Bonjour à tous !
Encore une fois désolée pour mon retard de publication, je vais essayer de compenser en postant rapidement le chapitre 12. Je vous avais laissés en plein milieu du récit de Chitose (dont vous aurez probablement déjà deviné ses liens avec Fye), voici donc la suite !
Bonne lecture :)
Chapitre 11 - La lettre ensorcelée
– Neuf mois plus tard, j'ai mis au monde deux enfants parfaitement identiques : je me suis alors rappelée de l'avertissement du dieu Mokona et j'ai su qu'ils porteraient en eux une très grande magie. Il s'agissait de deux petites filles, que nous avons appelées Elda et Freya.
Les yeux de Fye s'écarquillèrent tandis que les dernières paroles de Chitose résonnaient en lui. Peu à peu, tous les éléments du récit de la vieille dame s'imbriquèrent dans son esprit : Elda, ce nom que Chitose avait dit être celui de sa mère, Elda, le nom qu'elle avait donné à l'une de ses filles, l'une de ces jumelles qui détenaient un pouvoir magique immense … non, ce n'était pas possible.
– Vous êtes … vous êtes ma … grand-mère ?
Sa voix tremblait légèrement. Chitose lui sourit avec bienveillance :
– J'ai toujours désiré vous connaître, toi et ton frère. Tu as les mêmes cheveux blonds et les mêmes yeux bleus qu'Elda. Quand je t'ai vu dans le village en ruines, ce matin, j'ai su que j'avais fait le bon choix en demeurant à Valeria : pendant toutes ces années, j'ai espéré que vous reviendriez ici, toi et ton frère. J'ai bien fait d'attendre.
Fye dévisagea intensément Chitose, le cœur battant : une heure auparavant, cette femme était une parfaite inconnue à ses yeux. À présent, il savait que le sang qui coulait dans ses veines était lié au sien, que sans cette femme sa mère n'aurait jamais vu le jour et qu'il n'aurait, par conséquent, jamais pu naître non plus. Pendant toutes ces années, j'ai espéré que vous reviendriez ici, toi et ton frère. Elle l'avait attendu. Quelqu'un, à Valeria, avait souhaité qu'il vive et avait même désiré le rencontrer. Sa grand-mère. Pour lui à qui la mort avait ravi un à un les membres de sa famille, un tel mot paraissait surréaliste. Pourtant, Chitose avait survécu, elle était demeurée dans cette maison isolée, dans ce désert gelé … pour lui. En espérant, un jour, le rencontrer.
Il aurait voulu dire quelque chose, la remercier, exprimer ce qu'il ressentait au fond de lui, se lever et la prendre dans ses bras, peut-être. Mais l'émotion le clouait à sa chaise et les mots restaient coincés dans sa gorge. Il remarqua alors que les yeux de Chitose devenaient plus brillants et des larmes roulèrent sur ses joues : elle pleurait, de joie, et Fye n'oublierait jamais le sourire qui étira ses lèvres en cet instant. Bouleversé, il aurait voulu tendre une main vers elle et sécher ses larmes : trop de gens avaient pleuré à cause de lui, il voulait seulement la voir sourire, mais il ne parvint pas à esquisser un geste. Chitose essuya ses yeux et reprit, d'une voix encore altérée par l'émotion :
– Je voulais que tu connaisses mon histoire, Fye. Je voulais que tu saches pourquoi ta magie est si puissante, car le pouvoir que tu possèdes est le même que celui d'Elda, et vous vient directement du dieu primordial, Mokona.
Un silence pensif suivit ses paroles, tandis que chacun des cinq voyageurs méditait sur ce qu'elle venait de leur apprendre.
– Un dieu, murmura Kurogane. Qui l'aurait cru ? On savait que t'étais fort, le mage, mais à ce point-là …
Le ninja devait le reconnaître, une telle révélation l'impressionnait au moins autant qu'elle blessait son orgueil : jusqu'à présent, il avait toujours cru qu'à force d'entraînement et de persévérance, il parviendrait un jour à battre le blond en duel. Maintenant qu'il savait qu'il tirait sa magie d'un dieu (et pas n'importe lequel, par-dessus le marché), son objectif lui paraissait beaucoup moins accessible … et renforça son envie de relever le défi. Enfin, ils verraient ça plus tard ; pour le moment, son compagnon était encore en train de digérer les informations que venait de leur communiquer Chitose.
Fye, absorbé par ses pensées, ne semblait plus voir la table sur laquelle ses mains étaient posées, ni le feu qui brûlait face à lui. Sans aller jusqu'à dire qu'il aurait pu deviner d'où lui venait cette formidable source de magie qu'il détenait depuis sa naissance, il n'était pas vraiment surpris de découvrir qu'elle émanait d'un dieu. Il avait toujours su, au fond de lui-même, qu'un magicien ordinaire ne pouvait pas posséder une telle puissance sans une intervention extérieure. En prendre conscience rendait simplement cette vérité plus effrayante.
