Chapitre 1

June Waterlight était une moldue au sourire d'été, chaleureux et vivant, ses beaux yeux verts scintillaient en observant le monde, ses longs cheveux noirs ondulaient dans le vent, ses dents blanches ressemblaient aux petits galets polis par la mer du Nord, sa peau était délicatement dorée par ses heures de travail à l'extérieur. Elle était fleuriste dans le village de Little Hangleton. Elle était la plus belle fille que Morfin Gaunt ait jamais vu. C'était elle qu'il voulait. Bien que son père ne l'aurait jamais toléré. Le noble sang des Gaunt ne devait pas être mêlé à celui des moldus.

Seulement, June Waterlight l'hypnotisait, ses longues jambes, ses mains fines, ses seins pointant sous sa robe blanche.

Il la suivait souvent, comme son ombre. Et une après-midi, alors qu'elle rentrait du marché avec ses fleurs invendues il se désillusionna, courut vers elle, lui maintint les poignets, et la viola dans une allée déserte.

June revint chez elle, la robe déchirée, le regard vide. Elle mit plusieurs semaines à retrouver l'ombre d'elle-même. La semence qui s'était répandue dans son utérus, avait atteint un ovule fécondable et un fœtus s'était formé. June le découvrit deux mois plus tard et pleura longtemps dans les bras de son père, Albert Waterlight. Puis elle se releva, vacillante, un pauvre sourire écorché à ses belles lèvres rouges et murmura qu'elle allait garder le bébé. Son père voulut s'y opposer. La décision de sa fille était inébranlable et il l'aimait trop pour ne pas lui porter toute l'aide dont elle avait besoin.

Le 19 mars 1925 naquit un cracmol, Morton Waterlight. Sa mère mourut en couche et le laissa orphelin, au soin de son grand-père.

Morfin Gaunt qui avait été effrayé par son passage à l'acte ne reparut plus jamais au village de Little Hangleton et ne sut jamais qu'il avait un fils.

Albert Waterlight dut enterrer sa fille unique et élever un garçon dont le mauvais fond s'épaississait de jour en jour, il hurlait, jurait, volait, blessait son grand-père, arrachait tout ce qui était à sa portée. En grandissant sa soif de sang apparut, il était de toutes les bagarres, creva l'œil du fils du laitier, John Gerthold, mordit au moins la moitié des enfants du village, construisit une cabane secrète dans la forêt avoisinante pour ramener des animaux qu'il s'amusait à dépecer vivants. Lorsque la 2nde guerre mondiale éclata en 1939, Morton avait 14 ans, il mentit sur son âge et fut envoyé au front avec un casque, un uniforme et un FusilLee-Enfield Mark III. Le gamin avait la carrure qu'il fallait pour supporter l'exercice physique intense du camp d'entraînement, les combats au corps à corps, il avait le crâne assez épais pour accepter de suivre n'importe quel ordre donné par sa hiérarchie et surtout, il avait une soif de sang sans égale.

Il survécut à la bataille de Dunkerque et fut remarqué par ses supérieurs qui firent appel à ses services et lui offrirent un poste de lieutenant dans le Royal Regiment of Artillery. Après la 2nde guerre mondiale, il fut de tous les conflits armés entre le Royaume-Uni et le reste du monde, guerre de Corée, crise du canal de Suez, révolte des Mau-Mau, guerre du Dhofar.

En 1975, Morton rentra de mission, décoré, satisfait, et fut accueilli par le dédain et le dégoût de son grand-père qui voyait quel homme était devenu le fils de sa June.

Au village de Little Hangleton tout le monde ne partageait pas l'aversion d'Albert Waterlight pour ce héros national. Il paradait dans les rues en uniforme, ses décorations scintillant au soleil, des filles impressionnables lui faisaient les yeux doux. L'une d'entre elles, bien décidée à marier cet homme-trophée parvint à le séduire et à lui arracher une demande en mariage. Elle fut violée trois fois avant la date choisie d'échange de vœux mais cet homme était son fiancé et elle était certaine que toutes les femmes du village l'enviaient. En 1979 Morton Waterlight et Morgan Micrure se marièrent. Ils eurent une fille un an plus tard, que Morgan appela Khorine. Le bébé avait de grands yeux bleus pétillant et un beau sourire qui enchantait sa mère. Toutes les passantes de Little Hangleton ne manquaient pas de lui faire remarquer à quel point son bébé était souriant.

