Chapitre 8
Un sortilège explosa à ma droite, je m'en sortis d'une roulade avant de me relever, plissant les yeux pour distinguer mon adversaire à travers l'épais brouillard recouvrant la salle. Où pouvait-il se terrer?
Un flux de magie partit soudain d'un espace où devait se trouver le bureau. Je l'évitai sans mal, puis balançai mon nouvel Impedimenta. Il s'explosa contre le mur. Sifflante, je m'écroulai contre un pilier, reprenant ma respiration. Un, deux, trois…
-Lumos…
La boule de lumière fusa vers le bureau, éclairant les ténèbres. Mais il n'y avait… je bondis sur le côté, juste à temps, alors que la pierre près de moi éclatait. Saleté! Je répliquai d'une salve de sortilèges aveuglants qui explosèrent aux quatre coins de la pièce. Non… mais comment pouvait-il être encore invisible? Excédée, je me relevai, cible bien trop facile, voulant une fois encore apprécier l'endroit d'où il lançait ses sortilèges. Par Merlin, il ne faisait aucun bruit non plus, pas un souffle, pas un claquement de talon ou de cape, pas un froissement de tissu. Un nouveau sortilège, non, une rafale! Dans mon dos! Je fis volte-face, entourée d'un Protego puissant, et sans me soucier des sortilèges qui ébranlaient mes protections, je fusai vers mon adversaire, balançant une série de sortilèges d'Entrave puissants. Je parvins à bloquer autour de lui un bon périmètre. Mais je ne le touchai pas! Pas une seule fois! Et lorsque j'arrivai jusqu'au mur où il aurait dû s'appuyer, il n'y avait plus trace de Rogue. Je me détournai, le regard flamboyant.
Rogue se foutait ouvertement de moi!
-Hominum Revelio; lâchai-je, la baguette pointée sur la pièce.
L'essayer en Informulé m'aurait demandé trop de temps. Et là, le résultat fut immédiat. Rogue avait réussi à revenir au fond de la classe, là où devaient se trouver la porte menant à la Réserve. Ce jeu n'avait que trop duré! Sans perdre un instant, je balançai tous les Stupefix, Impedimenta, Petrificus Totalus que je pus. Fusant vers lui, l'Hominum Revelio, m'indiquant toujours où il se trouvait. Cette fois, j'allais mettre définitivement fin à ce…
-Aaah!
Un éclair vert à ma droite. Et ce cri. Je me détournai aussitôt de mon adversaire, hagarde.
-Harry!
Non, pas lui! Je vacillai sans rien pouvoir discerner autour de moi, les oreilles bourdonnantes du cri que je venais d'entendre.
-Harry, Harry…; paniquai-je.
Avant qu'un sortilège venu de nulle part ne me percute de plein fouet. Je m'écroulai et la brume disparut aussitôt, je revins à la réalité. La salle de Potion, des chaudrons, des étagères, des fioles et des bocaux protégés, des raies de lumière s'échappant des fenêtres fermées, …
Q-quelle idiote… Harry… Harry était en sécurité. Il avait survécu. Tout comme Hermione et Ron.
-Problème de concentration? S'éleva une voix glacée.
Je crispai les mâchoires en le voyant s'avancer. Il avait gagné… encore une fois. Rogue approchait. Il était haletant. Ses cheveux graisseux collaient à son front luisant de sueur, mais sa peau cireuse était plus blafarde qu'à l'ordinaire et il ne se gênait pas à cacher son rictus de mépris. Il se pencha vers moi. Je me débattis furieusement, au sol.
-C'était déloyal!
Ses dents se découvrirent sous le dédain qu'il m'adressa:
-La déloyauté n'a rien à voir avec votre échec. Vous vous êtes laissée paniquer pour une simple illusion.
-Je devais seulement m'entraîner aux sortilèges d'Entrave! Sifflai-je.
