Chapitre 12

Elle toqua à la porte, non annoncée, nerveuse et impatiente. Mais personne… La maison paraissait abandonnée et morne. Sa peinture s'écaillait et les fenêtres étaient couvertes d'une bonne couche de poussière. Khorine cligna des yeux, envahie d'un horrible pressentiment. Et puis la porte s'ouvrit en grinçant. Le visage de Severus apparut dans l'encadrement et Khorine aurait pu lui sauter dans les bras si elle n'avait été si choquée par la pâleur de son teint et ses yeux ternes. Elle le fixa, son nez busqué, ses cheveux graisseux lui tombant dans le cou, ses lèvres fines et craquelées, son cou d'homme dépassant à peine du col de sa redingote, ses joues plus émaciées qu'à l'ordinaire, ses vêtements plus flottants. Il avait perdu du poids.

-Severus? L'appela-t-elle doucement.

Les orbes charbon étaient fixés sur elle, si profondément que son regard la brûlait. Elle lui sourit. Son cœur battait si fort dans sa poitrine qu'il pouvait exploser à tout moment.

-Comment vas-tu? Je suis rentrée hier de mon tour du monde.

Il la dévorait du regard sans un mot.

-Me laisseras-tu entrer?

Il s'effaça pour la laisser passer. Khorine fut happée par l'ombre de la maison et la porte se referma aussitôt derrière elle. Il y avait tant de poussière, partout, Khorine toussa et arriva dans le salon où des bouteilles de vieil Ogdens traînaient au pied du fauteuil du sorcier. La grande table était chargée de plusieurs caisses contenant des centaines de fioles chacune. L'estomac de Khorine plongea lorsqu'elle comprit la charge de travail qu'il avait enduré seul, sans prendre d'associé.

-Severus; commença-t-elle en se tournant, …

-Asseyez-vous; lâcha-t-il d'une voix craquelée, et expliquez-moi la raison de votre visite.

Il fit léviter jusqu'à la table basse un vieux service à thé et ensorcela l'eau pour la faire bouillir. Khorine avant d'obtempérer se risqua à ouvrir une fenêtre en grand, pour faire rentrer de l'air pur. Elle inspira profondément avant de revenir à Severus et de prendre place dans le fauteuil qui lui était familier. Severus lui servit du thé noir brûlant puis se cala élégamment contre le dossier de son siège et attendit. Tous ses gestes étaient fluides, elle avait oublié.

-Je t'ai promis que je reviendrai, et je tiens toujours mes promesses.

La main gauche du sorcier trembla autour de la soucoupe. Il ne dit rien.

-Evidemment j'ai profité de ce tour du monde pour récolter plein d'ingrédients rares. J'ai trois carnets remplis d'idées pour exploiter leur potentiel. J'ai ramené des plumes de phénix noir, de la peau de dendrobate, des écailles des dragons de glace! Oh ils étaient vraiment magnifiques, si tu avais pu les voir; finit-elle par murmurer perdue dans ses souvenirs.

Elle referma par habitude ses doigts autour de l'opale de Rhajen accrochée à son cou par un fin collier d'argent.

-Vous souhaitez rester, en tant qu'associée. Est-ce bien cela Magellus?

-Oui; répondit-elle en le regardant droit dans les yeux, il ne devait pas en douter un seul instant.

Elle voulait ce poste, près de Severus, dans le laboratoire qu'elle avait appris à aimer, à parler au coin du feu à ses côtés. Elle tenterait de le charmer petit à petit, pour ne pas le brusquer, et advienne que pourra!

-Vous êtes revenue; murmura encore Severus et sa main trembla de nouveau.

Khorine, perdue dans ses plans et pensées, ne le vit pas trembler violemment en s'empêchant de la rejoindre, de lui prendre la main, de l'emprisonner dans ses bras, de l'embrasser de force, de lui faire jurer de rester auprès de lui, pour toujours, d'haleter qu'il n'avait été que l'ombre de lui-même sans elle. Il se retint, dégoûté par ses propres désirs.

-Est-ce que la place est encore disponible? Demanda Khorine, innocemment.

