Bonjour à tous !

Me revoilà pour la suite ! Aujourd'hui, je vous propose un chapitre qui dégage de bonnes effluves de ... Chandeleur :)

Bonne lecture !


Chapitre 6 - Préparatifs

Fye ouvrit lentement les yeux, le cerveau embrumé, la bouche pâteuse et les membres lourds. Il avait fait des rêves sans queue ni tête toute la nuit et il eut du mal, dans un premier temps, à se rappeler où il était. Ces dernières semaines, Mokona les avait beaucoup fait changer de dimensions et il n'était pas rare que le mage se réveille en croyant se trouver dans un monde qu'ils avaient en réalité quitté la veille. Où diable avaient-ils atterri, déjà ? Sa première pensée fut que le lit sur lequel il reposait était vraiment confortable : le sommier rembourré épousait parfaitement la forme de son corps, à tel point qu'il avait l'impression de se dissoudre dans les fibres de laine, emmitouflé dans les trois couvertures qu'il avait superposées afin de se réchauffer. Son regard ensommeillé dériva vers les murs recouverts de lambris et un rayon de soleil filtra à travers l'un des volets pour donner une jolie teinte cuivrée aux lattes de bois. Ah oui, le lambris … le chalet ! Ils l'avaient loué avec l'argent qu'ils avaient gagné au tournoi. Le tournoi … le duel contre Clef. Argh, si seulement son cerveau avait pu omettre ce détail ! Le reste lui revint aussitôt en pleine figure, détruisant la sensation de confort qu'il éprouvait depuis une petite minute : Valeria, le pouvoir magique inconnu, les regards inquisiteurs du petit mage blanc, la discussion dans la cuisine avec Kurogane … le reste était encore flou.

Avant que son esprit n'ait le loisir d'aller plus loin, une bonne odeur lui chatouilla les narines. C'était une odeur de pâte à gâteau frite et de sucre, qui n'était pas sans lui rappeler les oublies qu'il avait achetées la veille pour Ryu-Ô, Shaolan et Mokona. Qui pouvait bien cuisiner à une heure aussi matinale ? Il se retourna dans son lit et constata que Kurogane dormait toujours dans le sien. Pas lui, en tout cas. Shaolan, peut-être ? En général, Fye était toujours le premier levé et se chargeait de préparer le petit-déjeuner pour tout le monde, mais il était déjà arrivé que l'adolescent le remplace, les jours où il avait besoin de récupérer d'un périple particulièrement fatiguant. Cela lui avait permis de découvrir que le jeune homme, à la différence de son clone, possédait de vrais talents de cuisinier.

Intrigué, le magicien se glissa hors de ses couvertures, enfila ses chaussures et prit la direction des escaliers. Il descendit les marches lentement, sans les faire grincer – un exploit, quand on voyait leur vétusté – mais sa souplesse et sa légèreté lui permettait de se faufiler sans un bruit.

Dans le salon, il découvrit que quelqu'un avait mis la table du petit-déjeuner et ravivé le feu dans la cheminée. L'odeur de friture se fit plus prononcée à mesure qu'il s'approcha de la cuisine et quand il arriva sur le seuil, il découvrit une jeune fille vêtue d'une robe et d'un tablier, penchée sur les fourneaux. Ce ne fut qu'à cet instant que son cerveau se réactiva : Sakura-chan ! Toutes les images de la veille lui revinrent aussitôt en mémoire : leurs retrouvailles, le dîner, le sourire de la princesse … comment avait-il pu oublier ? Il fallait croire qu'être si proche de Valeria court-circuitait quelques-uns de ses neurones. Les manches retroussées, une poêle consciencieusement huilée dans chaque main, Sakura faisait sauter des crêpes qu'elle recouvrait ensuite d'une légère pluie de sucre. Puis, elle reprenait une louche de pâte qu'elle versait dans la poêle en la faisant tourner du poignet pour bien la répartir. La crêpe bruissait et produisait de petites bulles qui semblaient soupirer d'aise en retombant. Une théière sifflait sur une autre plaque du fourneau et dans l'évier, la colossale pile d'assiettes avait disparu : Fye se rendit alors compte qu'il l'avait complètement oubliée après sa discussion avec Kurogane.