Shaolan, lui, ne cessait de repasser en boucle l'histoire de Chitose dans sa tête. Le dieu primordial qui avait exaucé son vœu présentait la même apparence que Mokona … ou plutôt, leur Mokona possédait la même apparence que ce puissant dieu. Le visage de Watanuki, du Mokona noir et de Yuko traversèrent son esprit et il fronça les sourcils : plus tard, il devrait vérifier quelque chose.
Fye pinça les lèvres, en proie à un autre doute.
– Pardonnez-moi, Chitose, mais il y a quelque chose que je ne comprends pas. Vous avez dit que vous aviez toujours vécu dans le village aujourd'hui en ruines. Pourtant, je suis né au palais des souverains de Valeria. Comment est-ce possible, si ma mère n'appartenait pas à la famille royale ?
– C'est que je n'ai encore terminé mon histoire. Je vais poursuivre, même si …
Chitose n'acheva pas sa phrase et son regard se perdit dans le vide pendant quelques secondes. Dans la maison aux murs calfeutrés de fourrures, on n'entendit plus que la marmite qui bouillonnait. La vieille femme releva la tête :
– Avant que je ne continue, Fye, dis-moi : où est Yuui ? Où est ton frère ?
À ces mots, la douleur se peignit sur les traits du mage et il baissa la tête, le regard sombre.
– Je vous ai menti, ce matin. Je ne suis pas Fye ; Fye est mort il y a des années pour me permettre de sortir de la vallée où nous avions été enfermés … il s'est sacrifié pour moi et depuis je porte son nom, pour ne jamais oublier ce qu'il a fait pour moi, mais aussi parce que je ne me crois pas digne de porter le prénom que mes parents m'ont donné. En réalité, je m'appelle Yuui.
Sakura, Shaolan et Kurogane observèrent leur ami : c'était la première fois qu'il l'entendait prononcer son véritable nom, ce prénom de quatre petites lettres à travers lequel ils avaient perçu toute la culpabilité que leur compagnon éprouvait encore lorsqu'il pensait à son frère. Sa voix s'était réduite à un murmure, comme s'il était convaincu qu'il ne méritait pas de prononcer son nom à voix haute. Chitose lui sourit.
– Si tu as choisi de porter le nom de ton frère, c'est ainsi que je t'appellerai. Cela ne changera rien à la manière dont je te vois, et quoi qu'il ait pu se passer dans cette fosse, je ne vous considèrerai jamais comme responsables des malheurs de Valeria, Fye et toi. Pas plus que je ne te juge responsable de la mort de ton frère.
Fye tressaillit et releva la tête : Chitose le fixait avec une expression douce, sans le moindre reproche dans les yeux. Pensait-elle sincèrement ce qu'elle venait de lui dire ? Ne le jugeait-elle vraiment responsable de … rien ? Ni des catastrophes de son pays, ni de la mort de son jumeau ? Elle … l'absolvait ? Il avait peine à y croire, pourtant, plus la fixait, plus ses mots prirent consistance dans son esprit. Il se rappela la sentence prononcée par son oncle, cette sentence qui les avait condamnés lui et son frère à l'emprisonnement. Le pardon de Chitose vint s'y superposer, comme un second jugement par lequel non seulement cette femme, mais aussi tous les habitants de Valeria l'auraient gracié. Une vague de chaleur l'envahit et sa gorge se noua sous l'émotion.
– Néanmoins, poursuivit Chitose, je constate que l'histoire s'est malheureusement répétée. Jusqu'à présent, je vous ai surtout parlé de moi ; laissez-moi maintenant vous parler d'Elda et de Freya. Leur naissance a rempli de bonheur notre foyer et leurs premières années ont été, je pense, les plus heureuses de ma vie. Elles jouissaient d'une bonne santé et étaient extrêmement proches, elles faisaient tout ensemble. Dès leurs quatre ans, elles ont commencé à manifester des signes de l'immense pouvoir magique qui les habitait : elles ont parlé de manière précoce, Freya allumait un feu du bout des doigts et Elda commandait l'eau. À cinq ans, Freya m'a accompagnée en forêt et ce jour-là, je suis tombée dans une pente : j'avais la cheville foulée et une pierre m'avait entaillé le mollet. Freya s'est agenouillée près de moi et a posé sa main sur ma jambe blessée. Elle agissait instinctivement et une lumière d'un bleu pâle a brillé sous ses doigts : l'instant d'après, le sang avait disparu, ma cheville foulée ne me faisait plus souffrir et la plaie sur mon mollet s'était refermée ; c'est ainsi que nous avons découvert que Freya avait le pouvoir de soigner.