Il devait la repousser, pour son bien, lui dire qu'elle n'était pas assez talentueuse pour qu'il s'associe à elle, lui fermer la porte de sa maison et la laisser s'envoler vers des firmaments de gloire, trouver un travail à sa hauteur et un homme digne d'elle. Après tout, peut-être l'avait-elle déjà trouvé, au cours de son voyage. Ses pensées parasites revenaient le hanter.

-Nous avions dit… 67/33 ce me semble. Je ne demanderai qu'une dernière chose, peut-être pourrais-tu me tutoyer et… m'appeler par mon prénom.

L'homme la fixa, choqué. Cela ne dura que quelques secondes avant qu'un masque impénétrable ne se remette en place sur son visage.

-Khorine…

Son prénom modulé par sa bouche était d'une sensualité bouleversante. La jeune femme faillit s'étouffer avec sa gorgée de thé. La première syllabe caressée par le fond de sa gorge avait frôlé l'arrière des dents de Severus avant de s'échapper d'entre ses lèvres, la deuxième et troisième syllabes ensemble avaient effleuré l'interstice entre ses dents et embrassé ses lèvres fines avant de s'envoler.

-Vous commencerez demain. Apportez les ingrédients que vous voudrez entreposer ici. Huit heures précises, je ne veux pas de retard.

-Evidemment.

Sur ce Severus se leva et Khorine dut faire de même. Il la raccompagna vers la sortie et la poussa pratiquement dehors avant de claquer la porte derrière elle.

Khorine resta interdite devant la maison. Elle avait un doute… Est-ce que cet entretien s'était bien déroulé?

Le lendemain elle apparut à huit heures précises devant la porte de la maison Impasse du Tisseur. Severus avait retrouvé un masque neutre bien plus digne de lui mais eut le sentiment qu'il glissait de jour en jour. En une semaine, subrepticement, sa maison fut débarrassée de sa couche de poussière, de son odeur de renfermé, des culots de bouteille, les caisses furent envoyées, ils reprirent l'habitude de déjeuner et dîner ensemble, elle restait même plus tard à présent, au coin du feu. Il ne s'en plaignait pas, il appréciait même sa présence qui lui brûlait le cœur à chaque seconde. Le sorcier se prit plusieurs fois à esquisser l'ébauche d'un rictus amusé en sa présence. Les longues nuits de souffrance solitaire ne paraissaient qu'un vague cauchemar, il n'avait plus touché à une bouteille de whisky depuis le retour de Khorine. Un soir, alors qu'ils lisaient des travaux au coin du feu, Khorine lui demanda, le rouge de ses joues cachées par l'obscurité ambiante:

-Severus, j'ai reçu une invitation du Ministère pour une soirée de jumelage entre la communauté des sorciers d'Angleterre et celle de Chine.

-En quoi cela me regarde? Demanda son associé en grognant.

-Il se trouve qu'il y aura deux apothicaires et un herboriste qui feront le voyage pour me parler. Peut-être souhaiterais-tu venir? Je sais qu'ils seraient intéressés par notre Pimentine. Et l'herboriste est absolument incroyable, nous pourrions recevoir des ingrédients rares sans que j'aie besoin de retourner en Chine trop souvent.

Son cœur s'emballait.

-Une soirée au Ministère dis-tu?

-Oui… Vendredi, à vingt heures.

Il y eut un silence, seulement brisé par les craquements du feu, puis:

-Soit.

Ce ne fut qu'un murmure. Le cœur de Khorine bondit dans sa poitrine et un grand sourire s'épanouit sur son visage, qu'il ne put s'empêcher de remarquer. Il détourna la tête.

Le vendredi soir venu elle dut partir beaucoup plus tôt de l'impasse de tisseur pour se changer. Elle apparut plus tard en robe de soirée devant le pas de sa porte et toqua. Il faisait doux pour un mois d'octobre, une brise fraîche caressait ses jambes nues. La porte s'ouvrit et Severus apparut. Il était en costume trois pièce, tout en noir excepté la chemise blanche plus visible que jamais. Le costume était fait pour lui, parfaitement coupé pour ses épaules, la veste s'arrêtant au niveau de ses hanches étroites. Et le pantalon était si bien coupé qu'il devait mouler ses fesses avant de tomber sur ses jambes. Khorine haleta. Les yeux de Severus brûlaient. Il dévorait du regard la jeune femme devant lui. Une parure chinoise retenait le haut de ses cheveux, laissant le reste cascader en douces ondulations sur ses épaules. Elle portait une robe chinoise en soie noire brodée d'or et de flammes, son col chinois était retenu par une broche de dragon en or, le tissu épousait la forme de ses bras avant de s'évaser en longues manches pendantes. Des boutons en tissu doré refermaient la robe sur le devant, moulant la poitrine et le ventre plat de Khorine avant de s'évaser au niveau des hanches et de s'arrêter au-dessus du genou. Ses jambes étaient longues et blanches, ses pieds dans de petites chaussures noires.