Morgan Waterlight mourut peu après le premier anniversaire de sa fille, emportée par une violente hémorragie interne d'origine inconnue. Ce soir-là, Albert Waterlight prit son arrière-petite-fille dans ses bras et s'enferma avec elle dans la bibliothèque. Il lui lut des histoires toute la nuit et les grands yeux bleus du bébé brillèrent d'émerveillement tout au long des récits, comme si elle comprenait ce que lui disait Albert. Elle s'endormit avec celui-ci lorsque le jour parut à l'horizon.

oOo

Peu avant ses trois ans, son père voulut entrer dans sa chambre. Mais la porte demeurait mystérieusement fermée, il appuya de tout son poids sur la poignée qui ne bougea pas d'un millimètre, il donna des coups d'épaule contre le bois en vociférant mais rien n'y fit. Albert et son arrière-petite-fille étaient à l'intérieur, ils n'entendaient rien d'autres que leurs rires et les mots de l'histoire de Morgane, la dame du lac. C'était une des histoires préférées de Khorine.

-A cet instant précis, la fée se tourna…

-Féééée; babilla Khorine.

L'arrière-grand-père eut un petit rire émerveillé:

-Oui, une fée. Et elle se tourna vers le dragon noir qui…

-Dragooon; lâcha Khorine dans un sourd grondement.

Elle montra l'illustration de l'énorme bête aux yeux rouges avec son doigt tout potelé. Albert hocha la tête. Et puis le petit index voyagea au travers de la page, jusqu'au mot:«dragon». Elle s'arrêta là, et ses yeux pétillant d'intelligence se tournèrent vers son arrière-grand-père.

-Dragon!

Ce dernier lui souriait, répétant: «dragon». Jusqu'à ce que l'information parvienne jusqu'aux tréfonds de son cortex cérébral, jusqu'à ce qu'il comprenne que son arrière-petite-fille avait montré le bon mot.

-Par tous les saints; s'exclama-t-il alors en la soulevant dans ses bras, mais tu sais lire!

La petite fille éclata d'un rire argentin et Albert détailla un long moment le petit trésor qu'il avait dans les bras. Puis il la reprit sur ses genoux et ils lurent ensemble, lui de sa voix rocailleuse, liant les mots de l'histoire au gré de ses intonations, elle en pointant du doigt avec lui ceux qu'ils survolaient et les répétant.

oOo

A trois ans, elle était sous un ciel sombre rempli d'étoiles, c'était magnifique, elle avait l'impression d'être baignée de leur lumière et de les entendre chuchoter entre elles, le vent doux lui portait l'écho de leurs rires cristallins.

Son père était parti, en mission. Elle était seule à la maison avec Albert et elle était bien. Elle aimait la nuit qui était si sereine. Parfois elle souhaitait que le jour ne vienne jamais, que les humains ne sortent pas de leur grande maison pour que la Terre entière ne soit remplie que d'un long silence apaisant.

Soudain, les grandes herbes près d'elle frissonnèrent. Elle baissa la tête et trouva une petite couleuvre à collier, ses écailles étaient grises à la lueur du ciel avec quelques taches noires sur les côtés. Ses yeux noirs étaient craintifs.

-Bonjour; murmura l'enfant pour ne pas réveiller les étoiles.

-Bonjour humaine; lui fut-il répondu dans un sifflement.

L'enfant lui sourit, ses yeux scintillaient dans l'obscurité, ses longs cheveux ondulés tombaient dans son dos.

-Tu aimes les étoiles?

-Froides; fit le petit reptile en s'approchant de la petite fille.

-Tu as froid? Viens alors; proposa-t-elle en lui tendant la main.

La couleuvre hésita, fixant l'humaine, le corps ondulant lentement.

-Allez viens; l'invita encore Khorine.

Le serpent, après une dizaine de minutes à douter, finit par se décider et s'avancer vers le bras chaud. Il faisait vingt-deux centimètres et s'enroula plusieurs fois autour de son avant-bras fin.

-Chaude, humaine; siffla-t-il avant de fermer les yeux et de poser la tête près du creux de son coude.

Khorine lui sourit gentiment avant de s'allonger dans les hautes herbes, les yeux tournés vers la douce clarté des étoiles. La nuit était belle.

oOo

-Grand-papy; appela Khorine en ouvrant la verrière du salon. Grand-papy!

Celui-ci déposa le couteau à pain pour se retourner vers elle.

-Tu as de la viande? Arthy a faim!

-Qui est Arthy? Lui demanda-t-il gentiment, se déplaçant déjà jusqu'au réfrigérateur dans le but de lui prendre une tranche de jambon.

-Mon serpent.

Le vieil homme tressaillit. Il tourna la tête vers l'enfant de quatre ans près des fenêtres. Ses yeux bleus étaient voilés d'inquiétude, Arthy devait avoir très faim, parce qu'il lui avait demandé à manger. Il ne lui avait jamais rien demandé avant. Et puis il devait avoir de plus en plus froid, avec l'hiver qui approchait.

-Allons le voir; proposa Albert.

-Tu prends de la viande?

-Bien sûr; fit-il en s'exécutant.

