Bonsoir à tous !

J'ai un peu tardé à mettre en ligne le nouveau chapitre, mais il est plus long que d'habitude, donc j'espère que ça compensera ;) Après la bataille devant le palais de Valeria, je vous propose un chapitre un peu plus calme pour vous remettre - et permettre aux personnages de se remettre - de leurs émotions.

Ah oui, et je me suis rendue compte en relisant en diagonale certains des chapitres déjà publiés de cette histoire qu'il restait parfois des fautes/fautes de frappe (ou parfois un mot manquant/mot en trop dû à différentes réécritures), je les ai corrigés. Toutefois, j'ai beau me relire plusieurs fois avant de publier, j'ai l'impression qu'il y a toujours des erreurs qui m'échappent, et comme je n'ai pas de bêta-lecteur, je n'ai personne pour me taper sur les doigts pour ce qui reste. Donc si vous voyez des coquilles, pardon par avance !

Bonne lecture !


Chapitre 17 - Trêve

Mokona ouvrit grand la bouche et recracha successivement tous ses passagers ainsi que les quatre chevaux qu'il avait avalés. Dans une cacophonie de cris et de hennissements, tous atterrirent pêle-mêle sur un pavé humide. Les animaux, terrorisés, n'osèrent plus bouger une patte, tandis que les humains, allongés à terre, reprenaient lentement leur souffle. Leur cœur battait encore la chamade des combats qu'ils avaient menés et il leur fallut plusieurs secondes afin d'assimiler ce qu'il venait de se passer. Aussi improbable que cela leur paraisse, ils venaient d'échapper à Gowan, Moira et leurs centaines de soldats grâce à … Mokona. Si leur transporteur interdimensionnel ne s'était pas brusquement activé, ils se trouveraient encore sur le champ de bataille, blessés et dans une situation inextricable.

Malgré tout, Kurogane pesta intérieurement : il n'avait pas pu achever son duel contre Gowan ! Avec l'aide du mage, il auraient pourtant bien fini par lui faire sa fête, il en était persuadé. Enfin bon, dans leur état, ils auraient tout aussi bien pu tomber dans les pommes avant d'atteindre leur objectif. Tant pis, ce serait pour une prochaine fois, même s'il avait du mal, en cet instant, à calmer sa frustration. Près de lui, Sakura s'était déjà précipitée vers Shaolan pour s'assurer qu'il allait bien et le mage se redressait à son tour, encore étourdi par les vapeurs de poisons qu'il avait inhalées.

Sauvés par Mokona … qui l'eût cru, hein, Kuro-chan ?

Comme tu dis … si Blanche-Neige commence à nous sauver la mise, on ne pourra plus terminer un duel tranquille !

Kurogane pourrait montrer un peu plus de reconnaissance à Mokona ! protesta la boule de poils en sautant sur ses genoux. Sans Mokona, Fye et toi seriez dans les choux !

Les choux ? C'est toi qui vas finir dans les choux, manjuu !

Kurogane se mit sur son séant, un peu trop brusquement, et sa blessure se rappela à son bon souvenir. La vache, c'est vrai qu'il avait perdu tout ce sang …

Mieux vaut éviter de te forcer pour le moment, lui glissa Fye avec un sourire.

Mouais, ça me semble une bonne idée.

À quelques mètres d'eux, le mage aperçut ses parents, indemnes mais médusés d'avoir été transportés dans la bouche d'une créature aussi petite que leur boule de poils. Un sentiment de soulagement envahit le magicien et il s'autorisa alors à regarder autour de lui, tout comme ses amis avaient commencé à le faire.

Les montagnes enneigées, la capitale en ruines de Valeria, le palais des souverains, tout avait disparu. Ils se trouvaient à présent au beau milieu d'une ruelle bordée de chalets perpendiculaire à une avenue plus passante. La température demeurait froide, un nuage de buée s'élevait de leur bouche à chacune de leur expiration et le pavé glacé engourdissait leurs doigts. Des restes de neige parsemaient le sol, mais le temps paraissait ici beaucoup plus clément qu'à Valeria. Shaolan fronça les sourcils : ces chalets aux toits pentus, ces rues, les vêtements des habitants, les montagnes qui entouraient le bourg … tous ces éléments lui semblaient familiers, trop familiers même. Et brusquement, tous comprirent pourquoi.

Nous n'avons pas changé de dimension, souffla Sakura.

Non, confirma Fye, nous sommes revenus …

… à Tirmeíth, acheva Shaolan.

La ville de laquelle on est partis ? dit Kurogane. Blanche-Neige, qu'est-ce que c'est que ce bazar ? Tu peux nous transporter à l'intérieur d'un même monde, maintenant ?

