Bonjour à tous !

Me voilà de retour pour la suite ! J'ai encore un petit peu tardé, gomen (c'est la faute au pont de l'Ascension). Si le mystère des chapitres précédents vous a plu, je vous propose de vous défouler un petit peu avec nos héros dans ce chapitre plus ... actif.

Bonne lecture :)


Chapitre 14 - Dagda et les Fomoires

Au terme d'une descente qui leur parut interminable, Kurogane, Shaolan, Sakura et Mokona débouchèrent dans un espace où l'écho de leurs pas s'amplifia. Une obscurité totale avalait le lieu, les empêchant de distinguer les limites de la salle dans laquelle ils venaient de pénétrer. Shaolan augmenta l'intensité de sa sphère flamboyante qui leur révéla une caverne large de plusieurs centaines de mètres, avec une hauteur sous plafond impressionnante. Face à eux, une haute porte creusée dans la paroi constituait la seule issue qui leur permette de poursuivre leur route. De part et d'autre de cet accès, des dizaines de niches irrégulières trouaient la pierre, comme des tanières creusées à la main. Un noir de néant s'en échappait et éveilla dans l'estomac de Shaolan une sourde angoisse. Kurogane dégaina son sabre, signe qu'il ressentait lui-aussi l'aura malfaisante qui les enveloppait. Il jeta un œil par-dessus son épaule et croisa le regard des adolescents.

– On va traverser jusqu'à la porte. Soyez sur vos gardes.

Ils hochèrent la tête et le suivirent. À cet instant, des grognements rauques et des raclements de gorge humides résonnèrent tout autour d'eux. Les trois compagnons se figèrent tandis que Mokona, sur l'épaule de Sakura, se ratatinait sur lui-même. Les grondements gutturaux s'accentuèrent et une odeur saline chargée de relents de vase envahit leurs narines. Ils avaient brusquement l'impression d'être à proximité d'une plage à marée basse, sur laquelle des algues auraient pourri depuis des décennies. Ils comprirent que les grognements émanaient des tanières creusées dans la roche et virent des silhouettes se profiler hors des niches pour émerger de leur abri.

Kurogane songea qu'il avait vu beaucoup de monstres au cours de son existence, mais ceux-là remportaient sans aucune hésitation la palme d'or de la laideur. Le premier arborait une tête de vache, mais sa mâchoire, à double rangée de dents pointues, tenait davantage du requin. Des défenses semblables à celle d'un éléphant saillaient de part et d'autre de sa bouche effrayante et sa tête, énorme, était disproportionnée par rapport à son corps trapu et musculeux. Un pelage noir le recouvrait et il s'appuyait sur ses quatre membres à la manière d'un gorille. Mais surtout, au milieu de sa figure, un seul œil se posa sur le ninja. Kurogane tressaillit : un cyclope.

D'autres créatures toutes aussi hideuses se détachèrent de l'ombre : un colosse à la peau bleue et à la sa barbe grisâtre ouvrit un œil à la pupille rouge, exorbitée, qui balaya la grotte tandis qu'il préparait une hache. Un autre, complètement chauve et d'une maigreur rachitique, ne portait qu'un pagne pour tout vêtement et se déplaçait en étirant des jambes et des bras à l'élasticité digne d'une grenouille. Son unique œil, vert et vitreux, traduisait une avidité malsaine qu'accentuait la sortie récurrente de sa langue bifide hors de sa bouche. Un autre encore ressemblait à un hareng monté sur deux jambes bleues aux genoux cagneux et aux pieds palmés ; son iris était si noir qu'il ne se démarquait pas de sa pupille. À ses côtés, un poisson monstrueux dont la face rappelait celle d'une horrible lotte se dandinait sur des pattes de crocodile ; des cornes de bouc surmontaient sa tête. D'autres créatures continuèrent d'affluer, toutes plus abominables les unes que les autres, et toutes avec un seul œil. À cette vision unique s'associait parfois un seul bras ou une seule jambe, conférant un aspect grotesque à son propriétaire. Chaque monstre dégageait la puanteur de vase que les trois voyageurs avaient senti à leur arrivée.

Shaolan écarta les paumes et fit apparaître son épée, tandis que Sakura s'emparait du boomerang qu'elle gardait dans sa sacoche. Kurogane s'était déjà placé devant eux, katana levé.