Ensuite il suivit son arrière-petite-fille jusque dans le fond du jardin. Un serpent d'une cinquantaine de centimètres était enroulé sur lui-même et releva la tête quand ils approchèrent. Albert s'arrêta, levant un bras devant Khorine pour la protéger. Un sifflement sourd sortit de la gueule du reptile… Et puis…

-Rhajaseinen sarseish sishin, ersheil nein.

Le cœur du vieil homme se glaça. Ces mots venaient de Khorine et le serpent laissa retomber sa tête contre son corps ramassé.

-Khorine; appela l'homme avec incertitude.

-C'est Arthy, il a faim! Je lui ai dit que tu étais gentil!

Puis l'enfant fit glisser la viande d'entre les doigts de son arrière-grand-père pour s'approcher du serpent.

-Khorine; intervint Albert. C'est dangereux!

Un rire cristallin échappa à la petite fille alors qu'elle s'agenouillait, vraiment trop près du serpent et déposait le jambon près de lui. Le serpent siffla doucement. Puis sa gueule s'ouvrit, découvrant d'énormes crocs qui se fichèrent dans la viande offerte. Il avala le tout en une seule fois puis retourna se recroqueviller contre le mur du jardin. Il faisait froid, le vieil homme tremblait et le silence qui les entourait était étouffant.

-Khorine; parvint-il à prononcer, tu parles au serpent.

-Oui grand-papy; affirma-t-elle avec un hochement de tête approbateur. Pas toi?

La peur traversa le regard du vieil homme.

-Est-ce que quelqu'un t'a vue faire? Est-ce que quelqu'un le sait?

Sa voix était pressante. L'enfant le sentit et fronça les sourcils en réfléchissant:

-Non, personne, mais je…

Albert l'interrompit:

-Tu ne dois jamais en parler à qui que ce soit, et surtout pas à ton père. Tu entends? Morton ne doit pas être informé que tu sais parler aux serpents.

La petite fille le fixa, incertaine. Albert insista, elle devait lui promettre de ne jamais révéler son secret.

-Je te le promets grand-papy, je ne le dirai pas à Morton.

-Bien.

Et tout le long de la matinée Albert resta perdu dans ses pensées. Le vieil homme se rappelait des serpents, d'un jeune vaurien avec deux serpents au cou, oui… Albert taillait les haies, June poussait le petit portail du jardin; quand il l'avait entendu. Il parlait la même langue que son arrière-petite-fille, il avait des yeux gris vicieux, il fixait l'endroit où June s'était tenue et les serpents sifflaient sur son épaule. Comment avait-il pu oublier?

Le déjeuner fut très silencieux. Khorine savait qu'elle avait fait une bêtise, mais elle ne savait pas laquelle, et à sa dernière bouchée de mousse au chocolat, son arrière-grand-père se leva pour mettre ses chaussures et son chapeau.

-Tu veux bien faire la vaisselle pour moi? Demanda-t-il d'un ton absent.

Elle acquiesça, bien sûr. Albert sortit de la maison, marcha sur les gravillons du petit chemin menant au portail, le portail que June empruntait si souvent des fleurs plein les bras, qu'il referma. Il savait où habitait l'homme aux serpents. Il savait où habitait celui qui avait violé sa June. A 82 ans Albert ne savait pas vraiment ce qu'il pourrait faire à un violeur de 60 ans, mais il allait le confronter et… Et il verrait. Il devait y aller. Le dos droit, les yeux embrumés par les souvenirs, il marcha le long des petits chemins qui menaient aux abords de la ville, il s'engouffra dans la forêt et suivit une route envahie par les ronces. Plusieurs lapins détalèrent à sa vue. Le vent sifflait dans les branches des hêtres au-dessus de sa tête et lui hérissait ses cheveux blancs. Des nuages de poussière s'élevaient autour de lui. Il savait où était la maison. Il savait…

Le vieil homme s'arrêta. La masure était apparue soudainement devant lui. Le jardin était envahi de ronces et d'herbes hautes, les fenêtres du devant étaient cassées et donnaient sur un intérieur noir comme l'enfer, une partie du toit était défoncé.

-Non; murmura-t-il.

Ses jambes tremblaient, elles le portèrent difficilement jusqu'à la grille rouillée du jardin qui s'ouvrit dans un long grincement. Des sifflements résonnèrent dans les hautes herbes, faisant frissonner Albert. Sur le mur en pierres délabrées qui entourait le jardin se trouvaient deux serpents, deux gros serpents. Le vieil homme recula. L'un d'entre eux siffla, relevant sa grosse tête grise. Il le fixait. Il allait l'attaquer. Albert recula encore, jusqu'à être hors de portée des reptiles.