Khorine entrouvrait les lèvres pour le complimenter lorsque Severus fit volte-face, referma la porte et l'enjoignit à le suivre. Elle dut courir pour parvenir à sa hauteur et ce fut le moment qu'il choisit pour transplaner avec elle devant le Ministère.

-Pressé d'arriver? Se moqua-t-elle encore essoufflée.

-Pressé d'en finir; grinça-t-il.

Elle ne répondit rien mais au fond d'elle-même elle ne pouvait s'empêcher de penser qu'il était peut-être gêné. Peut-être d'apparaître en costume trois pièces plutôt que dans ses redingotes, ou peut-être de la voir dans une robe de soirée… Peut-être… Ils furent dirigés dans le dédale de couloir du Ministère jusqu'à une gigantesque salle de bal. Le brouhaha des conversations se fondait dans la musique des hulusi, violons, erhus, piano, xiao, ghuzengs et dizis. De grandes lanternes roses, rouges et dorées flottaient librement près du plafond et une grande tenture célébrant le jumelage sino-britannique était tendu derrière l'estrade et les deux orchestres.

-Alors; grogna Severus sans aucune patience, où sont vos apothicaires?

-Marchons un peu, je finirais bien par les trouver.

Il renifla avant de lui emboîter le pas, marchant côte à côte, si près qu'ils pouvaient se frôler.

-Severus; murmura-t-elle se sentant audacieuse, cela ne t'embête pas que je te prenne le bras?

L'homme fut choqué et ne trouva pas de réponse cinglante avant qu'elle ne pose sa main dans le creux de son bras. A présent, il ne servait plus à rien de résister. La chaleur de ses petits doigts traversait le tissu de ses vêtements. Un bout de sa robe frôlait sa cuisse de pantalon.

-Ah Monsieur Lóng, Monsieur Wú! Quel plaisir de vous revoir!

Ils inclinèrent tous deux la tête et se tournèrent vers les nouveaux venus.

-Laissez-moi vous présenter mon associé, le Maître Severus Rogue.

-Xìng huì… Heureux de voir vous; tenta un des deux apothicaires dans un anglais incertain.

-Nous pas… parler…

Khorine hocha la tête avant de leur dire en chinois que ça n'avait pas d'importance, que s'ils le permettaient elle traduirait la conversation à son associé. Elle était un peu rouillée en mandarin mais ses interlocuteurs furent indulgents et aidants.

-Ils disent qu'ils sont très intéressés par la pimentine. La pharmacopée chinoise ne contient rien d'aussi puissant. Ils demandent quelques deux cents bouteilles chacun pour commencer et voir comment la population y réagit. Ensuite ils prendront beaucoup plus.

Severus hocha la tête.

-Hǎo ba, wǒmen jiāng qiāndìng yī fèn chóng shù hétóng. Nín hái xūyào qítā bǔjiù fāngfǎ ma? Demanda Khorine. Tue-Loup? Pousse-Os?

-Pousso! Pousso! Shì de shì de.

-Dîtes leur; intervint Rogue, que nous leur enverrons une liste des potions avec leurs effets principaux et qu'ils pourront choisir celles qu'ils voudront recevoir.

- Wǒmen jiāng xiàng nín fāsòng yī xìliè bǔjiù cuòshī jí qí zhǔyào zuòyòng, nín kěyǐ xuǎnzé suǒ xū de; assura Khorine aux deux apothicaires qui hochèrent la tête, très satisfaits.