– Ces créatures … qu'est-ce que c'est, exactement ? fit Sakura en resserrant sa poigne sur son arme.

– Aucune idée, dit Kurogane, et on ne va pas perdre de temps à le deviner. Manjuu, mets-toi à l'abri.

À cet instant, la vache à la posture de gorille, qui avait l'air d'être le chef du groupe, émit un rire rauque et humide.

– En voilà bien peu de politesse ! Nous n'avons pas le plaisir de recevoir souvent de la visite, alors vous pourriez au moins nous laisser nous présenter.

– Comme si on n'avait que ça à faire ! rétorqua Kurogane.

– Tu es vraiment insultant, mais qu'importe, je vais passer outre et répondre à la question de la demoiselle. Tu demandais ce que nous étions, jeune fille ? Sache qu'on nous appelait jadis les Fomoires ; nous sommes des démons des mers capturés par les souverains de Valeria qui nous ont envoyés croupir ici, dans les bas-fonds de leur château. Un kekkai nous empêche de sortir de notre trou et nous pensions être condamnés à l'oubli. Un jour cependant, le dernier roi, qui était devenu complètement fou, a décidé de faire de nous les gardiens de ce qu'il avait choisi d'enfermer dans les sous-sols de son palais.

– Le dernier roi ? Vous croyez qu'il parle de l'oncle de Fye ? fit Sakura.

– Sans doute, s'il était cinglé, acquiesça Kurogane.

– Qu'est-ce que le roi a enfermé sous le château ? demanda Shaolan.

– Nous l'ignorons. Tout ce que nous savons, c'est que le roi nous a ordonné de ne laisser personne traverser cette salle. Nous sommes contraints par un sortilège à lui obéir, mais rien ne nous interdit de dévorer les intrus qui osent s'aventurer ici. Après des siècles sans nous nourrir, vous comprendrez que nous ne laisserons pas échapper le beau festin que vous représentez.

– Vous ne sortirez pas d'ici vivants, renchérit l'homme-grenouille en faisant siffler sa langue.

– Ça, c'est ce que vous croyez, répliqua Kurogane.

Sans autre sommation, il attaqua : ces créatures le répugnaient, mais leur difformité ne l'empêcherait certainement pas de les vaincre. De plus, avec un seul œil, elles devaient présenter des réflexes moins développés que les êtres normaux. Il abattit sa lame en direction du cou de la vache-gorille, persuadé qu'elle réagirait trop lentement, mais la rapidité de réaction de son ennemi le déstabilisa : avant qu'il n'atteigne sa nuque, la bête avait bloqué son katana de son poing de gorille et tourna violemment la tête dans sa direction pour l'atteindre avec ses défenses d'éléphant. Kurogane prit appui sur son dos et bondit en arrière, mais l'une des défenses eut le temps de déchirer son manteau et d'érafler une partie de son ventre jusqu'à ses côtes. Il serra les dents : bordel, il avait visiblement trop présumé de la faiblesse de son ennemi.

– Faîtes gaffe, ils sont plus rapides qu'ils n'y paraissent ! cria-t-il à Shaolan et Sakura.

La vache-gorille le toisa avec amusement et déclara :

– Tu croyais nous vaincre si aisément ? Plusieurs centaines de soldats de Valeria ont dû s'allier pour nous capturer, tu ne t'en tireras pas aussi facilement.

– Ça tombe bien, j'aime les défis.

Il s'élança de nouveau, sabre levé, et courut droit devant lui ; la vache-gorille prépara ses défenses, mais cette fois, le ninja contourna le Fomoire au dernier moment et se baissa au ras du sol pour taillader ses mains et ses pieds. Sans appui, le monstre perdrait l'équilibre et alors il pourrait l'achever. Effectivement, la créature vacilla, mais pas suffisamment pour le faire chuter, et avant que le ninja n'ait pu la tuer, elle lui envoya un coup de poing d'une violence monumentale. Kurogane alla heurter l'une des parois de la caverne et grogna quand la douleur irradia dans son dos, tandis qu'il sentait sa plaie aux côtes s'élargir. Du sang tomba sur la pierre, mais ce n'était rien comparé à celui que le ninja sentait bouillir dans ces veines : décidemment, ce monstre informe commençait à l'énerver. Il allait le mettre au tapis, et sans tarder.