La maison était délabrée. Vide. Plus personne n'y habitait, c'était une évidence. L'homme qui avait agressé June avait disparu. Le vent était froid et Albert resta immobile devant la bicoque, glacé à l'intérieur. Le coupable était parti. Tout ce qu'il restait de lui étaient ses affreux serpents. Leurs sifflements résonnaient à ses oreilles, en d'affreux échos, encore, encore… Morton était le fils de ce violeur. Et Khorine la petite fille de ce violeur. Morton n'était bon qu'à donner la mort mais Khorine, elle, avait hérité de la langue des serpents. Cela signifiait qu'elle comprenait les sifflements montant du nid de reptile. Oui… Et elle pouvait leur parler... Elle pouvait leur demander où était parti le violeur.

Albert retrouva soudain l'usage de ses jambes et repartit vers le village, marchant vite, courant, vers son arrière-petite-fille de quatre ans. Elle était occupée à rassembler des feuilles mortes autour d'Arthy pour lui tenir chaud lorsqu'il arriva en courant.

-Suis-moi! Tout de suite.

Elle n'avait jamais entendu une voix aussi dure sortir de la bouche de son arrière-grand-père. Elle hésita.

-N'as-tu pas entendu? Lève-toi tout de suite!

-Tu me fais peur grand-papy; annonça la petite fille.

Un sifflement sourd sortit du tas de feuille près de la fillette.

-Je n'ai pas le temps pour ces histoires, tu vas me suivre. Il y a des serpents, je veux que tu leur parles!

Khorine se leva alors, lentement, elle murmura quelques mots à Arthy, puis suivit son arrière-grand-père. Il lui prit l'avant-bras et la força à marcher. Ils passèrent devant quelques maisons, devant des portes de fer aux armoiries de la famille des Jedusor, puis continuèrent jusqu'à la forêt. Albert ne décélérait pas. Son arrière-petite-fille s'essoufflait.

-Plus vite; crachait le vieil homme, tu dois leur parler. Tu dois leur parler.

Des sifflements les accueillirent de très loin mais Albert continua à la traîner derrière lui, jusqu'à ce qu'ils atteignent le portail de fer rouillé. Les deux serpents sur le mur les accueillirent en élevant la tête et dardant leurs langues fourchues.

-Parles-leur! Demande-leur où est parti leur propriétaire?

Khorine fixa un instant son arrière-grand-père. Ses yeux bleus ne pétillaient plus et paraissaient plutôt le transpercer. C'était un regard de grandes personnes rivé sur le vieil homme, un regard qui lisait jusqu'aux tréfonds de son âme.

-S'il te plaît Khorine; murmura-t-il…

La fillette se tourna vers les serpents du mur.

-Rhei, serthereish selester sishin sertel eish. Sorester delersh suert.

Lorsque les premiers mots quittèrent ses lèvres, les deux reptiles s'étaient immédiatement tournés vers elle. A présent ils la fixaient de leurs yeux noirs brillant et sifflaient en sa direction. Khorine leur répondit. Un troisième serpent apparut sur les vieilles pierres, ses écailles étaient couleur rouille, il avançait doucement et semblait fatigué. Khorine le salua respectueusement et reçut un doux sifflement en réponse. Une conversation sembla s'établir entre la gamine et le plus vieux reptile. Khorine finit par s'asseoir contre le mur. Elle entendait des histoires fascinantes, cela faisait près de cinq générations queles serpents attendaient le retour de leurs propriétaires, mais lui -le serpent de rouille- était un familier vieux de soixante ans et sa vie était liée à celle de son maître qui était donc toujours vivant quelque part. Khorine lui demanda pourquoi son maître était parti. Il lui révéla qu'un jeune humain était apparu un soir, qu'il parlait leur langue, la langue des serpents, et qu'il avait été accueilli par le maître. Ils avaient longuement parlé dans la langue des hommes. Puis le plus jeune avait tiré un bout de bois, il avait tué le père de son maître. Le serpent couleur rouille se souvenait que le meurtrier avait arraché un anneau de métal des doigts de son maître, puis était parti. Un lever de soleil plus tard des hommes avec des bâtons avaient encerclé la maison et avaient attrapé le maître. Depuis lors, ils l'attendaient tous… Le reptile de rouille lui dit aussi qu'elle sentait comme son maître. Et il lui dit que son maître avait une sœur ; et qu'elle était morte.

Albert tremblait d'impatience. Il dut attendre plusieurs heures avant que son arrière-petite-fille ne se lève enfin. Sur le chemin du retour elle lui raconta l'histoire du maître. Machinalement il lui fit un chocolat chaud et se servit une tasse de thé lorsqu'ils rentrèrent à la maison, tandis que Khorine continuait son récit. Le crépuscule dévoilait ses dernières couleurs, rouge, violet, orange; les ténèbres de la nuit lui succédèrent. Khorine se tut. Elle voyait beaucoup d'émotions qu'elle n'avait jamais vu passer sur le visage de son arrière-grand-père. Il lui demanda d'aller se coucher, sans lui proposer de lui lire une histoire et elle ne comprenait pas pourquoi. Elle lut toute seule dans son petit lit, fixa longtemps les étoiles par la fenêtre de sa chambre et finit par s'endormir, épuisée.