Il avait triché pour me battre, et je n'avais pas été capable de réfléchir une seconde! Mes yeux d'un bleu d'océan déchainé étaient fixés sur Rogue qui restait silencieux. Lui, avait une étrange manière de m'observer soudain. Je n'aimais pas… le fait d'être entravée… à sa merci. Je tentai de desserrer les liens pas la force, mais rien n'y faisait! Ils…
Un geste brusque, et Rogue qui tombait à genou sur moi. J'en restai pétrifiée, tandis que lui plaçait ses mains de chaque côté de ma tête.
-Potter… Potter a une petite amie, n'est-ce pas? Lâcha-t-il d'une voix soigneusement neutre.
Je me crispai.
-Qu'est-ce que ça peut vous faire?
Et brusquement, la peur insensée qu'il veuille faire subir ce même sort à tous mes amis. Hermione, Ginny, Harry et Ron peut-être? Les forcer à… Mais, c'était ridicule. J'en blêmis pourtant.
-Qu'est-ce que vous lui voulez?
Rogue haussa un sourcil mais ne fit pas mine de s'éloigner.
-A Potter? Rien.
Le pur dégoût qu'il affichait ne m'en fit pas douter longtemps. Mais je ne comprenais pas sa question, ni pourquoi il me piégeait encore, ou pourquoi les flammes revenaient dévorer ses yeux sombres.
-Libérez-moi; crachai-je.
Il y eut un bref silence, Rogue se pencha plus, laissant des mèches graisseuses pendre de chaque côté de son visage aux traits tirés. Et puis ce mot, dans un souffle:
-Non.
Je me figeai. Il n'allait pas… Encore…? Pas en pleine journée! Il violait les termes de son contrat, il avait dit le soir! Le soir!
-Au milieu d'un champ de bataille, il ne se trouve pas toujours la main «secourable» d'un de vos petits camarades. Imaginez-vous seule, désarmée, face à un Mangemort sans scrupule.
J'étais soulagée… Même si je ne devais pas faire appel à beaucoup de mon imagination pour me voir dans cette situation. Je crois que Rogue comprit les émotions changeantes sur mon visage. Mais il ne lâcha aucun commentaire, qu'il soit désobligeant ou non, se contentant de m'observer de trop près. J'inspirai profondément, puis fermai les yeux, les siens brûlant d'émotions dérangeantes. Concentration…
Bientôt, je sentis la puissance de ma magie vibrer au creux de mon être, se répandre et crépiter jusqu'à mes bras, mes avant-bras, mes poignets. Lashlabask… J'haletai, soudain libérée, et rouvris des yeux brillants de fierté, qui se heurtèrent à d'autres, sans fond. Rogue se tenait toujours au-dessus de moi, m'empêchant de me relever. Il…
-Six soirs par semaine.
Il se moquait de moi. Mes yeux bleu océan virèrent à l'orage.
-J'apprécie de moins en moins votre sens de l'humour; sifflai-je en tentant déjà de me relever.
Rogue me repoussa contre les dalles du sol, calme mais ferme. Je me débattis plus fort.
-Lâchez-moi!
Il ne m'en retint que plus. Bien trop près à présent, recouvrant mon corps, bloquant mes poignets.
-Réfléchissez-y bien, Lumare, susurra-t-il à mon oreille.
Et j'allais rétorquer qu'il n'y avait rien dans son ordre qui demandait réflexion, lorsqu'il continua:
-En échange de ce soir, vous pouvez me demander tout ce que vous voulez.
Je me figeai. Rogue? Rogue en train de négocier? N'importe quoi! Il y avait forcément un piège. Forcément. Sinon pourquoi tenterait-il de marchander quelque chose qu'il pouvait de toute façon obtenir par la force?
-Nous complèterons le contrat d'un addenda que nous signerons tous les deux. Il n'y a aucun piège. Je ne pourrais pas prendre de septième soir ou ignorer votre exigence sans détruire le contrat et vous rendre votre liberté.
Un éclair déchira soudain ses yeux sombres, puis son masque d'impassibilité reprit ses droits.
-Demandez-moi ce que vous voulez, Lumare; résonna sa voix doucereuse dans la salle de classe. Ce que vous voulez.