Pendant ce temps, des dizaines de Fomoires encerclèrent Shaolan et Sakura pour lancer l'assaut tous en même temps. Plus petits que leur chef, ils étaient tout aussi tenaces : l'homme-hareng se jeta contre Shaolan, qui ne comprit la dangerosité de ses nageoires que quand celles-ci coupèrent net un pan de son manteau : cette créature avait des rasoirs sous ses ailerons ! S'il approchait trop près, il se ferait trancher en deux. Il leva son épée pour parer la nouvelle attaque du poisson humanoïde, mais celui-ci enchaîna les mouvements avec une vitesse déconcertante et Shaolan sentit une longue plaie s'étirer sur sa joue. Il recula d'un bond tout en portant la main à son visage : le sang dégoulinait sur sa peau alors qu'il n'avait même pas senti la lame le blesser. La douleur s'aviva comme une brûlure, mais heureusement, il avait évité le pire, car pour un peu le monstre aurait atteint son œil. Il remarqua alors que si l'homme-poisson possédait une force incroyable dans ses nageoires, ses genoux cagneux fragilisaient ses jambes : c'était là qu'il devait frapper. Il attaqua frontalement, et le hareng leva ses ailerons, prêt à contre-attaquer : ses écailles plus dures que le métal heurtèrent l'épée de Shaolan, qui crissa, mais le jeune homme tint bon, se rapprocha, et quand il fut à bonne distance, envoya un coup de pied bien placé dans les genoux du monstre : celui-ci gémit et ses jambes flageolèrent. Shaolan en profita et trancha ses deux nageoires, pour empêcher définitivement le monstre de riposter. Puis, quand il vacilla, il coupa sa tête d'un geste sec. L'adolescent se redressa, soulagé : un de moins ! Le combat ne faisait toutefois que commencer, et un autre Fomoire se rua aussitôt vers lui : c'était l'immense lotte aux cornes de bouc et aux pattes de crocodile. Elle ouvrit une gueule géante de dents acérées. Shaolan raffermit sa prise sur son épée, sauta et abattit sa lame sur son dos : à sa grande stupeur, son arme s'enfonça dans le corps visqueux du poisson qui se déforma pour absorber le coup sans subir la moindre blessure. Profitant de son hébétude, la lotte lui asséna un coup de griffes de l'une de ses pattes de crocodile. Shaolan leva son bras pour se protéger et sa peau se couvrit de lacérations. Il retomba au sol, se releva et recula en serrant les dents : il s'était montré imprudent, il ne devait plus laisser ces monstres le blesser s'il ne voulait pas perdre trop de sang. Cependant, si le corps de cette chose résistait à son épée, il se demanda comment il pourrait en venir à bout.

De son côté, Sakura réussissait à repousser les monstres grâce à son boomerang sans pouvoir les achever. Le Fomoire à l'apparence de colosse bleu, qui avait jusqu'alors observé le combat à distance, s'avança dans sa direction, hache levée et son œil rouge dardé sur elle. Sakura fit un pas en arrière et fronça les sourcils : elle devait lui enlever son arme, sinon il la tuerait en quelques secondes. Elle pinça les lèvres et visa son bras : le boomerang frappa le monstre à l'intérieur du coude, juste là où elle le voulait, ce qui fit crier le géant de douleur. Il lâcha son arme, que la jeune fille récupéra d'une main preste. Fou de rage, le monstre chargea alors dans sa direction. La jeune fille resserra sa main sur la hache, le cœur battant : elle s'était entraînée au lancer de couteaux à Clow, elle y avait même montré une certaine habileté, c'était le moment de voir si cet entraînement avait servi. Elle visa pendant une petite seconde, puis lança la hache droit devant elle, le bras bien tendu : l'arme tournoya dans les airs à toute vitesse et avant que le géant n'ait pu esquisser un geste, la lame se ficha dans sa poitrine. Il se figea, son œil rouge exorbité : il ne s'attendait pas du tout à une telle réplique. Son torse se tâcha de rouge et il vacilla, en faisant trembler tout le sol de la caverne.