Elle fut réveillée le lendemain matin par un claquement de porte et le bruit de lourdes bottes sur le parquet. Un frisson de peur la parcourut. Morton était revenu. Il y eut de la vaisselle brisée, des grognements, elle tremblait sous les draps. Il y eut d'autres bruits sourds et puis plus rien. Elle mit de nombreuses minutes avant de trouver le courage de sortir de son lit, de glisser ses petits pieds dans ses chaussons et d'ouvrir la porte de sa chambre. Ensuite, serrant les poings, elle se dirigea bravement vers la cuisine. Un ronflement sonore venant du salon indiquait qu'elle ne craignait rien pour l'instant. Elle se versa des céréales et les mangea lentement, Albert finit par la rejoindre et ils parlèrent un peu en chuchotant. Il y avait une retenue nouvelle de son arrière-grand-père vis-à-vis d'elle et elle ne comprenait pas pourquoi.

Au fil des jours, c'était comme s'il cherchait à l'éviter, les histoires du soir étaient plus courtes, ils ne lisaient plus côte à côte dans le salon quand Morton partait en ville, ils ne riaient plus en préparant les repas. Et Khorine ne comprenait pas, et à quatre ans et demi elle découvrait l'écrasant sentiment de rejet. Elle se sentait seule, triste et indigne. Elle regardait par la fenêtre du salon, sans vraiment rien voir, une petite moue triste écorchant le coin de ses lèvres. Il faisait frais, le vent de Novembre sifflait autour de la maison. Ou alors… Non… Le sifflement… Elle comprenait:

-Froid… Il fait si froid…

Khorine se leva de son fauteuil et était à la moitié du salon lorsqu'elle entendit un énorme juron sortir de la bouche de Morton et un sifflement de détresse. Khorine écarquilla les yeux, avant de se précipiter à l'extérieur. Elle fut là pour voir se relever la lourde botte de son père de la charpie de reptile qu'il venait de faire.

-Arthy! Cria-t-elle la voix fendue.

-Ferme-la sale mioche!

-Mon serpent! C'est mon serpent! Hoqueta-t-elle.

Son père d'1m96 la toisait de haut, du mépris plein la face, ses mâchoires carrées contractées, ses yeux gris sans âme fichés sur elle. Elle s'avança vers le corps d'Arthy, chancelante.

Quelque part dans la maison, son arrière-grand-père courrait vers eux.

Khorine s'approcha trop près de son père qui lui envoya un coup de bottes dans les côtes la faisant s'écraser plus loin sur l'herbe. Elle ne pouvait pas quitter son meilleur ami des yeux, il n'avait plus de forme, il ne bougeait plus, il n'y avait qu'un amas de chair et d'os, et il avait eu si froid… Morton s'approcha et il se tendit pour donner un nouveau coup de pied qui enverrait sa fille s'écraser contre la vitre du salon. Seulement, à cet instant, les premières étincelles apparurent, elles crissèrent, comme de l'électricité statique autour de Khorine. Ses yeux bleus étaient chargés de haine. Son père n'avait jamais vu ça. Elle se releva, lentement, leva la main, droit sur lui et la magie autour d'elle crissa sinistrement. Elle allait le tuer.

Albert atteignit le jardin à cet instant. La situation le glaça de l'intérieur. En un éclair il vit le serpent mort, Morton dans son uniforme si grand et apeuré, et face à lui, Khorine, les traits contractés par une rage sourde, le bras devant elle crépitant de magie. Elle allait le tuer.

-Khorine! Hurla l'arrière-grand-père en poussant sur ses jambes calleuses pour s'interposer.

Il se plaça devant Morton et le protégea de ses deux bras levés. La petite fille fut tellement choquée qu'il choisisse le côté de son père que sa magie s'éteignit d'un coup, les éclairs disparurent. Les larmes de l'enfant roulaient sur ses joues.

-Monte dans ta chambre; demanda Albert d'une voix rauque.

La petite fille tourna la tête vers son serpent mort, regarda son arrière-grand-père et son père et elle ne sentit plus d'énergie en elle. Morton voulut s'avancer pour la faire obéir plus vite mais l'arrière-grand-père prit le bras de Khorine et la força à le suivre. Ils montèrent dans sa chambre et la porte fut verrouillée derrière eux.

-Khorine, tu vas m'écouter très attentivement. Je sais que tu aimais ton serpent. Mais il est mort. Tu ne peux plus rien pour lui. Tu comprends?