Fye cilla : Freya avait réussi à utiliser sa magie pour guérir. À cinq ans, elle maîtrisait un type de sortilège que lui-même n'était jamais parvenu à utiliser ; sa mère en était-elle capable, elle aussi ?
– Le don de mes filles suscitait chez les habitants du village de la curiosité mais aussi de la méfiance. Ils se demandaient comment les enfants d'un couple sans aucun pouvoir magique pouvaient détenir une telle puissance. De plus, Elda et Freya ne nous ressemblaient pas physiquement : toutes deux étaient nées avec de grands yeux bleus, comme personne n'en possédait au village, et des cheveux d'un blond lumineux, tandis que mon mari et moi avions les cheveux et les yeux sombres. Cela a engendré de nombreuses médisances de la part de nos voisins : certains affirmaient que j'avais conçu mes filles avec un autre homme que mon époux, et je sais que beaucoup d'enfants du village se sont moqués d'Elda et de Freya à cause de cela. Je leur disais de ne pas prêter attention à ces méchancetés, mais je savais bien que c'était plus difficile à dire qu'à faire. Lorsqu'elles ont atteint l'âge de six ans, nous avons demandé au mage de notre village s'il voulait bien leur enseigner la magie. Elda et Freya disposaient de grands pouvoirs, mais nous avions conscience qu'une telle puissance ne leur serait utile que si elles apprenaient à la maîtriser. Le mage a accepté de leur donner une leçon pour évaluer leur niveau, mais au terme de cette séance il a catégoriquement refusé de les prendre en apprentissage. Il a déclaré que mes filles détenaient une magie trop puissante, trop dangereuse et qu'il ne voulait pas être responsable de la formation de … monstres. C'est le mot qu'il a employé. À partir de ce jour, Elda et Freya ont été mises à l'écart par tous les habitants du village. Les autres enfants ne voulaient plus jouer avec elles et ne les approchaient que pour les brimer ; quant aux adultes, ils s'écartaient sur leur passage et disaient qu'elles apportaient le mauvais œil.
Fye frissonna et dans sa tête résonnèrent à nouveau les accusations proférées à son encontre et à celui de son frère par les habitants de Valeria, ces mots qu'on leur avait tant répété lorsqu'ils étaient enfants : « Vous portez malheur. Malheur. »
– Les gens de votre village les rejetaient alors qu'elles n'étaient même pas porteuses d'une malédiction, murmura Sakura. C'est terrible.
– Parfois, les mots des autres peuvent à eux seuls constituer une malédiction, dit sombrement Chitose. J'ai compris que j'avais été naïve : j'avais cru pouvoir protéger mes filles du rejet, mais je m'étais trompée. J'avais cru que la magie que le dieu Mokona avait offerte à mes filles les préserverait de tous les dangers, mais elle ne pouvait pas faire disparaître la haine. Je me sentais impuissante et je me trouvais terriblement égoïste de leur avoir imposé un tel fardeau. Mon mari et moi avons essayé de combler la solitude que vivaient nos filles en leur offrant tout notre amour, mais ce n'était pas suffisant, ce n'était pas ce dont elles avaient besoin. Face à l'exclusion qu'elles subissaient de la part des gens du village, Elda et Freya ont adopté deux attitudes radicalement opposées : Freya a continué d'utiliser sa magie et a appris à s'en servir de manière autodidacte. Elda, au contraire, s'est renfermée sur elle-même et a complètement cessé de recourir à ses pouvoirs pour devenir une personne « normale ». Malheureusement, cela n'a pas réussi à la faire accepter des autres. J'aurais cru que Freya lui reprocherait ce choix, mais elle n'en a rien fait et est toujours restée aux côtés de sa sœur pour la protéger. J'étais persuadée, à ce moment-là, que nos filles vivraient toujours de cette manière, ostracisées par les autres. Les années ont passé, et puis, un jour qu'elles avaient treize ans, il est apparu.
– Il ? Qui ça ? demanda Shaolan.
– L'homme qui a détruit ma famille.
Le front de Chitose se plissa et son regard se durcit, tandis que les souvenirs l'assaillaient. Malgré le temps écoulé, les cinq voyageurs constatèrent que l'aversion et la colère que lui inspirait cet homme demeuraient toujours aussi vivaces.