– Sakura-chan …

La jeune fille, concentrée sur ses crêpes, ne remarqua sa présence qu'à ce moment. Elle se retourna et un sourire éclaira son petit visage :

– Oh, Fye-san, bonjour ! Je ne vous avais pas entendu arriver.

– Tu as fait toute la vaisselle, dit-il, honteux de lui avoir laissé tant de travail. Je suis désolé, j'avais dit que le ferai …

– Non, non, ce n'est pas grave. Je me suis doutée que vous étiez fatigué, hier soir, c'est normal que vous ayez eu envie d'aller vous coucher. Et puis, j'étais réveillée tôt ce matin, alors j'ai décidé de mettre ce temps à profit.

– C'est vrai, tu es bien matinale.

– C'est que je suis encore un peu décalée au niveau des heures : quand je suis partie de la boutique de Kimihiro-kun, c'était le matin, et en arrivant ici, le soleil était déjà couché. De ce fait, je n'ai pas beaucoup dormi cette nuit, je n'avais pas assez sommeil.

– Ah oui, c'est le DHI !

– Le DHI ?

– Le Décalage Horaire Interdimensionnel. Mais comme c'était trop long à dire, Mokona l'a abrégé.

– C'est bien trouvé ! pouffa la jeune fille. Enfin bon, je me suis dit que quitte à être levée, autant vous faire le petit-déjeuner.

– C'est vraiment très gentil de ta part. Et elles sentent très bon, ces crêpes.

– Vous en avez déjà mangé ? s'exclama-t-elle avec un sourire ravi.

– Oui, à Sélès, on en faisait …

Fye s'interrompit, regrettant d'avoir encore ramené ses vieux souvenirs sur le tapis. Un voile de tristesse passa dans ses yeux, mais Sakura, elle, continua de lui sourire, d'un sourire doux et réconfortant. Le mage releva la tête vers elle, surpris : quand elle le regardait ainsi, elle lui rappelait l'ancienne Sakura, celle qui avait été forcée de grandir trop vite après les terribles évènements de Tokyo. Cette nouvelle Sakura avait la même fermeté, mais la gaieté et la douceur en plus. C'était la même et pourtant elle était différente. D'une voix posée, elle lui dit :

– Shaolan m'a parlé de votre rencontre avec le magicien Clef, hier. Il m'a aussi dit que nous étions tout proches du pays où vous êtes né.

Elle baissa les yeux vers ses poêles et ajouta timidement :

– Je me suis dit que vous n'aviez peut-être pas trop le moral et qu'un bon petit-déjeuner vous aiderait, même si ce n'est pas grand-chose.

Le mage sentit son cœur se remplir de gratitude et il esquissa un sourire sincère et entier.

– Merci, Sakura-chan.

– Est-ce que … vous comptez aller à Valeria ?

– Oui, finalement. Je voudrais savoir ce qu'il en est de cet étrange pouvoir.

– Et Kurogane-san va vous accompagner, n'est-ce pas ?

– C'est ce qu'il m'a dit.

– Shaolan viendra avec vous, bien-sûr … et moi aussi, je voudrais être des vôtres. Shaolan m'a dit que ça ne l'effrayait plus que je vous accompagne, s'empressa-t-elle d'ajouter en voyant une question se dessiner sur les traits du magicien.

Cette affirmation laissa Fye stupéfait : Shaolan avait dit ça ? Décidément, il y avait du changement dans l'air … Kuro-chan avait peut-être raison, finalement. Les petits avaient gagné en maturité et ils étaient prêts à partager les risques qu'ils prendraient tous les deux en se rendant à Valeria. Mieux, ils souhaitaient de leur plein gré les accompagner, quels que soit les dangers. Le cœur du mage se gonfla d'une reconnaissance presque aussi forte que lorsque le ninja lui avait assuré son soutien : lui qui avait cru pendant si longtemps que personne ne serait assez fou pour lui témoigner de l'affection, il avait trouvé des compagnons prêts à le suivre dans une contrée vide et dangereuse. Il avait vraiment de la chance.

– Si vous avez tous les deux pris votre décision, alors je serai très heureux de vous avoir à mes côtés.

Un immense sourire illumina le visage de la jeune fille. Elle puisa une nouvelle louche de pâte et continua ses crêpes avec plus d'ardeur.