Mais même déguisé, cela restait un ordre. Je serrai les dents. Il fallait que je prenne mon temps, il fallait que je réfléchisse avant. Je ne voulais pas tomber dans un énième piège. Je ne le voulais p… Ma gorge commença à brûler. Mais il me fallait plus de temps, du temps… Le sang remonta dans l'œsophage, des entailles créées, jusqu'à ma bouche qui s'en remplit. Je n'arrivais plus à respirer. Plus à resp…
Je détournai la tête, pour enfin cracher le liquide rougeâtre, hoqueter, en cherchant ma respiration. Rogue paniqua, demanda encore ce que je voulais, ce que je voulais!
-Détruisez… l'entrave magique; haletai-je sans plus pouvoir tenir. Détruisez-la. Et je signerai… p-pour les six nuits… que vous demandez.
Il acquiesça puis me libéra aussitôt pour partir dans un envol de cape. Moi, je m'assis difficilement, la gorge, la tête en feu, la vue brouillée. Et Rogue revint, s'agenouilla pour porter jusqu'à mes lèvres trois fioles de potions. Je les avalai sans vérifier, reconnus la Cicatrix Partialis, une fiole de Régénération Sanguine, une autre fiole de Régénération Sanguine. Elles avaient un léger goût de citrouille. Rogue gardait de mes créations… dans sa Réserve? Lorsque j'eus suffisamment récupéré, nous rédigeâmes l'addenda, le signâmes encore et moi qui étais parvenue à me relever m'effondrai à genou. La magie qui m'enchaînait depuis bientôt trois mois s'était brisée, s'échappait de mon corps par vagues déchirantes. Je… Hurlai, convulsant! La souffrance était intolérable! J'eus seulement le temps de relever un regard voilé de douleur vers mon tortionnaire. Son masque détruit, l'intense remord, la terreur, la souffrance soudain lisible dans les yeux sombres. Puis je me recroquevillai, écrasée par les convulsions, convulsions… Jusqu'à perdre conscience.
oo0oo
-Lumare…
Ce soupir fut le premier son qui m'accueillit à mon réveil. Je cillai avant de me tourner vers celui qui m'avait appelée ainsi. Rogue bien sûr, à mon chevet. Pourq…
-Que s'est-il passé? Murmurai-je.
Je remarquai vaguement mon étrange réflexe de ménager ma gorge. Je n'avais pas particulièrement mal pourtant, alors était-ce lié à mon réveil dans ma chambre alors que nous devions être au beau milieu de l'après-midi? Je fronçai les sourcils, tournée vers mon professeur assis à mon chevet, les bras croisés.
-Il semblerait; lâcha-t-il enfin, le visage étudié pour être parfaitement neutre, que plus vous résistiez et plus la magie du contrat s'ancrait en vous. Or il est … douloureux, d'arracher cette magie passé un certain niveau.
Arracher… la magie… Mais de quoi est-ce qu'il parlait?
-Est-ce que vous avez… détruit le contrat? Hésitai-je, ne pouvant cacher l'émotion intense qui menaçait de me submerger.
Etais-je libre? Etais-je… J'avisai l'expression de Rogue, et tout s'effondra. Ses yeux sombres brûlaient toujours d'une lueur démentielle, ses bras décroisés pour laisser ses longs doigts s'agripper aux accoudoirs du fauteuil d'où il m'avait veillée.
-Non, Miss Lumare; susurra-t-il. Nous l'avons seulement modifié.
Je n'avais aucun souvenir d'avoir modifié le contrat. Non, tout ce dont je pouvais me souvenir c'était de la peur… du cri…
-Harry… Harry va bien? Demandai-je en me relevant aussitôt contre le montant du lit.
Cela m'arracha une grimace douloureuse mais Rogue ne prit pas la peine de me répondre, de plus en plus contrarié. Cela se voyait à sa posture de plus en plus rigide, ses mâchoires, son regard. L'inquiétude m'enserra le cœur tandis que le silence s'étendait… Et puis, je commençai à me souvenir. Comme des flashs. Je revoyais l'attaque éclair. La salle de Potion. Je me rappelais que mes amis étaient saufs, que je m'étais débattue, que Rogue avait marchandé quelque chose qu'il pouvait obtenir sans même se soucier de mon accord.
-Je peux voir le contrat? Lâchai-je finalement.