– Il a frappé à notre porte un jour d'automne. C'était un homme de haute stature, paraissait avoir une quarantaine d'années, mais je jurerais qu'il était bien plus âgé. Il disait s'appeler Ingvar et être un des mages de la cour de de Valeria ; au cours de ses voyages, il avait entendu parler des extraordinaires capacités de nos filles et avait voulu les rencontrer. Son sourire était aimable, son apparence impeccable, son regard chaleureux, et dans un premier temps, je ne me suis pas méfiée. Nous lui avons présenté Elda et Freya : en le voyant pour la première fois, Elda n'a rien dit, rien laissé paraître, tandis que Freya est d'abord demeurée méfiante. Il a créé un sortilège devant elles, et à cet instant, j'ai vu le regard de Freya briller : elle a tout de suite compris que cet homme possédait des pouvoirs supérieurs à ceux du mage de notre village. Ingvar leur a demandé si elles seraient capables de reproduire son sort : Freya y est parvenue sans la moindre difficulté ; Elda, cependant, a refusé d'utiliser sa magie.
« Après avoir constaté l'étendue du pouvoir de Freya, Ingvar a proposé à mes filles de devenir leur professeur. Il a argué qu'il serait sans doute la seule personne à vouloir leur apprendre cet art, car elles possédaient une puissance qui effrayerait même les magiciens plus puissants. Il a ajouté que si Elda et Freya suivaient son enseignement, elles pourraient sans doute prétendre à de hautes fonctions auprès de la cour des souverains du pays. Pendant un bref instant, nous avons failli à accepter sa proposition. Freya a semblé hésiter ; Elda, elle, n'a d'abord rien dit. Elle se contentait de fixer cet homme de ses yeux bleus perçants, en silence. Ingvar a alors expliqué à mes filles que sa proposition était soumise à une condition : si elles acceptaient de devenir ses élèves, elles devraient l'accompagner dans à la capitale de Valeria pour recevoir son enseignement.
« C'est lorsqu'il a prononcé cette dernière phrase que j'ai senti la méfiance s'éveiller en moi : le regard d'Ingvar s'était brusquement mis à luire d'une lueur étrange, et je sentais qu'il ne nous disait pas tout. Freya a semblé le percevoir en même temps que moi et déclaré qu'elle ne quitterait pas son village ; Elda a affirmé la même chose. Leur refus n'a pas plu à Ingvar, qui l'a pris pour de l'insolence. Son regard est devenu noir et sa voix a pris des accents de menace. Freya lui a tenu tête et lorsqu'il est devenu trop insistant, mon mari lui a ordonné de quitter notre maison sur-le-champ. Ingvar nous a adressé un regard mauvais, mais il a fini par s'en aller.
« Nous pensions être débarrassé de lui, mais nous nous trompions : Ingvar est revenu l'année suivante réitérer sa proposition, puis l'année d'après, et encore l'année suivante. Trois fois de suite, nous l'avons chassé, tout en ayant conscience que s'il choisissait un jour d'employer ses pouvoirs contre nous, nous ne pourrions rien faire. Même si Elda et Freya disposaient d'une magie supérieure à la sienne, Elda ne l'employait plus et Freya ne l'utilisait que maladroitement ; elle n'en avait pas une maîtrise aussi fine qu'Ingvar.
« Et puis, par un froid matin de novembre, le jour où cet homme avait pris l'habitude de revenir chaque année pour nous hanter … tout a basculé. »
Le regard de Chitose se chargea d'une tristesse sourde. Ses cinq auditeurs, suspendus à ses lèvres, la virent hésiter quelques secondes, comme si la vieille femme rassemblait tout son courage avant de poursuivre.
– La nuit précédant ce funeste jour, les premières neiges étaient tombées et le froid était arrivé tôt, cette année-là. Nous n'avions pas encore terminé nos préparatifs pour l'hiver et j'étais partie en forêt avec Elda pour ramasser du bois et des noix ; Freya était demeurée au village, car elle devait se rendre chez un voisin qui possédait une des machines de mon mari et dont le mécanisme était tombé en panne. J'étais en train de remplir un panier de petites branches, quand Elda s'est brusquement redressée, le dos raide et les sens aux aguets. Elle paraissait percevoir un danger que j'étais incapable de détecter. Lorsque je me suis approchée d'elle pour lui demander si elle allait bien, elle s'est retournée vers moi et m'a dit de rester dans la forêt, loin du village. Je l'ai dévisagée, stupéfaite : je ne l'avais jamais entendu parler avec autant d'autorité. Ce n'était pas un conseil qu'elle me donnait, c'était un ordre, un ordre prononcé d'une voix où je sentais poindre une peur terrible. M'abandonnant sur place, Elda s'est précipitée vers le village, et pendant quelques minutes, une dizaine peut-être, je suis demeurée pétrifiée, tiraillée entre la demande de ma fille et mon inquiétude grandissante. Puis, tout-à-coup, une énorme détonation a retenti, comme une explosion. Je me souviens que mille idées m'ont traversée la tête à ce moment-là : Ingvar était-il revenu ? Y-avait-il un problème avec la magie de Freya ? Le mage du village s'en était-il mêlé ? Je suis sortie de ma paralysie et j'ai couru vers notre bourg.
