Bonjour à tous !

J'espère que vous allez bien. Me voici de retour pour la suite : aujourd'hui le périple à Valeria commence, avec quelques mystères en plus ;)

Bonne lecture !


Chapitre 7 - Le royaume sans vie

Dès qu'ils furent sortis de la ville, ils prirent la direction des montagnes : le ciel était toujours aussi blanc, lesté de lourds nuages qui avalaient la cime des monts. Avant leur départ, ils avaient débattu sur le meilleur chemin à suivre et Shaolan avait proposé de contourner la montagne pour ne pas avoir à monter jusqu'à son col, mais Fye avait expliqué que la chaîne rocheuse formait un long cordon autour des frontières de Valeria. Les contourner prendrait trop de temps, s'ils voulaient rapidement pénétrer dans le royaume ils devraient passer par-dessus la montagne. L'effort à fournir serait plus grand, mais ils arriveraient plus vite.

Ils dirigèrent donc leurs montures directement vers le flanc à pic. Kurogane repéra un sentier vaguement défini, sur lequel d'autres chevaux étaient déjà passés : la route des trappeurs. Ils suivirent cette piste et s'engagèrent sous une forêt de gigantesques sapins, dont les branches épineuses laissaient parfois tomber de petites mottes de neige sur leur chemin. Plus ils grimpaient, plus la couche de poudreuse se fit épaisse, plus les sons s'assourdirent et le silence devint obsédant. La forêt toute entière semblait s'être figée et Sakura songea qu'ils allaient devoir s'y habituer : ils ne verraient sans doute pas une âme qui vive pendant plusieurs jours, peut-être même plusieurs semaines. Seul le pas de leurs chevaux dans la neige, qui peinaient de plus en plus face au terrain incliné, rompait l'immobilité de l'atmosphère. Quand la pente devint trop raide, ils mirent pied à terre pour marcher à côté de leurs montures. Kurogane et Fye s'enfoncèrent dans la neige jusqu'aux chevilles, Shaolan et Sakura en eurent jusqu'à mi mollets. Tenant leurs montures par la bride, ils les tirèrent en avant. Le brouillard ambiant les enveloppa rapidement et ralentit leur progression. Les branches des sapins étiraient les filaments des nuages tel un peigne que l'on passe dans les cheveux d'un vieillard, et les voyageurs ne voyaient pas à plus de deux mètres devant eux. À mesure qu'ils s'élevaient, l'air se refroidissait et leur bouche exhalait une buée de plus en plus dense. Heureusement, l'énergie qu'ils devaient fournir pour avancer dans la neige réchauffait leur organisme. Au bout d'une heure, la forêt se clairsema, la végétation se raréfia, jusqu'à ce qu'ils atteignent une altitude à laquelle plus rien ne poussait hormis des cailloux cachés par un blanc manteau. Dès qu'ils furent à découvert, le vent mordant leur cingla le visage ; ils remontrèrent le col de leur manteau, protégèrent leur tête de leur capuche et continuèrent. Le froid polaire qui régnait ici présentait au moins un avantage : il solidifiait la neige sur laquelle ils marchaient d'une couche de gel qui rendait le sol plus stable. Enfin, ils passèrent le col de la montagne, le nez rougi par le froid, les joues colorées par l'effort et le cœur battant à tout rompre. Là, dans le hurlement aigu du vent, ils se figèrent.

Malgré la hauteur à laquelle ils se trouvaient, ils ne distinguaient toujours pas le soleil qui se dérobait à leur vue derrière une immense strate de nuages. En revanche, ils dominaient deux longues chaînes de montagnes recouvertes d'une neige éternelle qui ne s'estompait qu'à de brefs endroits pour révéler une roche aussi noire que le basalte volcanique. Entre ces deux lignes de crêtes qui ressemblaient à des dragons endormis s'étirait une large vallée remplie de cumulus. Cette mer brumeuse, immobile et fascinante, ne permettait pas au regard de plonger au fond du val. Kurogane fronça les sourcils : que pouvait-il bien se cacher sous ces nuages ? Quel était le vrai visage du royaume de Valeria, au pied de ces cimes nues qui leur faisaient face ? Et Fye, reconnaissait-il son pays ? Il leva la tête vers le mage et sut immédiatement que non. Le blond fixait l'étendue de pierres et de nuages qui se déroulaient sous eux, les yeux écarquillés, et le ninja comprit qu'il découvrait ce paysage autant que lui et ses compagnons. L'immensité minérale et émaciée de cette contrée semblait à la fois l'impressionner et l'inquiéter. Il fronça les sourcils, et Kurogane eut la sensation qu'il fouillait sa mémoire à la recherche d'un souvenir.