Ils sortirent de leurs longues manches leurs coordonnées qu'ils remirent à Khorine et Severus. Et ils allaient reprendre leur conversation lorsqu'ils furent interrompus par le premier ministre anglais, Kingsley Shackelbot. Mauvais timing. Ce dernier fit un long discours, traduit en chinois, sur la volonté britannique de tisser des liens et mit à l'honneur beaucoup de sorciers britanniques ayant fait des recherches en Chine. Son père fut cité et Khorine applaudit de bon cœur. Le ministre chinois ensuite prit la parole pour vanter la puissance qu'aurait cette alliance, il félicita ses chercheurs, remercia le ministre et invita les invités à profiter de la soirée.

-Salut; lui murmura-t-on à l'oreille.

Khorine sursauta et se retourna d'un coup pour faire face à leur dernière cible de la soirée. L'herboriste Jiǎng Yong, à peine plus vieux qu'elle, un prodige dans sa discipline, accompagné de Livius. Elle leur sourit, juste au moment où le ministre chinois et Kingsley déclaraient le grand bal ouvert.

-Severus, messieurs, je vous présente Jiǎng Yong et mon père, Livius Magellus.

-Entre bonnes mains, nous laissons; dit Monsieur Lóng.

Son compère hocha la tête et les deux apothicaires disparurent bientôt dans la foule. Severus gratifia les deux arrivants d'un hochement de tête, quelque chose d'incertain au fond des yeux.

-J'ai beaucoup entendu parler de vos compétences Monsieur Rogue; annonça Livius un éclat malicieux au fond de ses yeux gris métal.

-Oh; comprit Yong, vous êtes associés, oui?

-Exact; confirma Rogue d'un ton bourru se renfrognant d'autant plus quand l'individu devant lui commença à sourire.

-Je pense que nous aurons besoin de plantes que seul toi peux trouver; commença Khorine à l'adresse de son ami herboriste.

-Tu viendras?

-Pas souvent. Le but serait plutôt que je puisse passer plus de temps devant un chaudron et…

-Oh! C'est le hua-gu-deng! Khorine, tu sais danser la musique! Viens! Lança-t-il en lui tendant la main.

Elle hésita quelques secondes et Yong finit par attraper la sienne avant de l'attirer vers la piste de danse. Severus et Livius se tournèrent vers les danseurs, l'un blême de fureur, l'autre avec un fin sourire. La danse de la lanterne du tambour de fleur était une danse ancestrale de l'est de la Chine. Les deux jeunes reçurent un éventail et se placèrent au milieu des danseurs, reprenant la chorégraphie la plus répandue là où ils entraient. Khorine se prit à s'amuser, un grand sourire éclairait son visage, comme au milieu d'une rue chinoise en plein festival. Elle dansait magnifiquement bien et ces images se gravaient dans la mémoire de Severus, ce poignet fin dépassant des longues manches, ces doigts blancs, ces hanches, ces longues jambes, son cou gracile, ce sourire radieux, ces cheveux cascadant sur ses épaules.

-Peut-être pourriez-vous nous accompagner à notre prochain voyage en Chine? Proposa Livius. Khorine connaît une dizaine d'herboristes qu'elle tient en haute estime.

-C'est une… idée; répondit Severus entre ses dents sans cesser de fixer la piste de danse.

Ce fut un moment très agréable et une petite voix dans la tête de Khorine ne cessait de lui susurrer qu'ils étaient à un bal, que Severus pourrait peut-être danser lui aussi, peut-être avec elle. Ils furent applaudis à la fin de la danse et revinrent vers Livius et Severus qui tenaient chacun un verre de vin et qui étaient en compagnie d'un ami de son père, cartographe. Contre toute attente, Severus semblait intéressé. La soirée se déroula au rythme des arrivées et départs des connaissances du père et de la fille, de Severus aussi avec Shackelbot qui parvint à rester quelques minutes. Plusieurs heures s'étaient écoulées mais Severus ne semblait pas aussi renfrogné qu'il l'aurait pu, il parlait à un gardien de dragon du nord de la Chine. Elle avait bu quelques verres de vin, juste quelques-uns, elle se sentait parfaitement bien. Et puis elle entendit les premières notes d'une valse sorcière qu'elle adorait.

-Ah… Excusez-moi de vous interrompre. Severus, accepterais-tu de danser avec moi?

-… de les utiliser dans la création de baumes et… Qu'as-tu dit?

La jeune femme lui tendit la main avec le sourire.