– Sakura-chan ? Tu sais, tu peux me tutoyer et m'appeler simplement Fye.

– Oh … ça ne vous dérangerait pas, vraiment ?

– Shaolan le fait, lui.

– Oui, mais cela fait plus longtemps qu'il voyage avec vous, et puis, mon autre moi n'aurait jamais osé …

– C'est vrai, mais maintenant ce n'est plus ton double qui voyage avec nous, c'est toi. Tu t'es battue pour nous rejoindre, alors j'aimerais que nous soyons tous un pied d'égalité, et que tu me tutoies comme je le fais avec toi.

Sakura le dévisagea, puis sourit.

– Alors, c'est d'accord.

À cet instant, des bruits de pas résonnèrent dans les escaliers et Shaolan, Kurogane et Mokona apparurent. La boule de poils sauta de l'épaule de Shaolan et en trois bonds, il eut rejoint la cuisine.

– Sakura ! Fye ! Bonjour !

– Bonjour, Moko-chan, lui répondit la princesse en le cueillant entre ses mains.

– C'est toi qui as fait toutes ces crêpes ?

– Oui, j'étais réveillée tôt ce matin.

– Il y en a pour Mokona ?

– Évidemment ! Tu comptes autant que Shaolan, Fye et Kurogane pour moi.

Un grand sourire éclaira la bouille du manjuu, qui se retourna vers ses compagnons avec un air fier :

– Vous avez entendu ? Mokona compte autant que les autres pour Sakura ! Même s'il est dix fois plus petit !

– Dix fois plus petit, ça, y a pas de doute, ricana Kurogane. Dix fois plus bruyant aussi. Et puis, si on parle de ce que t'ingurgites, la brioche, je crois que ton appétit est bien dix fois supérieur au nôtre.

– Pyuu, c'est pas vrai, d'abord ! Mokona sait être raisonnable !

– Comme hier soir, quand t'as fini les bouteilles de rouge ?

– Fallait pas les laisser traîner !

– Les laisser traîner ? Je suis sûr que t'es allé les piquer dans le buffet !

– Oh, c'était vos bouteilles que j'ai ramassé ce matin, Kurogane-san ? s'exclama Sakura en ouvrant des yeux ronds.

– Non, c'est celles de ce poivrot de manjuu … ah, et au fait, petite, tu sais, le mage a raison … ça me dérange pas que tu me tutoies, moi aussi.

– C'est vrai ?

– Bah ouais … après tout, on va voyager ensemble, non ?

– Merci, Kurogane-san ! Euh, je veux dire … Kurogane ! Vous êtes … euh, tu es vraiment gentil !

– Ça va, ça va, pas la peine d'en faire tout une histoire, fit le ninja, embarrassé.

– Et si nous passions à table ? proposa Fye gaiement.

Le blond emporta la montagne de crêpes que Sakura venait de préparer, tandis que la princesse éteignait le poêle et attrapait un torchon pour se saisir de la théière. Shaolan, lui, alla chercher dans le cellier de la confiture, du sucre et du miel. Lorsqu'il revint dans la cuisine, il passa près de Sakura et effleura son bras.

– Merci d'avoir tout préparé. La prochaine fois, ce sera mon tour : j'ai appris plein de nouvelles recettes dans les différents mondes que nous avons visités, j'aimerais beaucoup te les faire goûter.

La jeune fille rosit légèrement, puis hocha la tête.

– Avec plaisir.

Shaolan déposa un petit baiser sur la joue de la princesse, qui vira au cramoisi, et ils échangèrent quelques mots à voix basse. La porte de la cuisine était resté entrouverte et depuis le salon, Fye observa leur manège avec attendrissement. Kurogane, près de la cheminée, ne tarda pas à s'en apercevoir à son tour.

– C'est moi, ou il y a un truc qui a changé avec les gamins ?

– Ah, tu as remarqué, toi aussi ? Je ne savais pas que tu prêtais attention à ce genre de détails, Kuro-chan. Tu es plus romantique que tu en as l'air !

– Romant… non mais ça va pas ? Je suis un ninja, abruti de mage !

– Mais oui, mais oui. En tout cas, je crois que notre petit Shaolan est devenu grand ... et qu'il a fait le premier pas vers sa princesse.