– Tu ne te rappelles pas de ces montagnes ?

Le magicien réfléchit encore un instant, puis secoua la tête.

– Non, je n'ai jamais vu ce paysage. Mais cela ne m'étonne pas vraiment : d'après ce que Ryu-Ô m'a dit, nous nous trouvons ici à l'extrémité sud de Valeria, alors que le palais royal où j'ai vu le jour se trouve à l'est, dans cette direction, dit-il en pointant le doigt vers la droite. Je ne suis jamais venu dans la région où nous nous trouvons actuellement. Désolé, je ne vais pas pouvoir vous être d'une grande aide.

– C'est bien, comme ça on est tous au même niveau, déclara Kurogane.

– En to… tout c… cas, il fait vraiment froid ! grelotta Mokona en se serrant contre Sakura.

Shaolan leva les yeux vers le ciel : les nuages grisonnant commençaient à prendre une teinte bleutée, la nuit n'allait pas tarder à tomber. Cela signifiait que leur ascension avait duré environ trois heures. Même si la descente serait toujours plus rapide que la montée, l'adolescent se demandait s'il était vraiment prudent de l'entamer alors que la luminosité baissait. Le chemin qu'ils avaient parcouru jusqu'au col les avait éreintés et il y avait peu de chance pour qu'ils atteignent le pied de la montagne avant qu'il ne fasse nuit noire. Il jeta un coup d'œil à Sakura : elle n'avait pas émis une seule plainte, mais la rougeur de ses joues et son souffle haletant disaient à eux seul son état de fatigue. Lui-même sentait ses jambes trembler d'avoir marché si longtemps en pente raide, en repoussant la neige à chaque pas, et leurs chevaux renâclaient pour montrer qu'ils partageaient l'épuisement de leurs maîtres. Il fronça les sourcils et déclara :

– On ne sera pas en bas avant la nuit. Le mieux est que l'on redescende à mi-montagne, là où commence la forêt, pour nous abriter du vent et monter notre campement.

– Ouais, c'est sans doute la meilleure option, acquiesça Kurogane.

– Alors, ne perdons pas de temps, dit Fye en prenant de nouveau sa monture par la bride.

Si leur ascension avait été une lutte contre l'inclinaison naturelle du terrain et le poids de la poudreuse, leur descente se révéla être un combat de tous les instants pour ne pas glisser et surtout pour empêcher leurs montures de déraper : si elles tombaient, chargées comme elles l'étaient, ils ne pourraient pas les relever sans défaire d'abord toutes leurs affaires. Ils progressèrent avec lenteur et précaution. Quand l'obscurité commença à les empêcher de distinguer les reliefs devant eux, Shaolan leva deux doigts devant son visage et murmura un sortilège :

Kashin shourai.

Une petite boule de feu luminescente apparut au bout de ses doigts et s'éleva dans les airs pour éclairer la pente qu'ils suivaient.

– Merci, Shaolan, dit Sakura.

– J'ai encore du mal à me faire à l'idée que tu puisses lancer ce genre de sort, toi aussi, marmonna Kurogane.

L'adolescent sourit et ouvrit la marche. Enfin, ils pénétrèrent dans le sous-bois qu'ils avaient aperçu depuis le sommet de la montagne. Le vent, freiné par les arbres, cessa de leur siffler dans les oreilles et ils eurent immédiatement moins froid. Ils attachèrent leurs chevaux à des troncs, les déchargèrent, puis entreprirent de monter la grande tente que Fye avait achetée à Tírméith. Il leur fallut d'abord dérouler un long et haut rouleau de treillage, qui formerait les murs de la yourte, et qu'ils disposèrent en cercle sans que les deux extrémités du rouleau ne se touchent : le petit espace intermédiaire leur servirait de porte d'entrée. Puis, ils montèrent sur deux piliers en une sorte de cercle en bois, appelé œil, qui constituerait le conduit de cheminée pour le feu qu'ils feraient à l'intérieur, et le placèrent au centre du cercle de treillage. Ce cercle était percé sur son pourtour de plusieurs trous, dans lesquels ils imbriquèrent des perches qu'ils attachèrent ensuite aux murs de treillage. Cette opération terminée, ils commencèrent à recouvrirent les parois de toiles enduites de poix pour les rendre imperméables, par-dessus lesquelles ils posèrent de chaudes peaux de bêtes pour les protéger du froid. Ils procédèrent de la même manière pour le toit, et une fois la toile enduite posée, Shaolan fit la courte-échelle à Sakura, qui était la plus légère, afin qu'elle se hisse sur les perches et y installe les peaux que ses amis lui tendaient. Ils isolèrent de la même façon le sol à l'intérieur de la tente, et Kurogane alla couper du bois pour allumer un feu dans leur abri. Fye déballa quelques vivres et fit une soupe : ils avaient tous besoin de se réchauffer. Shaolan et Sakura couvrirent les chevaux de couvertures pour la nuit et leur donnèrent à manger. Les bêtes se jetèrent avidement sur la nourriture, exténuées de leur périple.