-J'aimerais bien danser.

Il fronça les sourcils, s'apprêtant à signifier qu'il détestait cette occupation et qu'il ne se donnerait pas en spectacle, mais Khorine lui prit la main et il se tut. Elle lut dans ses yeux qu'elle avait gagné sans savoir pourquoi et se fit une joie de l'extirper du petit groupe et de l'entraîner jusqu'à la piste de danse où très peu de couples s'aventuraient. Ils se placèrent l'un devant l'autre, leurs mains toujours fermement liées, la main gauche de Khorine vint se placer délicatement sur l'épaule de son cavalier. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, ses joues traîtresses se coloraient et ses jambes tremblaient un peu. Elle était tellement près de lui. Severus hésita, puis, lentement posa sa main sur l'omoplate de la jeune femme, son bras droit soutenant celui de Khorine.

-Est-ce que tu sais danser? Demanda la jeune femme tout à coup.

Cela arracha un petit sourire à son cavalier qui fit redoubler les battements erratiques de son cœur.

-Un peu tard pour t'en assurer.

Par Merlin son torse frôlait sa poitrine et leurs hanches étaient si proches, leurs souffles se mêlaient. Il fit un pas en avant et elle suivit, un pas sur le côté, c'était parfait, il la faisait tourner en valsant et c'était incroyable, elle se sentait guidée et protégée par ses bras, ils respiraient au même rythme et leurs corps se répondaient. Khorine haletait, ses yeux océan perdus quelque part dans la mer obsidienne de Severus, là où une chaleur nouvelle se propageait.

La musique résonnait en elle, magnifique, elle montait en intensité et… Le sorcier la souleva de terre lui arrachant un petit cri de surprise, puis un éclat de rire. Elle était au-dessus des danseurs. Elle revint à son partenaire des étoiles dans les yeux. Un petit rictus amusé l'accueillit et après quelques temps de la valse, il la reporta. Un rire lui échappa une fois de plus et lorsque les derniers accords de la valse moururent ils se sourirent, Khorine avec largesse, Severus en recourbant à peine le coin des lèvres. Et il y avait quelque chose dans ses yeux, définitivement. Une flamme, dirigée droit vers elle. Ils se séparèrent à regret. Sa chaleur, son odeur, la sensation de son corps contre le sien, s'évaporèrent. Ils retournèrent auprès de Livius et reprirent peu à peu part aux conversations, mais leur attention semblait retenue ailleurs.

Lorsque Khorine déclara qu'elle était fatiguée il était près d'une heure du matin. Rogue hocha la tête et la laissa faire ses adieux à leur charmante compagnie avant de la raccompagner. Ou plutôt, de repartir ensemble vers l'Impasse du Tisseur. Severus était perdu dans ses pensées.

-…et merci de m'avoir fait danser. C'était vraiment exceptionnel! Je ne savais pas que tu étais aussi doué pour…

Severus déposa doucement le bout de ses doigts sur l'épaule de la jeune femme pour lui intimer le silence, lui dire qu'ils étaient arrivés. Celle-ci releva un regard étonné. Son souffle se coupa. La jeune femme était si proche, elle n'était pas dégoûtée par son toucher. Elle lui avait souri comme personne. Severus s'approcha, de la lave en fusion se mit à parcourir les veines de la jeune sorcière alors qu'elle voyait la main du sorcier descendre sur son bras, le serrer et rapprocher son corps. Elle releva la tête. L'instant d'après, les lèvres fines de Severus se posaient sur les siennes. Son corps se figea, elle ne respirait plus, une félicitée d'une intensité jamais égalée voilait toute chose d'un blanc opaque. Oh… ces… lèvres… Sa… poigne… resserrée… si fort… si… fort. Severus s'arracha de la bouche de la sorcière. Qu'avait-il fait?

-S… Severus; tenta Khorine d'un ton si doux qu'il ne lui avait jamais été adressé de sa vie.

C'en fut trop. Il s'enfuit en claquant la porte. Khorine resta sur le palier, les jambes flageolantes, clignant des yeux pour essayer de revenir à la réalité.