Kurogane bataillait toujours contre la vache-gorille, mais il avait cependant réussi à la priver de l'une de ses défenses d'éléphant. S'il ne pouvait pas l'achever d'un coup, il avait décidé qu'il la taillerait en pièces. Il la blessa donc au ventre, au visage, et enfin il put lui couper une main. Le Fomoire hurla et avant qu'il ne se ressaisisse, le ninja abattit sa lame sur son cou. Sa tête roula au sol et Kurogane, avec un sourire sombre, reprit le combat contre d'autres démons.

La monstrueuse lotte aux cornes de bouc offrait une résistance sans faille à Shaolan, qui se demandait s'il finirait par trouver le point faible de cette créature. Son bras droit le faisait de plus en plus souffrir, la blessure du monstre était visiblement plus profonde qu'il ne le pensait. Il craignait de ne pouvoir manier son épée avec dextérité pendant longtemps. Il devait absolument trouver quelque chose : il bondit, leva son arme et entailla la joue pendante du gros poisson. Cette fois-ci, le sang jaillit et mit la créature dans une fureur incroyable. Shaolan se réceptionna au sol et haussa les sourcils : se pouvait-il qu'il ait trouvé son point sensible… ? Afin de vérifier sa théorie, il prit de l'élan et s'élança. La lotte hideuse ouvrit grand sa bouche garnie de deux rangées de dents et baissa la tête, prête à se défendre. Au dernier moment Shaolan s'accroupit au ras du sol pour éviter ses cornes et leva son épée à la verticale : la lame se planta dans le palais de la créature, qui hurla. Sa bouche, recouverte d'une peau différente de celle de son corps, ne disposait pas de la même capacité d'absorption des coups. Du sang gicla et la bête s'effondra aussitôt, vaincue.

Alors qu'il se relevait, un cri de détresse lui glaça les entrailles. Il se retourna, saisi de panique : Sakura ! Le Fomoire aux membres élastiques comme une grenouille s'était jeté sur le dos de la jeune fille, et de ses bras, il tentait de l'étrangler tandis que ses jambes empêchaient la princesse de se débattre. Le jeune homme voulut lui porter secours, mais un nouveau monstre lui barra la route. Kurogane entendit également le cri de la princesse, et vit que Shaolan avait reçu plusieurs blessures. Ils devaient mettre fin à ce combat, et vite. Il se concentra et chargea son sabre de tout son qi, puis, il le leva au niveau de son visage et abaissa la lame en direction des démons.

Hama Ryu-o Jin !

La vague d'énergie, fulgurante et mortelle, balaya toute la grotte. Les Fomoires hurlèrent de terreur et en quelques secondes, l'attaque dilacéra leur corps. La lumière aveuglante s'éteignit et le silence retomba sur la caverne. Seule la boule de feu de Shaolan éclairait encore le sol jonché de cadavres de démons.

– Mouais, il a peut-être fallu des centaines de soldats pour les enfermer, mais à mon avis ils n'avaient jamais rencontré un bon épéiste, marmonna Kurogane en rengainant son katana.

Il rejoignit Shaolan et Sakura, tandis que Mokona, qui s'était mis à l'abri durant la bataille, revenait vers eux en bondissant.

– Shaolan, Kuro-pon ! Vous êtes blessés !

– Ce n'est rien, dit Shaolan en levant l'avant-bras où les griffes de crocodiles avaient laissé leur marque. Ça ralentit juste mes mouvements lorsque je manie mon épée.

– Kurogane, ton manteau est tout tâché de sang, souffla Sakura d'une voix inquiète. Est-ce que … est-ce que ça va aller ?

– Ouais, t'en fais pas. Je crois pas que l'entaille soit très profonde. Au fait, joli lancé de hache.

– Ah, euh … merci ! balbutia Sakura, surprise de recevoir un compliment sur sa manière de se battre.

– Il faut continuer, dit Shaolan. Grâce aux Fomoires, nous savons maintenant que quelque chose est bien caché dans les sous-sols du château. Reste à savoir s'il s'agit de la mère de Fye … ou d'autre chose.

– Allons voir ça, déclara Kurogane.

La porte au fond de la caverne s'ouvrit sans difficulté : la véritable barrière résidait dans la puissance des Fomoires qu'ils avaient éliminés. Guidés par la sphère flamboyante de Shaolan, ils continuèrent leur route.