Rogue accepta. Il le sortit d'une poche de sa cape et me laissa l'étudier. Le silence domina tandis que je tentais de remettre de l'ordre dans mon esprit, de comprendre, de déterminer encore une fois où était le piège. Pourtant, il semblait qu'il n'y en ait… aucun… Je le lui rendis, incertaine. Nos doigts se frôlèrent de nouveau, entraînant un soubresaut involontaire de ma main. Je me dépêchai de la ramener à moi.
-J… J'ai raté le déjeuner? Le cours de Hagrid?
A cela, Rogue voulut bien répondre, tout en rangeant le contrat dans une des poches intérieures de sa cape:
-Effectivement, ainsi qu'une heure de Sortilège.
Il devait être aux alentours de seize heures… il me faudrait encore mentir à mes amis au sujet de mon absence. L'addenda stipulait bien que j'avais l'interdiction de parler du précédent contrat ou de toute clause lui étant ajoutée. J'inventerai sûrement quelque chose au sujet du sadisme de Rogue au cours des combats de DCFM. Cela ne paraissait pas sorcier. Je grimaçai un peu, puis revins à mon professeur:
-Je rattraperai ces cours comme je pourrais. Est-ce que nous pouvons commencer les Sortilèges?
-En êtes-vous capable?
Je me redressai un peu plus contre le montant de mon lit, offensée. Avais-je l'air si faible et pitoyable? A mon regard sombre et ma réaction, Rogue répondit par un rictus narquois, se leva.
-Vous mangerez correctement avant. Quant aux leçons que vous avez manquées, nous pouvons très bien nous en occuper aujourd'hui en déplaçant le cours de Potion au Samedi matin.
J'écarquillai les yeux de surprise, alors que Rogue se détournait déjà dans un claquement de cape. Il allait sortir de ma chambre, et je me rendais compte soudain de tout ce qu'il m'offrait aujourd'hui. Les chaînes du contrat brisées, ces cours qu'il acceptait de rattraper, le fait même qu'il me laisse manger avant d'attaquer le programme de Sortilèges.
-Merci; lançai-je juste avant qu'il ne sorte.
Cela sonnait reconnaissant. Je l'étais. Et Rogue s'arrêta aussitôt, près du chambranle de la porte, se tourna vers moi. Son visage laissa entrevoir un bref instant combien ce mot lui était étranger. Professeur… Le début d'un sourire sincère vint incurver le coin de mes lèvres; puis il revint vers moi, je me figeai.
-Je vous en prie; murmura-t-il, arrivé jusqu'à mon lit.
Ensuite il s'agenouilla et, avec délicatesse, posa sa bouche contre la mienne. Il avait fermé les yeux et ce nouveau geste était empreint d'une telle douceur qu'après quelques instants de stupéfaction je me détendis. Mes paupières cachèrent bientôt chacune des émotions qui scintillaient au plus profond du cœur de mes yeux et les lèvres de Rogue revinrent chercher les miennes. Une deuxième fois, doucement...
J-je n'étais pas assez niaise pour penser qu'il s'agissait de tendresse. Mais il y avait définitivement quelque chose, quelque chose de fragile.
-Reposez-vous; ordonna-t-il plus tard en s'écartant.
Son regard échappa délibérément au mien, il se détourna, puis sortit de ma chambre. Je restai immobile longtemps, deux doigts portés à mes lèvres, avant de, bien qu'étant libérée de toute emprise du contrat, suivre son ordre, m'appuyer contre mes oreillers, clore mes paupières et soupirer.
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Ses yeux vert poison retrouvaient de leur éclat. Il souriait plus souvent aussi, à nos blagues, aux remontrances attendries d'Hermione, aux lettres qu'il recevait de Ginny. Remus devait y être pour beaucoup. Harry n'aurait pu choisir meilleur professeur.