– Premier pas … ? Tu veux dire que … ?

À mesure que Kurogane comprenait, ses yeux s'écarquillèrent et ses joues se colorèrent légèrement. Fye lui adressa un regard amusé.

– Ils … ils ne sont pas un peu jeunes pour ça ? balbutia le ninja.

– Sakura-chan et Shaolan-kun vont bientôt avoir dix-huit ans, ce ne sont plus des enfants. Et puis, ils ont suffisamment attendu pour se retrouver. Ils ont raison d'en profiter, tu ne crois pas ?

Kurogane vit le mage lui glisser un regard en coin, et sans qu'il ne s'explique pourquoi la vague de chaleur qui lui était monté aux joues s'intensifia. Le blond l'observait avec un air parfaitement innocent, si travaillé qu'un inconnu aurait pu se faire avoir, mais Kurogane savait quand Fye se payait sa tête. Crétin, et ça te fait rire en plus ! Il voyait ses prunelles bleues pétiller derrière ce masque de candeur et il eut soudain l'impression d'être beaucoup trop proche de lui.

– Je vais chercher du bois, grogna-t-il.

Il avait besoin d'air frais, glacé même, et tout de suite. Fye entendit la porte se refermer, avisa les dizaines de bûches qui s'entassaient près de la cheminée et son sourire s'étira un peu plus. Ah là là, ce n'était pas encore gagné ! Mais bon, Kurogane était tellement adorable quand il était gêné, et c'était si drôle de le faire tourner en bourrique ! Shaolan et Sakura finirent par revenir de la cuisine, et dès que le ninja eut déposé son bois près du foyer, ils s'attablèrent. Ils dévorèrent les crêpes tartinées de confiture et de miel, le tout accompagné d'un bol de thé fumant. Quand ils achevèrent ce repas digne d'un jour de fête, Fye avait retrouvé sa contenance et son sérieux. Il observa ses amis à tour de rôle, et finit par demander :

– Alors, vous êtes vraiment sûrs ? Vous voulez vraiment tous m'accompagner à Valeria ?

– Puisqu'on te le dit, le mage. T'es vraiment bouché, parfois.

La princesse et l'adolescent hochèrent la tête pour renforcer cette assertion.

– Alors, je pense qu'il va falloir nous équiper, dit Fye. Déjà, nous avons besoin de vêtements beaucoup plus chauds que ceux que nous portons actuellement : la nuit, les températures tombent facilement à - 20°C à Valeria. Et puis, il nous faut des chevaux ; je ne sais pas exactement d'où vient ce pouvoir étrange, mais si l'on doit traverser tout le pays, on ne s'en sortira jamais à pied. Enfin, compte tenu qu'à ma connaissance plus personne ne vit là-bas …

– … on ne pourra pas compter sur la présence d'habitants pour nous offrir le gîte, le couvert, et nous approvisionner en eau, termina Kurogane.

– Exactement. Je pense donc qu'il faut nous trouver des tentes démontables et des vivres pour plusieurs jours.

Sakura s'était armée d'un papier et d'un crayon et avait déjà dressé une liste.

– Vêtements chauds, chevaux, tentes et vivres … c'est tout ?

– De l'huile à brûler, ce serait bien si le bois est très humide, non ? dit Shaolan.

– Exact … autre chose ?

– Des cordes, ça peut toujours être utile, dit Kurogane.

– Voilà, tout est noté !

Ils se répartirent les courses, s'habillèrent et partirent en ville. Sakura et Shaolan se rendirent chez un drapier, qui faisait aussi office de tailleur. Ils découvrirent que les vêtements doublés de fourrure de bonne qualité frisaient des prix exorbitants. Shaolan ne regretta pas d'avoir gagné beaucoup d'argent au tournoi : presque toute sa récompense y passa. En sortant de la boutique, Sakura voulut faire une halte à la boulangerie afin d'acheter du pain pour le déjeuner.

Tandis qu'elle faisait la queue, Shaolan l'attendit dans la rue, suivant des yeux le ballet incessant des passants. La veille, le village était à la fête ; le jour présent devait également être chômé, car de nombreux villageois se promenaient en famille. Alors qu'il patientait, l'écho de voix virulentes lui parvint brusquement.