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Lorsque Fye arriva au pied des escaliers, il se retrouva face à des ténèbres plus épaisses qu'une teinture de noix de galle. Il éleva la torche qu'il avait prise pour éclairer son chemin et fronça les sourcils : malgré le halo lumineux, il ne distinguait rien, aucun relief, aucune limite à la salle – ou le couloir ? – dans lequel il venait de pénétrer. Il traça rapidement quelques runes lumineuses du bout du doigt et lança le sortilège dans les airs : les caractères chatoyèrent d'une lueur bleutée, mais ne lui révélèrent aucun mur, aucun objet qui aurait pu lui donner un indice sur le lieu qui l'entourait. Ses lettres magiques n'illuminaient que le sol dont les délimitations se perdaient dans l'obscurité : il aurait très bien pu se trouver au bord d'un précipice. Ce vide opaque réveillait en lui un sentiment d'oppression particulièrement désagréable. Si de l'eau suintait dans l'escalier, aucun bruit ne troublait la noirceur devant lui. Seule l'odeur d'humidité lui confirmait qu'il se trouvait toujours sous terre, quelque part sous le château de Valeria. Faire un pas de plus lui donnait l'impression qu'il allait se dissoudre dans cet abysse sans pouvoir se débattre. Il s'accroupit et posa une main sur le sol : une lumière phosphorescente apparut sous ses doigts et se propagea lentement sur la pierre, comme une vague de glace. Si elle n'atteignit pas les limites de la salle, elle lui permit néanmoins de découvrir qu'il se tenait dans une vaste grotte de plan circulaire, si haute de plafond qu'il ne discernait pas la voûte au-dessus de sa tête. Heureusement, il ne distingua aucun précipice.

Soudain, un rectangle blanc se dessina devant lui, comme une carte à jouer tirée de la manche d'un prestidigitateur. En plissant les yeux, Fye comprit qu'il s'agissait d'une porte, si éloignée qu'elle paraissait presque irréelle. Il eut un petit sourire : la règle du jeu était très simple. Pour poursuivre sa route, il devait traverser cette caverne étouffante et atteindre l'unique issue qu'on lui offrait. Il prit son courage à deux mains et avança avec prudence. Tous ses sens étaient en éveil et ses muscles se tendirent, parés à réagir au moindre mouvement suspect.

Au début, rien ne se produisit ; seul le silence accompagna ses pas. Il avait presque parcouru la moitié de la grotte quand brusquement une lueur attira son regard, un peu sur sa gauche. Le temps qu'il tourne la tête, la chose avait disparu. Son front se plissa : il aurait juré avoir vu … une roue suspendue dans le vide. Avait-il rêvé ? Hallucinait-il ? Une aura étrange enveloppait toute la grotte d'une magie pesante, qu'il avait sentie dès son arrivée. Cette force n'émanait pas d'un être humain, il en aurait mis sa main à couper ; celui qui la générait pouvait-il créer des illusions pour le déstabiliser ? À ce moment, il entendit distinctement le bruit d'une roue de bois en rotation, accompagné du cliquetis d'un moyeu. Il se figea, leva une main pour lancer à sort et tendit l'oreille. Cependant, le silence était retombé sur la caverne, un silence encore plus dense, plus impénétrable que celui qui l'environnait quelques instants plus tôt.