Hermione avait souvent les yeux emplis de larmes lorsque nous passions devant un mur écroulé, un étage ravagé, les serres où plusieurs de nos amis étaient tombés, l'entrée du château où Neville avait tué Nagini. Des cernes soulignaient ses yeux noisette. Mais Ron la soutenait de toutes ses forces, comme nous tous, et je faisais confiance au professeur Flitwick pour lui témoigner toute sa gentillesse. Ronald, lui, faisait face de son mieux à la perte de son frère, de nos amis, aux atrocités commises et auxquelles nous avions participées. De nous tous, je crois, il était celui qui luttait le plus pour garder le sourire et nous le redonner. Quant à McGonagall, nul doute qu'elle s'occupait comme il fallait d'un de ses petits lions préférés.
En fait, petit à petit, nous nous relevions, ensemble. Il m'apparaissait évident que je n'aurais jamais pu y arriver sans eux. Et sans Rogue, maintenant.
Il était moins violent et j'avais l'impression qu'il prenait soin de moi, qu'il s'inquiétait pour moi. Rogue me calmait toujours lorsque je me réveillais d'un cauchemar violent, et il n'allait pas jusqu'à m'encourager en cours, mais je me prenais à guetter dans ses yeux le signe de satisfaction qu'il pouvait trahir lorsque je réussissais un nouveau sortilège ou comprenais une notion délicate. De plus, malgré la rentrée qui approchait, les réactions négatives qu'elle ne manquait pas d'entraîner chez lui, il ne se vengea jamais, en aucune façon, sur moi. Moi qui étais à sa merci. Il était méprisant, sarcastique, par habitude, brûlant de passion ou d'un désir douloureux, doux rarement. Mais il ne cherchait pas à me briser. Il ne l'avait jamais souhaité. Cela était une certitude.
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Nous étions Samedi soir et après de nombreuses heures de révision acharnée, je me trouvais dans le laboratoire, face à ma potion contre l'anosmie. Seulement, y travailler ne me détendait pas du tout. J'étais même plus énervée qu'en commençant. Tout cela parce que la potion qui aurait dû être d'un bleu azurin était assurément bleu nuit! Où avais-je pu me tromper? Je ne comprenais pas! Je partis m'effondrer sur la chaise la plus proche pour ruminer mon échec, tandis que Rogue, imperturbable, continuait son brassage à la table d'en face.
Comment était-il possible que je me sois trompée?! J'avais vérifié et revérifié chacune de mes équations, m'étais arrangée pour choisir les meilleures baies de sureau à disposition, le meilleur crin de licorne, j'avais équilibré les flux, suivi exactement la même approche que d'habitude, étais parvenue à déterminer le moment exact d'ajout de chacun des deux ingrédients de manière à obtenir le bleu le plus pur possible. Le plus pur! Pas ce bleu sombre, si loin des orbes pales et rêveurs de Luna.
Les bras et les jambes croisés, plongée dans une nouvelle étude de mes suppositions et des calculs qui en avaient découlé, je fixais ce qui se trouvait devant moi sans vraiment y porter attention. Et puis, à un moment, je me rendis compte que mes yeux étaient fixés sur Rogue, sur ses mains. Pâles, longues et fines, fascinantes… Elles effeuillaient, hachaient, broyaient, maîtrisaient chaque ingrédient, chaque instrument, d'une manière que je ne pouvais qualifier que de parfaite. Modulant le brassage en fonction de chaque nouvel ajout, plus doux et constant à la première fleur de Cereus peruvianus, puis un infime ralentissement, le contrôle particulier pour l'addition des racines d'aconit… Ces racines découpées en tranches si régulières qu'il était impossible de les différencier… Le broyage assuré dans le mortier adéquat, réduisant la sauge séchée en la plus fine des poudres… Le contrôle constant des flammes par informulés, gestes élégants des doigts amplifiant ou réduisant une température qu'il fallait extrêmement précise…
Jamais, de toute ma vie, je n'avais contemplé une telle virtuosité. Rogue… Rogue était un maître, assurément. Un maître.
Et j'étais si loin de cette perfection. Je comprenais, maintenant, le mépris qu'il affichait pour la filière Filtres & Antidotes. Un maître ne le devenait pas en ne suivant que quelques heures de cours par semaine et en n'apprenant que les ingrédients jugés utiles pour les potions de guérison ou de combat. Un maître faisait, avant tout, de l'art.