– Qu'est-ce qu'il t'a pris d'insulter le vieux Glenn ? Toi qui es si gentil d'habitude, il en était tout bouleversé !

– Il me gênait, ce vieux, à marcher au milieu de la route, je pouvais pas passer avec ma charrette !

– Pourquoi ne lui as-tu pas demandé poliment de s'écarter ? Ça ne te ressemble pas, une telle attitude !

– Depuis dix jours, tu as changé, personne ne te reconnait !

Shaolan fronça les sourcils : encore ? Cette altercation lui rappelait de manière saisissante celle à laquelle il avait assisté la veille. Il se retourna et localisa les gens qui se disputaient : comme la nuit passée, deux hommes faisaient face à un troisième, mais il s'agissait cette fois de personnes différentes. L'inquiétude de Shaolan diminua un peu lorsqu'il constata que l'homme à l'origine de la querelle était nettement moins musclé que celui contre lequel il s'était battu ; si la situation dégénérait, les deux autres seraient capables de le maîtriser.

Au même moment, son regard fut attiré par un passant qui traversait la rue. L'homme ne semblait pas particulièrement âgé, ni en mauvaise santé, mais il se déplaçait tête basse, en traînant des pieds et en prenant tantôt une direction, tantôt l'opposée, comme s'il avançait sans but. Un homme mal réveillé après une nuit de fête ? Il n'avait pas pourtant pas le profil chancelant d'un ivrogne. Le passant releva alors la tête et croisa le regard de Shaolan. À cet instant, l'adolescent sentit un frisson le parcourir : aucune émotion, aucune chaleur n'émanait de ses pupilles vitreuses. Cet inconnu paraissait totalement vide, complètement dénué d'énergie. Shaolan avala sa salive et fit un pas vers lui pour lui demander s'il allait bien, quand une voix retentit au-dessus de sa tête :

– Hé, Shaolan !

Le jeune homme sursauta, leva la tête et découvrit un adolescent au regard rebelle, qui le saluait depuis l'une des fenêtres de la maison au-dessus de la boulangerie : Ryu-Ô ! C'est vrai qu'il lui avait dit qu'il logeait à cette adresse.

– Ah, salut ! Tu vas bien ?

– Attends, je descends, c'est pas pratique de se parler par la fenêtre !

La tête de l'adolescent disparut de l'encadrement et Shaolan en profita pour reporter son attention sur l'étrange passant, mais l'homme avait disparu, tout comme les trois autres qui se querellaient. Le jeune homme pinça les lèvres et sentit une sourde inquiétude l'envahir ; il se passait quelque chose de bizarre dans cette ville. Il devait absolument en parler à ses amis. Quelques secondes plus tard, Ryu-Ô l'avait rejoint et entama la discussion avec volubilité. Il avait bien profité de sa récompense, la veille, et avait tellement offert à boire qu'il ne se rappelait plus le visage de tous ceux avec lesquels il avait trinqué.

– Et toi, tu as passé une bonne soirée avec tes potes ?

– Euh … à vrai dire, un imprévu s'est produit, mais je dois avouer que c'était une excellente surprise … la meilleure que j'aie vécu ces derniers temps, sans aucun doute.

À ce moment, la porte de la boulangerie s'ouvrit et Sakura en ressortit, quatre baguettes dans les bras. Elle reconnut immédiatement Ryu-Ô et un sourire apparut sur son visage. En voyant la jeune fille se diriger d'eux, les sourcils de Ryu-Ô se haussèrent. À mi-voix, il demanda à Shaolan :

– C'est qui, cette fille ? Elle n'était pas avec vous, hier …

– C'est elle, la surprise qui n'était pas prévue, répondit le jeune homme sur le même ton. Elle nous a rejoint … cela faisait longtemps qu'on était séparés, alors on était tous heureux de la revoir.

– Mais surtout toi, pas vrai ?

– Eh bien …

– Y'a un truc entre vous, non ?

Shaolan sentit ses joues s'empourprer et l'image du baiser qu'il avait échangé avec Sakura lui revint en mémoire. Ryu-Ô lui jeta un coup d'œil, goguenard.

– Je le savais !