Au même instant et sans crier gare, quelque chose le frappa dans le dos avec une violence inouïe. La douleur, lancinante, remonta jusqu'au niveau de son épaule droite et lui coupa le souffle : un coup de fouet. Fye bondit en arrière et recula de plusieurs pas, tandis que le sang imprégnait déjà sa tunique : il n'avait absolument pas senti le coup venir. Ou plutôt, il n'avait pas entendu le fouet claquer dans les airs, ce qui l'avait empêché de parer l'assaut. À présent qu'il y pensait, il n'avait pas non plus entendu le son de l'arme s'abattre sur son dos : seule la douleur l'avait averti de la blessure qu'il venait de subir. Il se rendit alors compte qu'il ne percevait plus le souffle rauque de sa respiration, ni le raclement de ses pas sur le sol de pierre. Pressentant avec terreur ce qui était en train de se passer, il leva ses mains devant lui et les frappa l'une contre l'autre : rien, il n'entendait absolument rien. Il était brusquement devenu sourd, ce qui expliquait qu'il n'ait pas pu contrer le coup de son adversaire. Le cœur battant à tout rompre, il s'efforça de ne pas paniquer : même sans ouïe, il lui restait la vue, son instinct et ses pouvoirs magiques. Il devait les utiliser pour se protéger et arriver le plus vite possible à la porte de l'autre côté de la caverne. Il détecta alors un bref éclat à la périphérie de sa vision et sut que celui qui l'avait attaqué revenait à la charge. Il créa à toute vitesse un sortilège que le fouet lacéra à son passage comme un nuage de fumée. Le magicien serra les dents : qui que fût le propriétaire de cette arme, il s'agissait de quelqu'un de puissant. Le fouet fusa et grâce à son instinct, Fye évita le coup. Une fois, deux fois, trois fois. Sa blessure au dos le fatiguait, il sentait le sang couler entre ses omoplates et il avait conscience que même si ses autres sens étaient affûtés, la perte de son ouïe le désavantageait. Au quatrième assaut, il matérialisa un cercle de runes qui généra une sphère protectrice autour de lui afin de s'accorder un bref répit. Le fouet s'acharna sur la paroi transparente, l'endommagea peu à peu sans réussir à la détruire. La respiration entrecoupée par l'effort, Fye reprit son souffle en se demandant si le bouclier pourrait l'accompagner jusqu'à la porte de sortie ; probablement pas.

Au même moment, une silhouette apparut à quelques mètres de lui, nimbée de lumière : c'était un homme âgé et musclé, vêtu d'une longue robe d'un bleu sombre. Ses cheveux et sa longue barbe, d'un blanc immaculé, lui donnaient des allures de druide. Il tenait un bâton pourvu de feuilles, dont l'extrémité se transformait en une liane souple qui retombait à ses pieds : le fouet avec lequel il l'avait frappé. Une étrange aura enveloppait son corps, différente de celles des humains.

– Qui êtes-vous ? lui cria Fye, sans être bien sûr de sa diction, car il n'entendait pas le son de sa voix.

Le vieillard sourit et ouvrit à son tour la bouche : les mots qu'il prononça ne parvinrent pas aux oreilles du mage, mais résonnèrent brusquement dans sa tête avec un écho menaçant.

– Je me nomme Dagda. Je suis le dieu de la guerre et de la magie du peuple de Valeria, et la divinité tutélaire de ses rois. En échange de dévotions, le dernier souverain m'a demandé de garder cette grotte et ce qui se trouve au-delà. J'accomplis son souhait.

Fye cligna des yeux : un dieu. Voilà pourquoi l'aura qu'il détectait autour de cet être n'avait rien d'humain. Ce Dagda avait évoqué le dernier roi de Valeria, il ne pouvait s'agir que de son oncle. Qu'avait bien pu enfermer ce vieux dément au-delà de cette grotte ?

– Ce que vous gardez … c'est un être humain ? demanda-t-il mentalement à Dagda.

– Oui.

– Une femme ?

– En quoi cela t'intéresse-t-il ?

– Je veux être sûr de ne pas perdre mon temps en vous affrontant.

– Je te trouve bien insolent pour un mortel. Tu n'as pas la moindre chance contre moi, t'en rends-tu compte ? Je suis un dieu.

– Dommage pour vous, j'ai appris depuis peu que moi aussi je tire mes pouvoirs d'une divinité. Vous êtes sans doute fort, mais je pense pouvoir vous battre.

Les yeux du dieu se réduisirent à deux fentes.

– Tu es l'un de ses fils, n'est-ce pas ?

– De qui parlez-vous ?

– De la femme prisonnière au bout de cette caverne. Elle et ses fils représentaient un danger mortel pour le royaume de Valeria, c'est pourquoi j'ai accepté d'empêcher l'accès à sa prison.

Fye cilla : pas de doute, Dagda parlait de sa mère. Cela signifiait qu'elle se trouvait bien enfermée dans les sous-sols du château et qu'elle était toujours en vie. Il devait à tout prix traverser cette grotte, mais le dieu ne semblait pas l'entendre de cette oreille.

– Toi, tu devrais être mort dans cette vallée qui inhibait tes pouvoirs.

– Désolé de vous contrarier.

– Je vais réparer cette erreur. Sans ouïe, tu ne pourras pas me résister longtemps.