Je n'avais plus d'emprise sur le temps ou sur moi-même et aurais été incapable de quitter Rogue des yeux tant qu'il travaillait sur la Tue-loup. L'heure du dîner passa, celle du rendez-vous qu'Hermione, Ron, Harry et moi nous étions donnés à la salle commune des Gryffondor aussi. Je ne m'en rendis compte que lorsqu'il éteignit les flammes sous son chaudron, la Tue-loup finie.
Soudain décontenancée, je cillai, fixant le chaudron, puis le laboratoire tout autour de moi, Rogue enfin. Un coup d'œil à l'horloge m'apprit qu'il était plus de vingt-trois heures… Avais-je vraiment passé les cinq dernières heures sans quitter des yeux la chauve-souris des cachots?
-Un problème, Miss Lumare?
Gros problème. Mes amis! Je bondis aussitôt de ma chaise, lançant une vague excuse à l'égard du maître des potions, avant de m'enfuir en courant du laboratoire. Merlin! Je fonçai hors des cachots, remontai en courant les escaliers hélicoïdaux, trépignai devant ceux qui n'en faisaient qu'à leur tête, avant d'enfin parvenir jusqu'au portrait de la grosse dame.
-Ils… Ils…;haletai-je à bout de souffle, sont…
-Déjà partis mon enfant, vous venez de les manquer.
Je grognai, inspirai un bon coup, puis repartis de plus belle, dépassai deux nouveaux couloirs et… Oh! I-ils étaient au bout du couloir.
-Attendez!
Tous trois se retournèrent, je me retins au mur, ils coururent vers moi.
-Est-ce que ça va aller? Demanda Hermione, alarmée. Tu veux qu'on te conduise à l'Infirmerie, Mme Pomfresh doit encore y être.
-Merlin, je savais qu'on aurait dû venir te chercher! T'arracher à cette saleté de bâtard graisseux!
-Ron!
-Il a raison.
-Harry!
Je reprenais ma respiration avec difficulté, la vision floue. Il se trouvait que courir en ayant manqué un repas ne me réussissait pas vraiment.
-D-désolée. Ma faute; parvins-je enfin à articuler.
Mes trois meilleurs amis abandonnèrent leur dispute pour se tourner tous ensembles vers moi.
-Comment ça ta faute! C'est Rogue qui t'as retenue dans ses cachots pourris!
Je passai une main encore tremblante dans mes cheveux, avant de leur expliquer ce qui s'était vraiment passé. Leur expliquer que j'avais observé la préparation de la potion la plus compliquée au monde, que je n'avais pas vu l'heure, que la démonstration était fascinante, que j'étais désolée. Ron fut choqué, Harry perplexe et Hermione pardonna sans vraiment comprendre. Moi-même avais du mal à le faire. Surtout, qu'il s'agissait de plus de cinq heures sans interruption, et avec Rogue! Mais finalement, j'en fus quitte pour plusieurs moqueries, une incroyable malédiction si je venais à manquer un nouveau repas, ou rendez-vous, un regard de hibou venant de Ron tout le temps que nous passâmes à discuter dans les couloirs. Puis chacun regagna ses appartements, je retournai aux cachots. … J'avais beau dire, sa démonstration n'en avait pas moins été exceptionnelle… J'entrai dans les appartements de Rogue, pour accéder au laboratoire et m'occuper de ma potion, de ma paillasse, et eus la surprise de trouver la table mise, dans le salon, pour deux personnes. Deux personnes? J'haussai un sourcil, Rogue qui semblait-il m'attendait à un bout de la table, lança:
-Venez manger, Lumare.
Il y avait deux couverts, donc il avait pensé à moi, aussi? Et il m'avait attendu?
-Je n'ai pas très faim; répondis-je en reprenant ma route vers le laboratoire.
-Ce n'était pas une suggestion.
… J'aurais pu refuser tout en bloc, de lui obéir, de manger, de me prêter à ce fac-similé de dîner en tête-à-tête. Mais je ne le fis pas. Parce que j'avais faim. Parce qu'il avait pensé à moi. Parce qu'il avait eu la délicatesse de m'attendre.