« Lorsque je suis arrivée au village, j'ai immédiatement repéré la colonne de fumée qui s'élevait de notre maison. J'ai senti mon sang se glacer dans mes veines : le toit de notre foyer avait été pulvérisé et l'un des murs s'était à-demi effondré. Paniquée, j'ai crié le nom de mes filles et celui d'Ichiro ; c'est à ce moment-là qu'Elda et Freya ont émergé des décombres. Elles soutenaient une troisième silhouette et lorsque la fumée s'est dissipée, j'ai reconnu mon mari. Mon cœur a bondi dans ma poitrine en voyant le rouge effrayant qui maculait sa tunique ; je me suis précipitée vers mes filles tandis qu'elles étendaient leur père au sol. Affolée, je leur ai dit que je courais chercher un médecin, mais Freya m'a retenue par la manche. « Ça ne sert à rien, maman. C'est trop tard. » En entendant ces mots, j'ai eu l'impression que le monde s'écroulait autour de moi et que mes jambes allaient céder. D'une voix entrecoupée, j'ai demandé ce qu'il s'était passé. Le regard sombre, Freya m'a simplement répondu : « Il est revenu. » À cet instant, je me suis rendue compte qu'elle parlait d'une voix effilée et qu'elle peinait à respirer. Son manteau était souillé de sang et dans un premier temps j'avais cru qu'il s'agissait de celui d'Ichiro, mais sa respiration entrecoupée m'a fait comprendre qu'elle aussi était blessée. Avant que je ne puisse dire quoique ce soit, les habitants du village sont arrivés. Quand ils ont découvert notre maison effondrée et le corps sans vie d'Ichiro, leurs regards se sont aussitôt tournés vers Elda et Freya. »
Chitose avala sa salive, la bouche sèche et le cœur battant, tandis qu'elle avait l'impression d'entendre à nouveau les cris des habitants.
« Je le savais ! s'écria une femme. Ces deux gamines ne sont que des sorcières incapables de se contrôler ! Regardez ce qu'elles ont fait de leur maison !
– Je me doutais qu'un incident de ce genre se produirait un jour ou l'autre, déclara un autre homme. Mais là, ça dépasse les limites de mon imagination … tuer leur propre père, quelle horreur !
À ces mots, Chitose comprit et son visage blêmit, épouvantée par les mots que venaient de prononcer les villageois.
– Non ! Non, ce n'est pas ce que vous croyez ! Mes filles n'ont rien fait, c'est cet homme qui …
– Tais-toi donc, Chitose ! Tu ne crois pas qu'il est temps que tu arrêtes de défendre ces monstres ? Elles nous ont causé assez d'ennuis comme ça !
– Ça ne peut plus continuer, si nous les laissons en liberté elles finiront par tuer d'autres d'entre nous.
– Oui, il faut les arrêtez.
– Non, ne faîtes pas ça !
Un homme contint Chitose et lui ramena de force les bras dans le dos. La jeune femme se débattit, cria, mais l'homme tint bon. Freya se redressa avec un regard noir, une main plaquée sur sa blessure et tendit deux doigts devant elle : des lettres bleutées en jaillirent et fusèrent vers celui qui retenait sa mère prisonnière. Le sortilège étincelant le frappa avec la violence d'un fouet, obligeant l'homme à lâcher prise tandis qu'une marque rouge apparaissait sur sa joue.
– Ma mère n'a rien fait. Je vous interdis de lui faire du mal, vous entendez ? Et nous non plus, nous ne sommes coupables de rien ! C'est Ingvar qui a …
– Foutaises ! Nous n'avons vu personne entrer dans votre maison !
– Tout est de votre faute ! Toi et ta sœur vous n'avez fait que provoquer des problèmes depuis votre naissance ! Votre magie est trop puissante, elle ne cause que des catastrophes !
À cet instant, une silhouette se détacha du groupe de villageois, austère et grave : Elda et Freya reconnurent tout de suite le mage de leur village. À sa vue, l'énergie des habitants redoubla et ils se massèrent autour de lui, prêts à fondre sur les deux jeunes filles qui leur faisaient face.
– Rendez-vous, déclara simplement le mage du village. Vous avez causé assez de dégâts pour aujourd'hui, ne m'obligez pas à utiliser la force.
Quand il vit qu'elles n'obtempéraient pas, le magicien déplia le bras et lança un sortilège d'attaque ; Freya répliqua aussitôt en créant un bouclier sur lequel le sort se répercuta. Elle encaissa le choc, mais plus elle forçait plus la tâche sombre sur son abdomen s'étendait. Son bouclier disparut et le mage du village prépara un nouvel assaut ; elle se redressa, prête à se défendre.