Merlin, Morgane et tous leurs ancêtres réunis, Severus l'avait embrassée. Severus l'avait embrassée de son plein gré! Et… et… il venait de fuir. Khorine se détourna et puis marcha au hasard des rues. Severus… C'était Severus qui… sa main… et son souffle sur son visage… Et puis… Elle mit près d'une heure avant de réussir à réunir assez de concentration pour transplaner.

Khorine entra au Square Grimmault et marcha jusqu'à la cuisine sans y penser, la lumière était allumée dans la bibliothèque et Hermione lisait au coin du feu. La sorcière s'avança vers sa meilleure amie. Elle lui raconta tout.

-Et puis il est parti. Sans un mot. En claquant la porte; finit-elle d'un ton misérable.

A dire vrai, Hermione s'était longtemps demandée ce qu'elle pouvait bien trouver à Rogue. Et puis elle avait levé le nez de ses grimoires le temps d'un déjeuner pour voir Ron se goinfrer de saucisses et de purées, tout en parlant, ce qui l'avait amenée à une plus grande largesse d'esprit.

-Tu pourrais le confronter, dès demain; proposa la gryffondor.

-Le confronter? Il va se refermer, comme une huître.

Etonnamment il y avait quelque chose de drôle à imaginer Rogue dans une coquille, avec la tête qui dépassait. C'était même ce qu'il y avait de plus drôle au monde. Une fois fini son rire hystérique, Khorine croisa les mains devant elle:

-Si je ne lui parle pas il va ignorer le sujet et si je lui en parle… Ce sera… une huître! Elle repartit dans un fou rire.

Hermione lui tapa dans le dos et attendit que ça passe. Les nerfs qui lâchaient chez sa meilleure amie ce pouvait être très surprenant. Khorine finit par recroiser les doigts devant elle, les sourcils froncés.

-Je suis perdue. J'ai l'impression d'avoir fait un pas et d'être condamnée à en reculer de trois.

-Pas forcément; réfléchit Hermione à haute voix. S'il t'a embrassée c'est qu'il te trouvait attirante, n'est-ce pas?

-Je suppose; hésita Khorine.

-Et d'après ce que j'ai compris tu ne l'as pas repoussé, et il a mis fin à votre baiser et il est parti.

Khorine hocha misérablement la tête.

-Il a peut-être peur de t'avoir brusquée, ou il s'en veut de t'avoir touchée parce qu'il se trouve indigne de toi, peut-être que Rogue est persuadé qu'il est trop vieux, trop cynique et aigri par la vie, trop mangemort pour toi.

-C'est ridicule.

-Il a deux fois notre âge. C'était notre professeur et il a été mangemort, il a dû participer à beaucoup de rassemblements et je doute qu'il n'ait pas participé aux tueries qu'ils perpétraient.

-Je sais tout ça, mais Hermione c'était un espion, il a risqué sa vie et fait des choses atroces pour l'Ordre, et il m'a sauvé la vie. Oui il est plus vieux, et alors, les sorciers peuvent vivre plus de cent ans, quelle différence entre 120 et 140 ans dans un couple? Et oui c'était mon professeur, mon maître, mais aujourd'hui c'est mon associé et nous créons des potions incroyables.

Son cœur battait à tout rompre.

-Je doute que ton plaidoyer puisse le convaincre. S'il est persuadé qu'il n'est pas assez bien pour toi, ça ne marchera pas. Et il y a beaucoup de choses que nous ne sommes pas encore à même de comprendre. Rogue a vécu… a survécu, à deux guerres, en y prenant part dans un camp ou dans l'autre. Il a dû voir des choses atroces. Il a vécu deux décennies à Poudlard, seul, à terroriser des étudiants. On ne lui connaît aucun ami, hormis peut-être les Malfoy. Je ne peux pas imaginer à quel point il a dû se sentir seul, amer, peut-être qu'il ne s'est pas pardonné pour ce qu'il a fait. Peut-être que se refuser ce qu'il désire est une manière de se punir. Rogue est très complexe et…

-Tu dis que peu importe ce que j'essaie ce sera voué à l'échec?

-Pas forcément; rétorqua-t-elle en caressant distraitement le cuir de son grimoire. Mais je pense que ce sera difficile.

Et sa meilleure amie lui exposa une stratégie qui pouvait fonctionner. Khorine hocha la tête. Elle la tenterait. Même si son échec lui paraissait inévitable.