas fait pour être expliqués, juste pour être rêvés. »
Steve était indiscutablement heureux de ne pas avoir à participer à cette conversation. Même Tony aurait trouvé son contenu trop surréaliste à son goût.
Une fois le petit-déjeuner terminé – mais en vérité, c'était plutôt cinq petits-déjeuners vu la quantité de nourriture qu'un super-soldat et un bientôt adolescent devaient ingurgiter pour entamer la journée – et la vaisselle sale mise à tremper, Steve avait voulu s'esquiver sans plus de manières.
« Steve ! Puis-je savoir ce qui vous pousse à fuir de la sorte ? J'espère ne pas être si terrifiante que cela. »
Sarah Rogers avait élevé son fils unique dans le respect des bonnes manières, et bien que la question du genre de Loki fusse une affaire compliquée qui donnait un soupçon de migraine au soldat blond, Maria Stark était indéniablement une femme à cet instant présent.
« Loin de là, madame. »
« Maria, s'il vous plaît. Nous avons un petit-fils en commun, après tout. Oh, et il s'est sauvé, le chenapan. Tout à fait son père au même âge, il y avait des jours où je voulais acheter une laisse pour qu'Anthony cesse de disparaître de mon champ de vision sans prévenir. Il trouvait toujours un moyen de semer le désordre dès que je le quittais des yeux... »
« Ce… cela ne semble pas avoir beaucoup changé. »
Un faible sourire nostalgique flotta sur les lèvres de la vieille dame.
« N'est-ce pas ? Regardez donc tout ce qu'il a fait. Howard répétait constamment qu'il avait du potentiel, et même lui n'en reviendrait pas. »
Sans crier gare, les traits de Maria s'affaissèrent tandis que ses yeux prenaient un éclat humide, et elle vacilla légèrement. Steve réagit instinctivement, lui saisissant délicatement le coude afin de la conduire jusqu'au siège le plus proche, en l'occurrence les chaises encore disposées autour de la table.
La vieille dame fit main basse sur une serviette en papier oubliée par le rangement et s'en tamponna les paupières et le nez, mais ceux-ci demeurèrent rouges.
« … Steve ? Croyez-vous que cela passera ? »
Elle n'avait pas besoin de préciser de quoi elle parlait, ça se voyait autant que les narines au milieu de la figure. Et elle n'avait pas non plus besoin de préciser pourquoi elle posait précisément cette question à Steve.
Qui de mieux pour comprendre la douleur de réaliser tout le temps que vous aviez perdu avec vos proches, l'obligation de faire le deuil d'une mort survenue voilà déjà plusieurs décennies, que Captain America ?
Steve ne voulait pas vraiment parler de ça. Il esquivait les rendez-vous avec le psychiatre que lui avait assigné le SHIELD, pourquoi donc s'ouvrir à une femme civile qui n'avait aucunement été préparée à interagir avec des vétérans traumatisés ?
Sauf que Maria Stark n'était pas n'importe quelle femme civile. Elle vivait le même déchirement. Et elle ne cherchait pas à imposer son aide – c'était elle qui demandait de l'aide.
Il s'assit précautionneusement à côté d'elle.
« Très sincèrement… je ne pense pas. C'est… ça fait déjà un an que SHIELD m'a tiré de la glace, et… et c'est toujours compliqué. Même aujourd'hui, de temps en temps, c'est facile d'oublier que… qu'ils ne sont plus là, ou pas comme je les ai quittés. Et puis, je me rappelle. »
Un silence. Le regard noisette de Maria demeurait posé sur lui. Steve avala sa salive.
« Je crois que c'est ça, le plus dur. Oublier juste un moment, seulement pour vous souvenir après. »
Peut-être aurait-il pu s'habituer, si les souvenirs s'étaient graduellement ternis. Mais ce constant balancier, où le chagrin se dissipait rien que pour se reformer… il était si fatigué de l'affronter.
Un sourire pâlot retroussa les commissures des lèvres de Maria.
« Vous êtes un homme très sensible, Steve. Je pense comprendre un peu mieux pourquoi mon mari a succombé devant vous. »
La nuque du super-soldat se mit à le chauffer au point qu'un œuf au plat aurait cuit sans peine dessus, et il ne put s'empêcher de remuer sur sa chaise.
Howard… et bien, Howard n'avait jamais eu la moindre honte, surtout pour ce qui était de se faire plaisir. C'était principalement ses conquêtes féminines qui se voyaient, l'époque ne permettait rien d'autre, mais après une jeunesse passée à traîner dans les quartiers mal-famés de New York, Steve était suffisamment aguerri pour savoir quand une de ses connaissances avait des goûts polyvalents.
Steve lui-même n'était pas porté là-dessus, et Howard n'avait visiblement aucune intention de lui faire des propositions alors que celles-ci n'avaient pas la moindre chance d'aboutir, si bien que les choses en étaient restées au stade de l'amitié. Du moins, Steve avait présumé que cela avait été de l'amitié des deux côtés.
Apparemment, ça n'avait pas été le cas.
« Vous… vous en parlez très facilement » parvint-il à bredouiller.
La vieille dame italienne haussa un sourcil amusé.
« Et pourquoi pas ? Je connais – connaissais Howard. Il avait beau se prétendre un cynique, son romantisme crevait les yeux. S'il n'avait pas été capable d'aimer aussi profondément, avec un tel mépris de ce que les règles proclamaient convenable… il n'aurait pas été mon mari, et le monde en aurait été bien plus pauvre. »
Sa voix s'adoucit.
« Et puis, à quoi bon être jalouse ? Il m'a épousée, il m'a donné de splendides années avec lui, et un enfant magnifique. Vous êtes venu avant, mais il n'est venu personne après moi. »
Une fine main flétrie se posa sur une large main musclée.
« Ceci dit, Steve, je me réjouis que ce soit vous qui lui ayez ouvert les yeux sur ce qu'était aimer, plutôt que désirer pour une amourette d'un soir. Il aurait pu trouver nettement pire. »
C'était décidément une matinée surréaliste pour Steve Rogers, se retrouver à discuter avec la veuve supposée morte d'un ami de l'attirance que ledit ami lui avait secrètement vouée.
Et pourtant… pourtant, il n'en éprouvait aucune gêne. Ça collait, il n'y avait pas d'autre mot pour cela.