– Eh bien …

– Bonjour, Ryu-Ô-san, le salua Sakura en arrivant à sa hauteur.

– Ah, bonjour ! Mais … comment tu connais mon nom ?

– Shaolan m'a parlé de toi et de votre duel. Enchantée, je m'appelle Sakura.

– Ravi de te rencontrer !

– Mais au fait, Ryu-Ô, intervint Shaolan, je t'avais invité à venir déjeuner avec nous, n'est-ce pas ? Est-ce que ça te dit de venir ce midi ?

– Eh bien, si je ne dérange pas …

– On a encore quelques courses à faire, mais disons … midi et demi ?

– Ça me va.

– Alors, à toute à l'heure !

Ryu-Ô les salua et remonta dans l'auberge où il logeait, laissant seuls les adolescents. Shaolan jeta à nouveau un regard vers le coin de rue où il avait aperçu le passant hagard ; un pli d'anxiété se marqua au niveau de son front.

– Shaolan, tout va bien ?

– Hein ? Euh, oui, ne t'inquiète pas. On y va ?

– Oui !

Ils achevèrent leurs emplettes puis regagnèrent leur chalet ; peu après leur arrivée, Kurogane revint avec cinq bons chevaux tenus en bride. Il en avait acheté un pour chacun de ses compagnons, ainsi qu'un dernier qui servirait à transporter leur matériel de campement. Il savait qu'ils auraient pu demander à Mokona de s'en charger, mais il craignait que leur boule de poils ne pèse plus lourd qu'un âne mort si elle se chargeait de tant de bazar ; et il n'était pas question qu'ils portent un manjuu lesté comme un mulet sur leurs épaules ! Tous comme les vêtements, les montures se vendaient cher, et Kurogane avait dû y consacrer un peu plus d'un tiers de la récompense qu'il avait gagnée au tournoi. Fye, lui, négocia âprement une grande tente en peau auprès d'un pelletier, afin qu'ils puissent s'abriter pendant les nuits glaciales qui les attendaient. Pour remercier le marchand de son rabais, il lui acheta deux cordes de dix mètres de long, cinq litres l'huile à brûler et deux lampes. Lorsqu'il arriva au chalet, Shaolan et Sakura s'étaient déjà mis en cuisine, aidés par un Ryu-Ô bavard comme pas deux qui préparait de la farce pour la pâte à ravioli qu'était en train de confectionner Shaolan. Le jeune homme l'aplatissait en utilisant Mokona comme rouleau, et le manjuu, ravi, rigolait comme une baleine, le visage plein de farine. Comme il était naturellement blanc, cela ne changeait pas vraiment de d'habitude, songea Fye avec amusement. Il releva ses manches et alla aider Sakura à préparer un chou rouge qu'elle voulait cuire avec des pommes. Kurogane avait nourri les chevaux et rapporta quelques bûches pour allumer un feu. Ils s'attablèrent tous ensemble et humèrent l'odeur alléchante qui s'élevait de leurs assiettes, tandis que la cheminée diffusait une bonne chaleur dans leur dos.

– Alors comme ça, vous repartez déjà ? s'étonna Ryu-Ô. Je pensais que vous resteriez un peu plus longtemps.

– Nous devons aller vérifier quelque chose, expliqua Shaolan.

– Ah oui ? Vous allez où ?

– À Valeria.

À ces mots, l'adolescent manqua de s'étouffer. Il releva des yeux ronds vers les cinq voyageurs et les dévisagea tour à tour, comme s'il s'attendait à ce que quelqu'un parte d'un grand éclat de rire et déclare « C'est une blague ! » Mais seul le silence lui répondit.

– Vous êtes sérieux ? Vous voulez vraiment aller là-bas ?

– Oui, acquiesça Shaolan.

– C'est un endroit maudit !

– On est au courant, marmonna Kurogane en jetant un œil à Fye.

Le mage avala sa salive et le ninja remarqua qu'une veine à sa tempe se dessinait plus fortement sous l'afflux de sang. Pourtant, lorsque Fye se pencha vers Ryu-Ô, sa voix ne tremblait pas :

– Que peux-tu nous dire de ce pays, Ryu-Ô-kun ?

– C'est un sujet tabou, vous savez … beaucoup d'habitants de Tírméith sont des rescapés qui ont fui Valeria et ils évitent d'en parler.