– C'est normal, après tous les efforts qu'ils ont fourni, dit Sakura en souriant.

– Oui, acquiesça le jeune homme. D'ailleurs, moi aussi, je commence à avoir une faim de loup.

La jeune fille releva la tête vers la tente : un filet de fumée s'échappait par le conduit de l'œil, charriant avec lui une bonne odeur d'oignons, de poireaux et de pommes-de-terre.

– Ça tombe bien, je pense que Fye a fini de préparer le dîner.

Au même moment, Mokona jaillit en bondissant de la tente :

– À table !

Ils rejoignirent leurs amis dans la yourte et tous prirent un bol fumant de potage. Ils savourèrent la délicieuse sensation du breuvage qui tombait dans leur estomac, diffusant une douce chaleur dans leurs corps. Kurogane avait déballé un saucisson qu'ils avaient acheté avant leur départ ; la viande en salaison se conservait beaucoup mieux que la fraîche. Il coupa quelques rondelles, qu'il répartit à tout le monde. Ils n'allaient pas manger que de la soupe après avoir gravi une montagne ! Tous étaient conscients qu'ils devaient économiser leurs vivres, mais s'ils arrivaient au bout de la viande salée, le ninja se disait qu'ils pourraient toujours chasser. Après tout, Valeria n'était plus habité par les hommes, mais pour ce qu'ils en savaient, des animaux y vivaient encore. Le repas achevé, ils éteignirent le feu, recouvrirent l'œil du conduit de cheminée d'une peau afin de conserver la chaleur et s'allongèrent directement au sol, sur les fourrures, une couverture de laine sur eux. Shaolan, Sakura et Mokona s'endormirent rapidement. Fye, lui, demeura étendu sur le dos, mains derrière la tête et le regard perdu dans le néant. Il s'était souvent dit que l'obscurité ouvre la porte à de trop nombreuses pensées, mais il ne pouvait pas empêcher son esprit de fonctionner. Kurogane, qui ne dormait pas non plus, devina à la respiration du blond qu'il peinait trouver le sommeil.

– Hé, souffla-t-il à voix basse pour ne pas réveiller les petits. Ça va ?

– Mmm …

– Ça te fait bizarre d'être ici ?

– Bizarre … oui, je crois que c'est le mot. Je sais que je me trouve dans mon pays natal, quelque chose au fond de mes entrailles me le dit, et pourtant, le paysage que nous avons vu depuis le col de la montagne ne m'évoque rien. C'est comme être devant un lieu à la fois étranger et familier.

– Et le pouvoir dont a parlé Clef ? Tu l'as senti ?

– Oui, il n'a cessé de s'intensifier à mesure que nous approchions du sommet de la montagne. Malgré tout, cela reste diffus. Je sais qu'il est là, mais je suis incapable d'en détecter l'origine. Et puis …

Fye s'interrompit, et même si Kurogane ne pouvait pas voir son visage, il imaginait parfaitement le mage en train de froncer les sourcils, son visage se plisser d'inquiétude et ses lèvres se pincer en cette moue qu'il faisait quand il s'apprêtait à dire quelque chose qu'il aurait préféré garder pour lui.

– Tu penses que ce pouvoir est dangereux ?

– Oui … oui, il est dangereux. Mais je ne saurais pas encore dire quelle est sa véritable nature.

– Que ce soit un humain, un animal, un monstre ou quoique ce soit d'autre, s'il représente une menace, on l'éliminera. Ne te fais pas de trop de bile d'avance.

– J'aimerais bien, Kuro-chan, mais je crains que ce ne soit pas aussi simple.