Dagda déplia son fouet et frappa le bouclier de Fye, encore et encore. La paroi, fragilisée, ne tarda pas à se fissurer. Le mage recula, mais l'arme souple atteignit le bouclier qui clignota d'une lumière pâle intermittente : il ne tiendrait plus longtemps. Fye esquiva, mais trop tard, et un nouveau coup acheva de briser la sphère qui se résorba sur elle-même. Il eut tout juste le temps de s'écarter pour échapper à une nouvelle blessure. Même s'il avait affirmé que son pouvoir surpassait celui du dieu, il devait admettre que ce Dagda possédait une puissance bien supérieure à celle des humains, et même à celle d'excellents magiciens qu'il avait affrontés. Il disait être le dieu de la magie, pourtant il n'avait pas encore employé de sortilèges à son encontre, à l'exception de celui qui l'avait rendu sourd. Car Fye était maintenant persuadé que sa surdité n'était que temporaire, générée par un sort qui devait émaner d'un objet magique que le dieu utilisait pour exercer ses pouvoirs. Juste avant de perdre l'usage de ses oreilles, il se rappela qu'il avait entendu un bruit de roue … oui, cela devait être ça. Une roue ensorcelée, qui devait servir de réceptacle aux pouvoirs magiques du dieu. Pour retrouver ses facultés, il devait la trouver et la briser. Si la roue concentrait les pouvoirs de Dagda, elle devait émettre une énergie conséquente. Fye n'eut pas à beaucoup chercher pour la localiser : elle se cachait dans l'ombre, derrière le dieu.

Le mage traça de nouvelles runes et tenta une offensive dans cette direction, mais le fouet, fulgurant comme un éclair, arrêta net son attaque. Décidément, il allait devoir ruser. Par chance, Dadga avait l'air de penser que c'était lui qu'il voulait atteindre avec ses runes, et non sa roue. Le druide continuait de croire qu'il n'avait pas compris son stratagème et Fye en profita. Il l'attaqua de tous les côtés, à droite, à gauche, pour le convaincre qu'il était bien la cible de ses assauts et l'obliger à se placer dans une position défensive. Puis, dès qu'une ouverture se présenta, il visa de nouveau à gauche en direction de la roue. Cette fois, les runes passèrent à travers le barrage du fouet et une gerbe d'étincelles magiques jaillit de l'obscurité, signe que le sortilège avait atteint son but.

Brusquement, le mage entendit de nouveau sa respiration, le raclement de ses pas, ceux de Dagda, et le sifflement du fouet du dieu dans les airs. Il sourit : il avait réussi, il avait récupéré son ouïe. Le vieillard gronda, rempli de rage :

– Misérable, tu as donc deviné quelle est la source de mon pouvoir … mais je ne te laisserai pas t'en tirer aussi facilement.

À cet instant, la roue du dieu émergea de l'ombre : ses huit rayons et ses jantes brillaient d'une clarté qui attira immédiatement le regard du mage, mais lorsqu'il tourna la tête la lumière l'aveugla et le contraignit à fermer les yeux un bref instant. Lorsqu'il les rouvrit, il constata avec stupeur qu'il ne voyait plus rien, comme si l'obscurité de la grotte avait déteint sur son regard. Cette fois, il comprit tout de suite ce qui lui arrivait : outre l'ouïe, la roue de Dadga avait visiblement le pouvoir de priver de la vue. Décidément, il allait devoir détruire cet objet une bonne fois pour toutes. Un petit sourire étira alors ses lèvres : ne percevoir aucun son l'avait désarçonné, il le reconnaissait, mais pour la vue, c'était différent. Il avait été borgne durant plusieurs mois et son corps avait acquis, au cours de cette période, des réflexes afin de compenser son handicap. Il n'avait perdu ni en rapidité ni en force ou en précision à l'époque, et les capacités qu'il avait développées demeuraient gravées dans sa mémoire ; elles ne demandaient qu'à être réactivées en cas d'urgence. Aussi, lorsque le fouet du dieu le frôla à nouveau, il n'eut aucun mal à l'esquiver. Il percevait toujours, grâce à son instinct de magicien, la présence de la roue, il devait donc réussir à slalomer entre les assauts de Dagda pour la détruire. Il n'avait pas le temps de dresser un bouclier pour se protéger : sa blessure dans le dos le tiraillait, mais il ferait avec. Se fiant aux sons qui l'entouraient et à l'aura de la roue, il passa donc à l'offensive et fonça vers la gauche. Le sifflement du fouet résonna aussitôt et il se baissa, se releva, se baissa à nouveau, zigzagua pour échapper aux coups de l'arme. Le fouet ne l'atteignit qu'à de rares occasions et l'érafla plus qu'il ne le blessa. Sa souplesse décontenança Dagda : ce jeune homme n'était pas seulement un excellent magicien, c'était aussi un combattant aux capacités physiques aiguisées. Il évitait tous les coups, et ce malgré la force qu'il y mettait. Plus inquiétant encore, Dagda le vit se rapprocher de la roue et il comprit que même dépossédé de la vue, il pouvait la localiser et s'orienter pour l'atteindre.