Je soupirai, puis me dirigeai vers sa table. Il avait placé, lui ou un elfe de maison, nos assiettes chacune à un bout de la table; comme pour garder une distance. J'étais loin de m'en plaindre. Je m'assis donc à ma place, devant un Rogue qui ne me fusillait plus du regard, et une soupe aux champignons encore fumantes. Acceptable pour un dîner à vingt-trois heurs et demi. Sans un mot, je pris ma cuiller, entreprenant de remplir mon ventre vide tout en ignorant le maître des potions. J'essayai de l'oublier, lui qui ne cessait de me fixer, insondable, d'oublier ses mains aussi qui m'avaient tant fascinée. En fait, en sept années, c'était la première fois que je le voyais à l'œuvre. Mon cœur avait été étreint par une violente émotion et je l'avais aussitôt reconnu comme un maître. Il m'apparaissait évident maintenant que malgré tout ce qu'il m'avait fait, malgré l'aberration de la chose, il détenait pour toujours le respect profond qui me liait au domaine des potions. Je ne devrais pas. C'était une folie; pensai-je en fronçant les sourcils. Jamais il n…
-Serait-ce les cornichons bienheureux que vous appelez vos amis qui vous posent problème?
Je cillai en sortant du brouillard de mes pensées.
-Non; répondis-je d'un ton que j'espérai neutre.
Je voulus retourner à mon bouillon, mais Rogue demanda encore:
-La Lovegood, peut-être?
Mes mâchoires se crispèrent d'elles-mêmes, me trahissant. Pourtant cet home en était venu à si bien m'embrouiller que je ne savais pas si c'était avant tout l'utilisation du nom de mon amie, le fait qu'il prétende s'y intéresser ou mon échec dans la finalisation du dernier cadeau que j'offrirai jamais à Luna. Luna…
-Elle semble pourtant efficace; susurra-t-il après un court silence.
-Elle est efficace; grondai-je, les yeux fixés sur mon assiette, puis la sienne, ses mains, ses yeux de suie enfin. Mais elle est d'un bleu sombre, alors qu'elle devrait être azurin!
Son regard devint perçant, soudain. Et si ça n'avait été Rogue, j'aurais juré qu'il avait compris pourquoi je m'échinais à rendre cette potion agréable au goût et de couleur bleu ciel.
-Quels sont les ingrédients que vous avez ajoutés, Lumare?
… Il y eut un silence, qui s'étendit. Je ne me gênai pas pour le fixer ouvertement méfiante. Je ne comprenais pas.
-Que craignez-vous? Se moqua-t-il.
Ce que je craignais… Lui peut-être. Ce qu'il attendait de moi… Mais ce n'était pas digne d'une Gryffondor.
-Rien; mentis-je en retour… J'ai ajouté des baies de sureau, du crin de licorne. Les résultats de mes équations sont corrects. Les proportions étaient censées donner le bleu le plus pur.
C'était difficile à avouer. Avouer mon échec, surtout à Rogue. Et pourtant, il ne se moqua pas. Presque comme s'il voulait que je réussisse, il me demanda des précisions –que je lui apportai, me rendant compte avec stupéfaction qu'il avait retenu chacune des vingt-sept étapes de fabrication de la Lovegood-. Et au fur et à mesure, alors que la méfiance refluait dans mon regard, le maître des Potions révélait un savoir, une virtuosité dans son art qui acheva de me fasciner. Plus que ses mains, désormais, ses yeux brûlants de passion, ses mots choisis précisément pour atteindre l'essence de toute chose, sa voix basse et profonde.
… Rogue n'était pas aussi attirant en temps normal… J'étais fatiguée… Il ne me harcelait pas de sarcasmes dégradants, non… Le raisonnement que nous menâmes, cette conversation à près une heure du matin était même l'une des plus exaltantes de ma vie… Il était tard… Nous étions Vendredi, j'allais m'endormir dans les bras de Rogue… L'épuisement, sûrement, m'empêcha de trouver cela horrible… Tout ce qui pouvait encore traverser la brume opaque de mes pensées était que le bâtard graisseux ne l'était plus tellement. Tellement? …