Fye fronça les sourcils : il avait un mauvais pressentiment. La sensation qu'ils s'aventuraient dans un piège dont ils ne mesuraient pas l'étendue et qui pouvait se refermer sur eux à tout instant. Sans preuve tangible, toutefois, il ne pouvait pas en être certain. De plus, il sentait que Kurogane était déjà tendu et il ne voulait pas ajouter à sa préoccupation. Alors il se tut, même s'il ne parvenait pas à se débarrasser de l'impression, diffuse et insidieuse, qu'ils allaient au-devant de sérieux ennuis.

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Lorsqu'ils se levèrent, au petit matin, le plafond de nuages qui planait au-dessus de leurs têtes leur parut moins écrasant que la veille, mais le froid acerbe leur mordit les joues dès qu'ils mirent le nez dehors. Ils prirent un rapide petit-déjeuner, puis Kurogane sortit nourrir les chevaux. Alors qu'il ouvrait l'un des sacs de foin, le regard du ninja dévia vers le sol et ses yeux s'agrandirent.

– Venez voir ça !

Ses compagnons, qui démontaient la yourte, échangèrent un regard intrigué et le rejoignirent. Le ninja s'était accroupi et tous repérèrent rapidement ce qui avait attiré son attention : une multitude de traces de pas humains avait été imprimée dans la neige, tout autour de leurs chevaux.

– Nous avons eu de la visite, cette nuit, marmonna Kurogane. Ces traces ont été faites il y a plusieurs heures, mais le gel les a maintenues telles quelles.

– Une seule personne ? demanda Sakura.

– Non, plusieurs. Il y a tout un tas d'empreintes différentes, à leurs formes, je dirais qu'il y avait à la fois des hommes et des femmes. Sept ou huit individus, peut-être un peu plus.

– Peut-être s'agissait-il des trappeurs ? émit Shaolan.

– Si c'était le cas, pourquoi seraient-ils restés à distance ? Ils auraient plutôt eu intérêt à entrer en contact avec nous, pour échanger des informations sur le gibier. Au lieu de ça, on dirait plutôt qu'ils nous ont épiés, qu'ils ont tourné autour de nos montures, et qu'ils sont finalement repartis.

– Ils n'ont même pas cherché à nous voler du matériel ou des chevaux, dit Fye en ouvrant les sacs qu'ils avaient laissés près de leurs bêtes. C'est comme si …

– … ils étaient juste venus en reconnaissance, acheva Kurogane.

Les quatre compagnons échangèrent un regard : on était venu les espionner. Pourquoi ? S'il ne s'agissait pas des trappeurs, qui étaient ces gens ? Vivaient-ils à Valeria, ou venaient-ils, comme eux, d'un pays voisin ? Que leur voulaient-ils ? Avaient-ils découvert leur campement par hasard, ou étaient-ils au courant de leur arrivée dans le royaume ?

– Pour un pays supposément vide, je trouve qu'on tombe un peu trop vite sur des traces d'occupation, grommela Kurogane en se relevant.

Mokona, qui avait écouté ses amis débattre sur l'identité de leurs visiteurs, bondit à cet instant de l'épaule de Shaolan et suivit les traces jusqu'à des buissons épineux, derrière lesquels les empreintes se regroupaient : les personnes s'y étaient visiblement cachés. Les marques se poursuivaient plus loin encore, en deux lignes bien distinctes : la première révélait des pas qui avançaient en direction de leur tente : c'était l'aller suivi par ces individus. La deuxième ligne, parallèle à la première, indiquait qu'ils avaient rebroussé chemin en suivant le même itinéraire. Le manjuu étira sa petite patte :

– En tout cas, ces gens, ils ne sont vraiment pas très malins. C'est facile de remonter leur piste avec toute cette neige !

– Le manjuu a raison, acquiesça Kurogane, c'est étonnant qu'ils n'aient pas pris plus de précautions.

– Suivons ces traces, décréta Fye.