– Tu veux dire que certains habitants du pays dans lequel nous nous trouvons actuellement ont vécu à Valeria autrefois ?

– Oui, bien-sûr, Dál Gleann est la contrée la plus proche.

– Dál Gleann ?

– Oui, c'est le nom du royaume où nous nous trouvons. Tirmeíth, c'est juste le nom de ce village, mais vu qu'il est situé aux portes de Valeria, un nombre particulièrement important d'anciens habitants de Valeria y vit.

Fye cligna des yeux : il avait toujours cru que la population de Valeria avait été entièrement décimée. Quand lui et son jumeau étaient venus au monde, une série de fléaux s'était abattue sur leur royaume, dont les conséquences désastreuses avaient fait beaucoup de victimes : les mauvaises récoltes avaient entraîné des famines, l'eau des puits s'était souillée et beaucoup de personnes s'étaient empoisonnées. Lui et son frère s'étaient retrouvés seuls face à la colère des gens de leur pays : leur père avait été emporté par la maladie et leur mère s'était suicidée. Il avait rapidement fini dans cette fosse remplie de cadavres dont il se rappellerait toute sa vie. Au début, il ne s'agissait que de criminels, mais peu à peu d'autres corps étaient venus s'entasser le gouffre, des personnes dont il était évident qu'elles n'avaient pas pu commettre le moindre crime. Horrifié, Fye avait compris que leur oncle perdait la raison et envoyait à la mort des innocents. Le nombre de condamnés avait grossi et Fye avait été persuadé que tous habitants de Valeria avaient fini dans cet abîme macabre. Tout du moins, tous ceux qui avaient réchappé à la famine, à l'empoisonnement ou au suicide. Il en avait été d'autant plus convaincu le jour où leur oncle, gagné par la folie, s'était lui-même jeté dans ce trou. Fye n'oublierait jamais le regard vide et dément qu'il lui avait adressé, ni la manière dont il lui avait hurlé que si plus personne ne vivait à Valeria, c'était de leur faute, à lui et son frère. Fye avait bien cru devenir fou, et peut-être n'avait-il jamais autant désiré mourir que ce jour-là, accablé d'être responsable de la disparition d'un royaume entier.

Pourtant, des gens avaient survécu. Des hommes et des femmes avaient réussi à s'enfuir pour échapper à la folie et au malheur qui rongeaient leur pays et avaient trouvé refuge à Dál Gleann, le royaume voisin. Savoir que tous les habitants de Valeria n'avaient pas péri par sa faute apporta à Fye un soulagement si grand qu'il n'aurait pas été exprimable par des mots. Toutes ces personnes encore en vie venaient brusquement se retirer de la longue liste de victimes qu'il pensait avoir à son actif. Pourtant, cette découverte souleva aussi en lui un sentiment d'angoisse : si des habitants de Valeria résidaient à présent à Tírméith, était-il possible qu'on le reconnaisse ? Enfant, il n'était que très peu sorti du palais, et il avait été rapidement emprisonné. Il était probable que les gens de son pays aient ignoré jusqu'à son visage. Cependant, Clef l'avait reconnu, lui. S'il y était parvenu, d'autres personnes pouvaient-elles également y arriver ? Serait-il pointé du doigt et haï pour tous les malheurs qu'il avait provoqués, encore une fois ? Il frémit et soudain la seule idée de sortir du chalet lui fit peur. Comment avait-il pu participer à ce tournoi, la veille ? C'était une inconscience, peut-être avait-il déjà été identifié par plusieurs rescapés … Il sentit soudain une main se poser sur son épaule : il releva la tête et rencontra les yeux d'un rouge perçant de Kurogane. Le ninja lisait en lui et devinait, comme d'habitude, ce qu'il ressentait à la seule expression de son visage. Si ses pupilles écarlates auraient pu paraître effrayantes à un étranger, Fye savait qu'en cet instant, le ninja lui communiquait un peu de réconfort et de chaleur, à sa manière. Il lui adressa un pâle sourire, avant de se tourner vers Ryu-Ô :

– Ryu-Ô-kun, est-ce que toi, tu connais des rescapés de Valeria ?

– Oui, mes parents.

– Tes parents ?!