Le dieu tendit la main vers son objet magique et la roue se mit à tourner sur elle-même, d'abord lentement, puis de plus en plus vite, si vite qu'on ne distingua bientôt plus ses rayons. Des faisceaux de lumière en jaillirent, courbes et tranchants comme des lames de sabre. Si Fye ne put les voir, il perçut le dégagement d'énergie inhérent au sortilège et le son des lames dans l'air. Il tendit aussitôt la main devant lui et traça une série de runes pour se protéger à toute vitesse : les lettres tournèrent autour de lui telle une barrière protectrice sur laquelle les lames ricochèrent. La roue de Dagda cessa alors son mouvement et ses rayons s'éteignirent : son pouvoir faiblissait. Fye serra les dents : c'était le moment ! Il lança droit devant lui une ligne de runes, qui fusa vers la roue en scintillant. Quand les lettres touchèrent les jantes de la roue, des éclairs en jaillirent, crépitèrent, comme si l'objet se révoltait contre la magie qui l'attaquait de toutes parts. Les doigts de Fye se crispèrent pour continuer d'alimenter ses runes en magie : la roue résistait, mais il tint bon, et bientôt, il sentit qu'elle cédait sous la force de son sortilège. Les rayons se brisèrent net avec un craquement de bois mort : au même moment, Fye cligna des yeux et il distingua de nouveau les contours de la grotte, ses mains et les dernières runes de son sortilège qui se dissipaient dans une brume bleutée. Dagda, lui, fixait sa roue magique : elle s'était renversée au sol et de ses rayons s'élevait un filet de fumée. Ses yeux étaient écarquillés de stupeur, comme s'il ne parvenait pas à croire qu'un simple mortel, aussi puissant soit-il, ait pu vaincre la source de ses pouvoirs. Il se retourna vers Fye, qui se mit aussitôt sur la défensive.

– Vous voulez encore vous battre ?

Un tic furieux agita la barbe du dieu, il serra les poings. Pendant un instant Fye crut qu'il allait se jeter sur lui, mais finalement il se ravisa :

– Non. Je ne voulais pas le croire tout à l'heure, mais je constate que tu disais vrai lorsque ton pouvoir dépasse le mien. J'ignore comment tu es entré en possession d'une telle quantité de magie, mais une chose est sûre : elle surpasse de loin ce qu'un humain peut maîtriser. L'être qui t'a octroyé ce pouvoir a condamné ton existence, sois-en sûr, et par-là même celle du royaume de Valeria. Alors, fais ce que tu veux.

– Pardon ? Vous voulez dire … que vous n'allez pas m'arrêter ?

– Je n'ai plus rien à faire ici. Je vais rejoindre les autres divinités de Valeria et j'attendrai le jour où, consumé par ton pouvoir, tu mourras. Alors, je reviendrai sur ces terres, s'il reste un être humain encore en vie pour me vénérer à ce moment-là.

Fye fixa intensément le dieu, sans rien dire. Des rouleaux de lumières enveloppèrent soudain Dagda, comme les vagues d'une mer de clarté. Lorsque les ondes retombèrent, le dieu avait disparu. Fye fronça les sourcils, tandis que les dernières paroles de la divinité résonnaient en lui. « Le jour où, consumé par tes pouvoirs, tu mourras. » Il secoua la tête : il n'avait pas le temps de penser à ça. Il se retourna vers la porte de sortie qui brillait toujours d'une intense lueur blanche. Il la rejoignit sans que personne ne lui barre le passage et poussa le battant.