Ses amis acquiescèrent et achevèrent de démonter leur tente, puis remballèrent leurs affaires et se mirent route en marchant à côté de leurs chevaux. Tandis qu'ils avançaient, Fye tâchait de calmer le flot de questions qui se bousculaient dans son esprit. Tout un groupe de personnes, humaines à première vue, était venu les épier. Cette simple présence dans un pays normalement désert était en soi inquiétant, pourtant lorsqu'il avait découvert les traces il n'avait pas pu s'empêcher d'éprouver un sentiment d'espoir : et si ces gens étaient des rescapés qui avaient survécu aux catastrophes de la malédiction ? Des habitants qui auraient choisi de ne pas émigrer dans le pays voisin ? Si tel était le cas, si quelques familles survivaient sur cette terre glacée, il devait les aider. C'était la moindre des choses qu'il puisse faire après tous les plaies dont il se sentait responsable ; mais si ces personnes étaient bien d'anciens sujets de son oncle, il redoutait leur réaction s'ils le reconnaissaient. Et puis, et puis … une petite voix intérieure lui soufflait que cette première option n'était pas la bonne, que ceux qui étaient venus rôder autour de leur tente n'étaient pas d'anciens habitants de Valeria et qu'il devait rester sur ces gardes. Par ailleurs, quelque chose l'intriguait : si ces intrus s'étaient approché si près de leur campement, comment lui ou Kurogane avaient-ils pu ne pas s'en rendre compte ? Leurs sens, et en particulier ceux du ninja, étaient habitués à détecter rapidement une présence, même celle d'une personne qui cherche à se faire discrète. Son compagnon pouvait percevoir un qi dans un rayon de plus de cent mètres, et Fye, familier des auras, disposait d'un instinct qui l'avertissait d'une présence avant même de distinguer la personne en question. Alors, pourquoi n'avaient-ils rien senti ?

Les traces les conduisirent sur un sentier vaguement débroussaillé, aux buissons aplatis par le passage de ceux dont ils remontaient la piste. Soudain, les traces bifurquèrent sur la droite ; ils les suivirent, et débouchèrent alors sur un promontoire à flanc de montagne. Ils se figèrent et retinrent leurs montures pour les empêcher de s'approcher du précipice.

– Qu'est-ce que c'est que ça ? s'exclama Kurogane, stupéfait.

– Ce n'est pas possible, souffla Sakura, ébahie.

Les traces sortaient de la forêt pour s'avancer sur le promontoire rocheux, et les dernières empreintes faisaient directement face au précipice. Un frisson parcourut l'échine de Shaolan.

– Ils ont … sauté ?

Kurogane s'approcha du ravin et se pencha légèrement : le versant tombait à pic sur un dénivelé de près de cent mètres : c'était physiquement impossible de descendre cette falaise à mains nues, la paroi était trop lisse et trop raide. Si ces gens avaient sauté, ils ne pouvaient pas s'en être sortis vivants. Mais pourquoi diable auraient-ils fait une chose pareille ?

– Ou alors, souffla Fye en levant les yeux vers le ciel, ils se sont envolés.

– Tu veux dire … que ces gens auraient des pouvoirs magiques ? fit Kurogane.

– Je n'en sais rien, Kuro-chan. Je ne perçois aucune trace rémanente d'aura, rien qui ne m'indiquerait que quelqu'un a utilisé de la magie ici. C'est très étrange …

– À moins que … à moins que ces êtres que nous suivons ne soient pas totalement humain ? émit Sakura.

– Tu veux dire qu'ils auraient la capacité de voler sans recourir à un sortilège ? comprit Shaolan.

– C'est possible, admit Fye en fronçant les sourcils. Il va falloir nous montrer prudents.

– En tout cas, pas question pour nous de suivre la même voie qu'eux, déclara Kurogane en reprenant son cheval par la bride. On va reprendre par la forêt et finir la descente de la montagne.

Ses amis acquiescèrent et ils se remirent en route. Le ninja ouvrit la marche et avertit ses compagnons quand la pente devenait glissante ou quand des reliefs saillants pouvaient blesser leurs chevaux. Tout en avançant, il réfléchissait : ceux qui les avaient épiés n'étaient peut-être pas des hommes, mais des créatures équipées d'une paire d'ailes – ou capables de se téléporter. Peut-être s'agissait-il d'êtres dotés de pouvoirs magiques, en mesure de masquer leur qi et leur aura à l'aide d'un sortilège. Cela expliquerait pourquoi il n'avait senti aucune présence s'approcher de leur tente la nuit passée, pas plus que le mage ne semblait avoir senti les intrus approcher. Pourtant, Fye avait bien dit qu'il ne ressentait aucune trace de magie, au bord du précipice … qu'est-ce que tout cela signifiait ? Pourquoi, à peine entrés dans le royaume de Valeria, on venait les surveiller ? Se pouvaient-ils qu'ils soient attendus ? Par qui ? Hormis quelques trappeurs qui ne restaient jamais plus de deux semaines dans ce pays gelé, Valeria était censée être inhabitée, et c'était bien ce qui préoccupait le plus le ninja : ces intrus leur indiquaient que le royaume dans lequel ils étaient entrés n'était pas exactement les gens le pensaient et qu'il y vivait vraisemblablement des êtres dont ils ignoraient l'existence. Cela n'avait rien d'impossible, étant donné que plus personne ne s'aventurait dans ce pays depuis près de vingt ans ; les choses avaient pu évoluer depuis le temps où le roi avait enfermé Fye et son frère dans cette sinistre vallée, des êtres humains ou des créatures suspectes avaient pu y trouver refuge … Après tout, quel meilleur endroit pour se cacher qu'une contrée qui effrayait tout le monde ? Oui, cela tenait la route. Mais dans ce cas, qui savait ce qui les attendait ici ?