Toutefois, à la surprise générale, Elda se plaça devant elle et leva deux doigts à son tour. Des lettres bleutées en jaillirent et des pointes glacées traversèrent l'air pour blesser le mage au visage. Tous les villageois, stupéfaits, se retournèrent Elda : personne ne l'avait vue pratiquer la magie depuis des années, tous croyaient qu'elle avait oublié la maîtrise de ses dons et que leur mage n'aurait qu'à neutraliser Freya, mais Elda était encore capable de contrattaquer. Le mage, lui, eut un rictus et lança une nouvelle salve de sorts en directions des jumelles. Elda les freina, les détruisit ou les lui renvoya à la figure, enchaîna plus de sorts en quelques secondes qu'elle n'en avait jamais lancés au cours sa vie. Sa colère lui donnait de l'énergie, mais le mage ne lui laissait aucun répit. Puisqu'il ne pouvait pas la vaincre en force pure, il cherchait à l'épuiser.
Freya avait parfaitement saisi sa stratégie et savait qu'elle devait trouver au plus vite un moyen d'aider sa sœur. Si elle réussissait à créer une diversion, elles pourraient s'enfuir. Les habitants dardaient sur elles des regards remplis d'une haine accumulée pendant les seize années où elles avaient vécu dans ce bourg ; si elles laissaient tomber leurs défenses, ils les tueraient. Elle leva un bras au-dessus de sa tête : des lettres parme s'échappèrent de sa paume et s'enroulèrent sur elles-mêmes pour former une boule crépitante au-dessus d'elle. La magie se concentra, la sphère grossit, et soudain, elle explosa dans un son tonitruant. Le ciel empesé de nuages cendrés s'illumina et des centaines de flammèches se mirent à pleuvoir de toutes parts. Tel un rideau de feu, les étincelles retombèrent sur les toits de chaumes des maisons qui s'embrasèrent aussitôt. Les incendies se déclarèrent partout, en même temps, et les habitants se précipitèrent vers leurs habitations en hurlant de terreur. De son côté, Elda luttait toujours contre le mage du village. Cependant, lorsque ce dernier vit les flammes grandir sur les toits du bourg, il créa un sortilège afin d'en finir au plus vite avec son adversaire. L'adolescente, qui atteignait ses limites, fut propulsée en arrière. Le mage s'apprêta à l'emprisonner d'un sortilège, quand une puissante vague de chaleur le repoussa en arrière : Freya venait de s'interposer. Elda se releva et posa une main sur la terre : des gangues de glace jaillirent du sol et s'enroulèrent autour des chevilles, des poignets et du cou du mage du village ; en quelques secondes, il fut totalement immobilisé.
Freya, la respiration sifflante, rejoignit sa sœur d'un pas chancelant.
– Partons d'ici !
Elda, le souffle court, acquiesça. Au même moment, une silhouette s'avança dans leur direction : Chitose, l'expression dévastée, les dévisagea tour à tour.
– Nous sommes désolées, maman, déclara Freya.
– Tu ne peux pas venir avec nous, ajouta Elda d'une voix sourde. Occupe-toi bien de papa. Nous t'aimons très fort.
Sans laisser le temps à leur mère de protester, les deux jeunes filles se prirent par la main et s'enfuirent dans la forêt en courant. Chitose, paniquée, cria :
– Non, attendez, ne partez pas !
Elle voulut se lancer à leur suite, trébucha sur une pierre et s'effondra sur le sol dur et glacé. Elle se redressa, tremblante, les mains rougies par la neige. Ses jambes ne répondaient plus, elle avait l'impression de se noyer, l'air lui manquait et son esprit était complètement paralysé. Elle fixa les silhouettes de ses filles s'évanouir entre les bras épineux des sapins et sentit le désespoir l'envahir. Puis, son regard tomba sur le cadavre de son époux, tout près d'elle. Alors seulement elle sentit les larmes couler sur ses joues, tandis que le village, derrière elle, se consumait dans les flammes.