La petite fille secoua la tête, si triste qu'elle lui brisait le cœur.

-Tu ne dois pas tuer ou utiliser tes… facultés pour nuire. Tu t'apprêtais à faire mal à ton père. Tu aurais pu le tuer. Sache que quand on tue quelqu'un notre âme est entachée, elle devient noire et le mal entre en nous. C'est ce qui est arrivé à ton père. Tu ne veux pas devenir comme lui, n'est-ce pas?

Il y eut un long silence, puis Khorine renifla:

-Je voulais le punir… Ce n'est pas juste. Pourquoi est-ce qu'il ne peut pas souffrir?

Albert caressa les longs cheveux noirs de l'enfant.

-Il souffrira, dans ce monde ou dans l'autre. Peut-être même que Morton souffre en ce moment et qu'il ne le sait pas.

C'était la première fois que Khorine faisait face à la mort. Elle s'en releva avec un voile de tristesse nouveau sur son cœur et une peur lourde de ses émotions et de ce qu'elles pouvaient engendrer.

oOo

Elle avait cinq ans et trois mois lorsque le pire arriva. Morton rentra ivre d'une de ses soirées en ville. Elle lisait un livre de la médiathèque du village, assise dans le canapé du salon près d'Albert, lorsque la porte s'ouvrit.

-Vieux dément! C'est là que tu te caches!

Khorine blêmit. Il fixait son arrière-grand-père avec une lueur atroce dans les yeux. Elle apprendrait plus tard à la reconnaître comme de la soif de sang. Un instant plus tard, un Enfield calibre 38 était dans les mains de Morton et un sourire carnassier apparaissait sur ses lèvres. Albert resta calme, fixant le canon pointé droit sur son front.

-Pose ça Morton. Tu ne sais plus ce que tu fais.

-Ouais, tu crois? T'es un espion et tout l'monde le sait.

Khorine referma lentement son livre et se mit debout, à la gauche de son arrière-grand-père, tendue. Cela s'était déjà produit, plusieurs fois, un Morton ivre sortant d'elle ne savait où son pistolet pour menacer Albert ou elle-même. Normalement, les paroles du grand-père de Morton étaient suffisantes. Mais cette fois, Khorine avait un mauvais pressentiment.

-Baisse-ton arme. Tu es en sécurité, à la maison. Tout le monde vote conservateur ici, et tu le sais, nous sommes allés voter ensemble il y a deux ans. Je suis bien trop vieux pour prendre part à la guerre, tout ce que je fais de mes vieux jours est de prendre soin de ta fille.

Morton le fixa, un long moment, ses yeux injectés de sang ayant des difficultés à se focaliser. Le soldat puait l'alcool. Khorine fit un pas, très lentement, plaçant son bras devant son arrière-grand-père. Les yeux gris du père se fichèrent sur la petite main écartée.

-Tu sais quoi? Marmonna-t-il alors… J'vais quand même être prudent.

Et son index appuya sur la détente. Au même moment Khorine se concentrait pour faire apparaître un bouclier mais Albert la repoussa loin de lui. La balle fusa dans sa hanche et lui explosa le haut de l'os du bassin. Il y eut du sang, Khorine hurla, Morton détruisit le téléphone d'une autre balle, ferma la porte à clé derrière lui, les menaça tous les deux, puis partit se coucher avec un sourire aux lèvres. Avec un peu de chance, le vieux allait y rester.

Ce fut le cas deux semaines plus tard, malgré tous les efforts de Khorine, toute la magie qu'elle avait tenté d'utiliser, tous les repas qu'elle lui avait préparé, toutes les prières à tous les saints dont Albert lui avait parlé. Il mourut en souffrant horriblement dans le canapé du salon, son arrière-petite-fille lui serrant la main en pleurant. Elle était amaigrie, elle tremblait, elle souffrait, elle ne pouvait pas quitter Albert, elle n'avait personne à appeler à l'aide, elle ne pouvait pas le sauver.

Albert lui révéla où il avait caché de l'argent pour qu'elle puisse survivre sans lui, il lui fit beaucoup de recommandations entrecoupées de halètements et de gémissements sourds.

-Khorine; appela-t-il d'une voix rauque, … Khorine… Ne montre pas… que… tu parles… aux serpents… Jamais. Jamais… Jamais… Ne montre pas… ta… magie… Tu comprends…

Ce n'était même plus une question qu'il posait. Khorine hocha la tête en serrant sa main parcheminée.

-Continue à lire… À appren…dre… Tu devien… dras… belle… comme June… Tu devien… dras… forte… je… vois… dans tes… yeux…

Il expira, lourdement, puis l'air revint dans ses poumons.

-Je… suis… dé… solé… désolé… désolé. Khorine… Tu dois… continuer… à aimer… Va à l'école… Des amis… Tu… dois… con… tinuer… à… aimer.