– Oui. Ils sont nés à Valeria et y ont vécu jusqu'à ce que tous ces malheurs s'abattent sur notre pays. Ma mère était enceinte de moi quand ils se sont enfuis vers Tírméith. Moi, je suis né ici, alors je ne connais de Valeria que ce que mes parents m'en ont raconté. Mais souvent, ils évitent d'en parler, car plusieurs membres de leur famille sont morts à cause de la malédiction. Plus personne aujourd'hui ne s'aventure à Valeria. Enfin, plus personne à part les trappeurs.

– Les trappeurs ? répéta Sakura.

– Oui. Il vit à Valeria une espèce de lynx très rare, le lynx des neiges. Sa fourrure se vend très cher et nombreux sont les chasseurs prêts à surmonter la peur que leur inspire Valeria pour essayer d'attraper ces fauves. Mais ce sont bien les seuls qui s'y risquent. En général, ils partent en groupe et passent toujours par cette ville, parce qu'il s'agit de la dernière étape avant de pénétrer dans un royaume où ne vit plus personne.

– Des groupes sont-ils partis, récemment ? demanda Fye.

– Oui, un groupe d'une quinzaine de chasseurs est parti il y a une semaine.

– On pourrait se croiser, remarqua Kurogane.

– Ce ne serait pas plus mal, s'ils connaissent bien le pays, remarqua Shaolan.

– Pourquoi vous voulez vous rendre à Valeria ? demanda Ryu-Ô.

Shaolan et Kurogane hésitèrent, tournèrent la tête vers Fye. Le magicien pinça les lèvres et releva la tête vers Ryu-Ô.

– Le magicien Clef nous a dit qu'un pouvoir inconnu s'était réveillé là-bas. Nous voulons savoir de quoi il s'agit.

– Je vois … c'est vrai que vu comme vous êtes forts, tous les trois, ça ne doit pas vous effrayer d'aller là-bas.

Oh si, songea Fye intérieurement. Tu ne peux pas savoir à quel point cela me terrifie. Cependant, il se contenta de sourire et déclara :

– Quelle que soit la nature du pouvoir qui s'est réveillé à Valeria, j'espère qu'il ne mettra pas en danger les trappeurs.

– Je l'espère aussi, acquiesça Ryu-Ô.

Ils débarrassèrent la table et se préparèrent pour le départ. Ils troquèrent leurs vêtements habituels contre les pantalons et les vestes chaudes à col montant que Sakura et Shaolan avaient achetés, par-dessus lesquels ils enfilèrent un manteau rembourré à capuche. Pour finir, ils chaussèrent des bottes en cuir imperméable doublées de fourrure, enfilèrent des gants et chargèrent leurs chevaux de leur matériel. Quand ils se mirent en selle, le soleil avait passé son zénith depuis deux heures. Ryu-Ô leur adressa un petit signe de la main :

– Faîtes gaffe à vous.

– Merci, répondit Shaolan.

Ils talonnèrent leurs chevaux et se mirent en route, Kurogane en tête, Fye à sa suite, derrière lesquels venaient Sakura et Shaolan. Le cheval chargé de leurs affaires de campement se situait en queue de file, attaché à celui de Shaolan par une corde. Les sabots de leurs montures résonnaient sur le pavé des rues avec un claquement sec et un nuage de buée montait de leurs naseaux. Plusieurs habitants levèrent la tête à leur passage et reconnurent les vainqueurs du tournoi. Alors qu'ils laissaient le centre-ville derrière eux, Fye remarqua soudain une petite silhouette au coin d'une rue, vêtue d'une cape blanche et tenant dans sa main droite un grand bâton de magicien : Clef. Malgré la distance, les deux hommes se dévisagèrent et Fye crut voir un léger sourire se dessiner sur les lèvres du mage blanc, qui l'irrita au plus haut point : Clef devinait sans doute, à leurs vêtements chauds, où se ils se rendaient. Peut-être s'imaginait-il que c'était leur discussion qui l'avait décidé à retourner à Valeria, mais Clef se trompait : c'était Sakura-chan qui l'avait fait changer d'avis. Fye fronça les sourcils et son cheval dépassa bientôt le mage blanc. Il releva alors la tête vers les montagnes : le périple commençait.