« Au bout d'un laps de temps qui m'a paru duré des heures, termina Chitose, j'ai trouvé l'énergie nécessaire pour mettre à l'abri le corps de mon mari et le recouvrir d'une couverture. Puis, j'ai voulu me lancer à la suite de mes filles. La nuit commençait déjà à tomber, m'empêchant de distinguer nettement leurs traces de pas dans la neige ; ce sont les tâches de sang de Freya qui m'ont guidée. Je suis arrivée à une petite clairière, où Freya était étendue au sol, entourée d'une large flaque de sang. Mon cœur a manqué un nouveau battement et je me suis précipitée auprès d'elle. Je ne voyais Elda nulle part, et pendant un bref instant, j'ai songé qu'elle était peut-être allée chercher du secours. Tremblante, et j'ai posé une main sur le cou de Freya. Sous cette peau froide, encore si jeune, plus aucun pouls ne battait. Désespérée, j'ai attendu, dans l'espoir qu'Elda réapparaisse … mais elle n'est jamais revenue. »
La voix de Chitose s'était brisée et pendant quelques secondes, elle garda le regard rivé sur la table en bois. Face à elle, ni Sakura ni Shaolan n'avaient pu retenir leurs larmes, qui dévalaient à présent leurs joues. Non loin d'eux, Kurogane songea que si sa formation de ninja ne lui avait pas appris à contenir ses émotions, il serait probablement dans le même état qu'eux. Fye, lui, regardait Chitose fixement, sans le moindre battement de cils, comme s'il s'était changé en statue de sel. Il ne pleurait pas, mais son regard dévasté disait à lui seul à quel point le récit de sa grand-mère l'avait ébranlé. Sans réfléchir, Sakura se leva et enlaça cette vieille femme qui avait tant souffert. Chitose l'entoura à son tour de ses bras et elles demeurèrent ainsi pendant quelques secondes, jusqu'à ce que leurs larmes s'apaisent. Fye aurait voulu faire comme la princesse, prendre dans ses bras sa grand-mère et la consoler, comme il avait si souvent voulu être consolé quand il n'était qu'un enfant, mais il n'y arrivait pas. Son cerveau et ses membres étaient paralysés, sous le choc de l'histoire qu'il venait d'entendre. Chitose essuya ses larmes et déclara d'une voix enrouée :
– À la suite de l'incendie de mon village, les habitants ont abandonné ses ruines et sont allés s'établir ailleurs, mais je n'ai pas été autorisée à m'installer avec eux. J'ai donc bâti la longère dans laquelle nous nous trouvons actuellement pour y vivre. Quelques villageois, qui regrettaient sincèrement mon mari – plus que mes filles – m'aidèrent à m'installer. Depuis cette époque, j'habite ici. J'ignore ce qu'il s'est passé la nuit où j'ai perdu Elda et Freya, mais je ne peux pas me résoudre à croire qu'Elda ait abandonné sa sœur. Je suis persuadé que l'homme qui a tué mon mari était ce puissant mage, Ingvar, qui revenait chaque année au village. Mes filles étaient incapables de faire du mal à leur père, elles l'adoraient. Hélas, je n'ai jamais pu le prouver. Après cette terrible nuit, j'étais persuadée d'avoir perdu mon époux et mes deux filles. Cependant, je me trompais.
Les sourcils de ses cinq auditeurs se haussèrent.
– Quatre ans plus tard, un matin de printemps, j'ai trouvé une lettre devant chez moi … signée de la main d'Elda. D'abord, je n'y ai pas cru, puis lorsque j'ai reconnu sa manière de s'exprimer, je n'ai plus eu aucun doute : ma fille était vivante. J'étais folle de joie. Elda commençait sa lettre en me priant de la pardonner de ne pas m'avoir contactée plus tôt ; elle s'excusait aussi de m'avoir abandonnée aussi longtemps et m'apprenait qu'elle vivait désormais au palais royal de Valeria où elle avait épousé le prince cadet de la famille. La lettre a failli m'échapper des mains. Ma fille, l'épouse du prince de notre royaume ? Comment tout cela avait-il pu se produire ? Je l'ignorais. J'avais vaguement entendu parler du mariage de son altesse, trois ans auparavant, sans me douter un seul instant que sa fiancée puisse être ma fille. Enfin, Elda me révélait qu'elle attendait un enfant. Cette nouvelle, plus encore que toutes les autres, me bouleversa profondément. Ma fille avait survécu et allait fonder sa propre famille. J'étais si heureuse pour elle ! Elle souhaitait que je la rejoigne à la capitale pour vivre avec elle et pour que je puisse voir son enfant. En regardant l'en-tête de la lettre, j'ai constaté qu'elle datait de près deux ans ! Celui ou celle qui me l'avait apportée avait visiblement peiné à me retrouver, mais peu m'importait. Ma fille était en vie, elle avait désormais un enfant et j'allais pouvoir la retrouver !