Ses mots se gravaient dans l'esprit de l'enfant qui hoquetait en silence, ravagée par la peine, effrayée de ne plus entendre ce que disait son arrière-grand-père, le seul avec sa mère à s'être jamais occupé d'elle, le seul qu'elle ait consciemment aimé, le seul sur qui elle pouvait toujours compter. Son arrière-grand-père qui mourait devant elle. Qui mourut le 20 décembre, à 1h37 du matin, en s'agrippant à la petite main de Khorine.

Il fut enterré une semaine plus tard avec sa femme, à gauche de la tombe de June Waterlight. Khorine tomba à genou lorsque le cercueil fut mis en terre, amaigrie, hagarde, son père manqua de lui déboîter le bras en la forçant à se relever.

Elle retournerait sur la tombe de son arrière-grand-père de nombreuses fois par la suite. Son père repartit en mission pour l'armée quelques jours plus tard et la laissa seule, sans argent, sans compagnie. Elle survécut en prélevant au compte-goutte de l'argent dans la réserve qu'Albert lui avait laissé, en allant au marché lorsqu'il fermait récupérer les légumes et les fruits que personne d'autre ne voulait. Un fromager la repéra rapidement et l'aida comme il pouvait, la boulangère du village qui avait un instinct maternel développé la trouvait trop maigre et lui donnait toujours du pain et des choux et des gâteaux.

Personne ne voulait voir qu'elle était une enfant de six ans vivant seule dans la maison de son arrière-grand-père mort récemment, abandonnée par son père qui était à la guerre. Khorine, pour leur défense, le cachait bien. Elle allait à la médiathèque et lisait toujours autant, elle était polie, elle nettoyait ses affaires et en prenait soin. Personne ne lui demanda jamais où étaient ses parents ou qui s'occupait d'elle. Il devait forcément y avoir quelqu'un. Et puis son père devait l'appeler tous les jours, il devait lui envoyer de l'argent et payer une nourrice pour s'occuper d'elle.

Khorine respecta tous les souhaits que son arrière-grand-père avait fait sur son lit de mort. Elle avait dévoré tous les livres du rayon enfant de la médiathèque et était passée aux rayons d'adolescent et d'adulte. Elle adorait les livres plein de mythes, de contes et de légendes, elle apprenait aussi le français, l'italien et l'espagnol avec des livres, des CDs et les chaînes étrangères de la télévision. Elle lisait des livres sur l'histoire de son pays, sur les guerres. Elle lisait des livres de botanique, de chimie, de physique, de mathématiques, d'économie. Elle avait d'énormes dictionnaires qu'elle empruntait souvent et qui lui permettaient de comprendre tous les mots compliqués de tous ses livres.

Parfois, elle se sentait seule, horriblement seule. Cette sensation pouvait lui comprimer le cœur et l'empêcher de respirer pendant longtemps. C'était surtout le soir, quand les étoiles brillaient haut dans le ciel et qu'il n'y avait pas un bruit dans la maison. Dans ces moments-là il n'y avait rien à faire, à part se rouler en boule et se balancer doucement d'avant en arrière jusqu'à ce que ça passe.

Elle n'avait jamais parlé à un enfant avant. Elle ne savait pas ce que ça ferait. Mais son arrière-grand-père lui avait dit qu'elle devrait se faire des amis et qu'elle devrait aller à l'école. Elle se renseigna pour découvrir comment on s'inscrivait à l'école. Lorsque Morton revint à la maison ce fut une des premières choses dont elle lui parla. Il la fixa alors, un long moment… Et puis, il accepta. Il fit toutes les démarches lui-même auprès de la mairie sans rien dire, et amena sa fille se faire vacciner.

Elle ne comprit pas pourquoi il le fit, mais au fond d'elle, elle lui en était un peu reconnaissante, même si ça voulait dire ressentir autre chose que de la haine pour le meurtrier de son arrière-grand-père.

Un matin de juin, deux mois avant sa première rentrée scolaire, Khorine traversa le salon tandis que Morton sortait de la cuisine. Il était d'humeur exécrable, son départ de mission avait été repoussé d'une semaine. Il arriva à hauteur de sa fille et son énorme main s'abattit en revers sur la petite joue, envoyant la tête de l'enfant s'écraser contre le coin du radiateur.

Khorine hoqueta, des larmes durement retenues au coin de ses yeux.

-Traîne pas dans mes pattes, idiote; cracha Morton avant de s'éloigner.