Arrivés au pied de la montagne, la forêt se clairsema pour laisser place à une vallée dans le creux de laquelle s'étendait un immense lac aux flots gris, qui se prolongeait à perte de vue pour se transformer en un loch. De part et d'autre de cette étendue d'eau, les flancs des montagnes s'élevaient d'abord en pente douce, offrant une zone qui avait jadis dû être habitable, avant de se dresser aussi abruptement que le mont qu'ils venaient de descendre. Ils hésitèrent sur la direction à prendre. Sakura se tourna vers Fye et lui demanda :

– Est-ce que tu sens la trace du pouvoir dont parlait Clef ?

Fye fronça les sourcils.

– Oui, mais je n'arrive toujours pas à localiser sa provenance. C'est comme s'il était partout, dans l'air ambiant. C'est vraiment très bizarre.

– Alors, on va par où ? demanda Kurogane.

Fye ferma les yeux et se concentra pendant quelques secondes. Lorsqu'il les rouvrit, il pointa le doigt vers le sud, en aval du lac.

– Par là.

– Tu sens quelque chose de différent dans cette direction ? lui demanda Mokona.

– Pas vraiment ... mais mon instinct me dit que nous devrions suivre ce chemin.

Kurogane fronça les sourcils : le mage se trompait rarement dans ses intuitions. S'il percevait quelque chose vers le sud, alors c'était par-là qu'ils devaient se diriger. Ils se mirent en selle et cheminèrent toute la matinée sans croiser une âme qui vive ; ils longèrent les berges du loch contre lesquelles l'eau clapotait doucement. Parfois, ils détectaient un grattement dans la neige, œuvre d'un petit rongeur, mais aucune présence qui leur aurait indiqué qu'ils avaient retrouvé la trace de ceux qui les avaient espionnés. Vers midi, ils firent une brève pause pour manger un morceau, faire boire leurs chevaux dans le lac et remplir leurs outres. Lorsque Shaolan porta le goulot de l'une d'elle à ses lèvres, une expression de surprise se peignit sur son visage.

– Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Sakura.

– L'eau est légèrement salée.

Ses amis haussèrent les sourcils. Kurogane se tourna vers le loch.

– Cela veut dire que si on suit cette vallée, on aboutira sans doute à une mer. Fye, tu rappelais que ton pays avait une embouchure sur la côte ?

– Non. Je n'ai jamais vu la mer à Valeria, ni à Sélès d'ailleurs. Je l'ai découverte en voyageant avec vous.

Ils poursuivirent leur route, tandis qu'une neige fine se remettait à tomber. La luminosité commençait à baisser, les nuages blancs prenaient une teinte grise, signe que la nuit ne tarderait plus à tomber. Devant eux, le lit du lac se rétrécissait pendant quelques centaines de mètres, cerné par deux flancs de montagnes qui étendaient leur base comme une jupe évasée sur les flots. Lorsqu'ils dépassèrent le pan rocheux qui leur bouchait l'horizon, ils se retrouvèrent sur un promontoire qui dominait la vallée. Les montagnes se redressaient pour laisser le loch s'épanouir dans un large lit qui se prolongeait aussi loin que le regard portait.

Leur attention fut alors attirée par de curieux reliefs à moins d'un kilomètre devant eux, au-dessus de la rive. Ils ressemblaient à d'étranges monticules couverts de neige et plus hauts qu'un homme, aux formes irrégulières. Ils en comptèrent plusieurs dizaines, tous de taille semblable : ils entouraient une bâtisse circulaire massive, elle aussi parée de blanc, qui attirait immédiatement le regard. Les yeux des cinq voyageurs s'écarquillèrent.

– C'est … un village ? souffla Mokona.