« Après tant d'années de malheur, j'ai cru que ma vie allait enfin changer. Quelques semaines plus tard, j'avais réglé mes affaires et je me préparais à quitter ma région natale pour la capitale quand une seconde lettre m'est parvenue. Tout comme j'avais mis au monde deux petites filles, l'enfant dont Elda a accouché se sont révélés être des jumeaux : elle les avait appelés Fye et Yuui. J'ai aussitôt compris que mes petits-fils détiendraient autant de pouvoirs que leur mère, ce que la lettre d'Elda me confirmait : ils étaient dotés d'une magie incroyable, plus démesurée encore que la sienne, et son ampleur était telle qu'ils avaient déclenché une malédiction à leur naissance. Des phénomènes graves avaient commencé à se produire un peu partout dans le royaume depuis deux ans : les récoltes avaient subi la grêle, l'hiver qui s'était éloigné de Valeria était revenu en force, et les accidents s'étaient multipliés dans l'entourage des princes jumeaux. Leur pouvoir était immense, incontrôlable. Elda ne voulait pas me mettre en danger et m'a demandé de rester chez moi. À la fin de sa missive, elle m'écrivait qu'elle et son époux avaient peur qu'on ne leur retire leurs enfants, mais qu'ils se battraient jusqu'au bout pour les protéger. C'est la dernière lettre que j'ai reçu d'elle.
« Par la suite, j'ai eu vent de la condamnation des princes jumeaux, et c'est ainsi que j'ai su que Fye et toi aviez été emprisonnés, acheva Chitose à l'intention de son petit-fils. J'aurais voulu vous aider, mais que pouvais-je faire, seule ? Alors, j'ai décidé de vous attendre. J'ai espéré qu'un jour vous réussiriez à vous échapper et que le destin vous mènerait jusqu'à moi afin que je puisse vous protéger mieux que je n'avais protégé Elda et Freya. Aujourd'hui, je me rends compte qu'il est trop tard pour cela, car tu es devenu un homme … mais je suis heureuse, malgré tout, de t'avoir rencontré. »
Le silence retomba sur la salle à manger dans laquelle le temps semblait d'être arrêté. Même les flammes du foyer semblaient osciller plus lentement que de coutume, comme soumises à de nouvelles règles physiques dans lesquelles les minutes duraient une demi-heure. Fye, bouleversé, se répétait les mots qu'Elda avait adressés à Chitose dans sa dernière lettre. La suite, il la connaissait. Il savait pourquoi sa mère n'avait plus donné de nouvelles : rongé de culpabilité de les avoir mis au monde, elle avait mis fin à ses jours. Peu de temps avant, son père avait succombé à une grave maladie. Mais Chitose, elle, était demeurée seule dans cette grande maison. D'une voix enrouée, il parvint à murmurer :
– Merci de nous avoir attendus, mon frère et moi. C'était sans doute le plus cadeau que vous puissiez nous faire. Je … j'avoue que les mots de ma mère dans sa dernière lettre m'ont surpris.
– Pourquoi ?
– Elle et mon père semblaient si combatifs, si déterminés à nous protéger. Pourtant, mon père s'est laissé emporter par la maladie et … ma mère s'est suicidée.
– Elda ne s'est pas suicidée.
Les cinq compagnons sursautèrent et relevèrent la tête vers Chitose : dans les yeux de la vieille femme brûlait une conviction si profonde qu'elle en devenait presque dure.
– Elda ne se serait jamais suicidée. Elle n'aurait jamais abandonné ses enfants, tout comme je suis persuadée que ton père n'aurait jamais faire une chose pareille.
– Qu'insinuez-vous ?
– Qu'ils ne sont pas morts.
Les voyageurs fixèrent intensément Chitose, sans voix. Fye secoua la tête.
– Non, c'est impossible. Nos parents ont subi les effets de la malédiction que mon frère et moi avons déclenchée. Ils sont morts, j'en suis sûr.
– As-tu vu leurs corps ? Leurs tombes ?
– On … on ne nous a pas autorisés à assister à l'enterrement.
– Parce que personne n'a été enterré.
– Comment pouvez-vous en être aussi sûre ? demanda Kurogane.
– Parce que j'ai gardé ceci.
La vieille femme se leva et alla ouvrir un tiroir, dans le buffet. Elle en tira une feuille de papier, pliée et cachetée avec de la cire.
– Ceci est la dernière lettre que m'a adressée Elda.
Elle la déplia et les voyageurs constatèrent, stupéfaits, qu'elle ne contenait aucune ligne écrite.
– Le texte a disparu ? s'étonna Shaolan.
– Non.
Chitose passa sa main sur le papier, et à son contact, des mots apparurent, un à un, pour former des lignes, puis des phrases. Shaolan, Sakura et Kurogane écarquillèrent les yeux.
– C'est un sortilège, comprit Fye.
– Oui. Elda l'a appliqué sur sa lettre afin que personne ne puisse la lire à part moi. Or, Fye, tu sais comme moi que les sortilèges lancés par un magicien …
Les sourcils du mage se froncèrent.
– … ne disparaissent qu'à la mort de celui-ci.