La joue gauche de l'enfant était rouge vif et sa pommette droite était fendue et saignait. Khorine se releva sans un bruit, un peu sonnée, et continua sa route jusqu'à la cuisine où elle mangea ses céréales dans du lait. Du sang gouttait sur la table, mais ce n'était pas la première fois. Elle n'avait pas été assez prudente. Elle n'avait pas réussi à l'éviter à temps. Tout comme l'avant-veille quand il l'avait poussée contre le lavabo alors qu'elle se brossait les dents. Ses côtes la faisaient encore souffrir. Après manger elle monta jusqu'à la salle de bain pour nettoyer le sang et désinfecter sa plaie. Un énorme hématome grandissait du côté gauche de son visage et une longue coupure partait du haut de la pommette pour s'arrêter à la moitié de sa joue. Son père ne la laisserait jamais sortir comme ça.

Elle resta donc enfermée toute la matinée, lisant un livre de la médiathèque sur les plantes toxiques qui soignent. À midi elle prépara le déjeuner et son père apparut trente minutes plus tard, précisément. Elle évita un coup de pied dans le genou et put manger des côtes de porc avec de la purée de pomme de terre et un carré de chocolat en dessert. C'était un repas copieux, son père avait accepté de faire les courses avec elle la veille et elle avait demandé tant de victuailles que le réfrigérateur et les placards étaient plein à craquer.

Durant l'après-midi elle sortit dans le jardin, cachée au regard des voisins par de grandes palissades et lut à l'ombre jusqu'à ce qu'il soit temps de préparer le dîner. Le soleil se couchait à l'horizon, les nuages se paraient de couleurs chaudes.

Khorine rentra et enfila comme à son habitude le tablier de cuisine de son arrière-grand-père avant de commencer à couper les tomates. Morton regardait la télévision dans le salon. Le ciel était rougeoyant. Des craquements secs se firent entendre dans la rue, une première explosion. Peut-être des pétards, des gens en allumaient de temps en temps. Elle entendit des cris. Dans le salon Morton éteignit la télévision avant de rejoindre sa fille. Elle lâcha tout ce qu'elle faisait à son injonction. Une deuxième explosion retentit dehors. Ils se cachèrent tous deux derrière le canapé de cuir du salon. Son père avait son Enfield au poing. Il était mortellement sérieux, comme un prédateur en embuscade. Tout était silencieux dans la maison; des cris, d'autres craquements, une lointaine odeur de brûlé. La porte d'entrée explosa soudain. Khorine ne voyait rien, recroquevillée contre le canapé. Elle pensait à son bouclier. Elle entendait des pas se rapprocher. Son père se tendit soudain et passa la tête au-dessus du canapé pour tirer. Le premier coup partit, un corps s'écroula au sol. Quelqu'un siffla de colère. L'instant d'après le canapé partait s'écraser contre l'écran de télévision, soulevé comme par magie. Morton bondit devant sa fille pour la protéger et tira de nouveau, au même moment un éclair vert fendait l'espace. La balle de Morton traversa le cœur de l'homme devant eux, la lumière verte toucha son père en pleine poitrine. Ils moururent tous les deux sur le coup. Khorine resta agenouillée, près de son père, les yeux agrandis par l'horreur. Deux autres meurtriers apparurent juste après, le corps recouvert de capes noires, le visage caché par des masques d'argent. Khorine les fixa, dans un état second. Et puis l'un d'eux tendit un bout de bois vers elle. Khorine leva la main. Son bouclier apparut au moment même où les étincelles vertes fusaient vers elle, elles s'écrasèrent contre sa magie et ricochèrent pour foncer vers l'homme qui avait tiré. Il s'effondra. Mort. Il n'en restait plus qu'un. Il s'avança. Il s'avança de deux pas et le bouclier de Khorine disparut. Sa main tremblait, toujours tendue, prête à redonner un bouclier. Dans les yeux océan de Khorine il y avait une rage de vivre, comme une violente tempête.

L'homme en face d'elle s'arrêta. Sa tête se tourna vers la porte et les fenêtres puis revint à l'enfant. Il fit disparaître son masque d'argent. Sous la capuche noire, Khorine discerna un long nez busqué, une peau cireuse, des lèvres fines et des yeux noirs qui brûlaient de l'intérieur. L'homme leva son bout de bois, mais pas vers elle, vers un stylo. Ce dernier bougea tout seul et vint voler dans la main de l'homme qui murmura des mots en latin. Khorine comprenait le latin, mais l'homme murmurait si bas qu'elle ne parvint à entendre que des brides, il parlait de voyage, de temps et d'espace. Le stylo vibra un bref instant puis tomba au sol.

-Si vous voulez vivre; prononça l'homme d'une voix sourde, prenez ce stylo.

Khorine le fixa, puis le stylo-bille. Les cris au dehors s'intensifiaient. Des pas se firent entendre sur les gravillons de l'entrée. Quelqu'un d'autre arrivait. Ses yeux bleus s'attardèrent un instant sur le cadavre de son père, puis elle bondit sur le stylo, et elle disparut dans un tourbillon de couleurs.