Mokona ne sait pas … Mokona sait seulement que la magie qui l'a envahi avant de déployer ses ailes n'était pas comme d'habitude.

Pour le moment, il faut nous soigner, dit Shaolan. Essayons de retrouver l'homme qui nous avait loué son chalet, peut-être est-il encore disponible …

Sinon, je peux vous proposer ma maison, intervint soudain une voix.

Tous les voyageurs se retournèrent et découvrirent une petite silhouette qui se tenait à quelques mètres d'eux : il s'agissait d'un homme à la taille d'enfant, vêtu d'un long manteau blanc. Il tenait un haut bâton dont la tête proéminente évoquait un aigle.

Clef ! s'exclama Shaolan en le reconnaissant.

Il s'agissait bien du mage que Fye avait affronté lors de sa participation au tournoi. C'est de sa bouche qu'ils avaient appris qu'ils se trouvaient aux portes du royaume de Valeria et c'est suite à cette conversation qu'ils avaient décidé d'entreprendre leur voyage. Puis, les évènements s'étaient enchaînés, ils avaient subi une première attaque des créatures à forme humaine, rencontré la grand-mère de Fye et poursuivi leur périple jusqu'à la capitale de Valeria. Kurogane se rappela que Clef avait affirmé avoir servi la famille royale de Valeria pendant près de soixante-dix ans et il songea que décidément, ce gars était bien conservé pour son âge. Avait-il senti qu'ils étaient de retour à Tirmeíth grâce à l'aura de Fye ? À celle de sa mère ? Reconnaissait-il les parents du mage ? Apparemment oui, car c'est dans leur direction qu'il s'avança en premier.

Vos altesses, je suis très heureux de vous revoir et soulagé que vous soyez en bonne santé, dit-il en s'inclinant avec respect. Je savais que ce jour viendrait, et …

Il n'eut pas le temps de finir sa phrase, car les yeux d'Hideki venaient de s'écarquiller. La stupeur qui passa brièvement sur son visage se transforma rapidement en une colère noire. Il bondit sur ses pieds avec fureur, se plaça devant Chii dans une attitude protectrice et adressa un regard si hostile à Clef que le mage blanc s'arrêta immédiatement.

Vous ! Comment osez-vous vous présenter devant nous, après ce que vous avez fait ? Vous mériteriez que je vous …

Il fit un pas en direction du magicien, mais Chii se leva et le retint par le bras.

Non, attends !

Mais Chii, cet homme, il a …

Je sais ! Mais écoute-moi, je dois t'expliq…

La jeune femme ne put terminer sa phrase, car un violent vertige lui monta soudain à la tête et l'obligea à fermer les yeux. Le malaise la fit vaciller et Hideki la rattrapa de justesse avant qu'elle ne s'effondre. Shaolan, Sakura, Fye et Kurogane les entourèrent aussitôt, inquiets, mais la mère de Fye rouvrit presque immédiatement les yeux.

Ne vous inquiétez pas, je vais bien … je crois simplement que tous ces évènements m'ont fatiguée.

Son mari lui sourit doucement tandis qu'autour d'eux, les quatre voyageurs avaient formé un cercle protecteur qui empêchait Clef d'approcher. Celui-ci demeura à distance, mais réitéra sa proposition sans se laisser impressionner :

Je comprends tout à fait les griefs que vous nourrissez à mon égard, votre altesse. Cependant, si vous acceptez le gîte que je vous offre, je répondrai à toutes vos questions.

Le père de Fye lui adressa un regard plein de défiance, mais Chii posa une main apaisante sur le bras de son époux.

Hidekimême si tu ne comprends pas tout, il est de notre côté … s'il te plaît, fais-moi confiance.

Le prince dévisagea ses traits fins, ces traits qu'il aimait tant, puis il soupira et se retourna vers le mage blanc.

Très bien. Mais sachez que je n'accepte votre proposition que par respect pour ma femme, Clef.

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Avec un sourire, Sakura borda doucement Mokona dans le panier qu'elle avait garni d'une chaude couverture. Sans être aussi spacieux que celui qu'ils avaient précédemment loué, le chalet de Clef disposait tout de même de trois chambres avec deux lits chacune, d'un grand salon avec cheminée et d'une cuisine avec un poêle en fonte. Pour les cinq voyageurs qui venaient de passer trois semaines dans les montagnes de Valeria, un tel confort confinait au luxe. Hideki avait emmené Chii dans la première chambre pour lui permettre de se reposer, Sakura, Shaolan et Mokona avaient pris possession de la deuxième, tandis que Fye et Kurogane s'étaient installés dans la dernière. Leur hôte avait mis à leur disposition des bandages et des vêtements propres afin qu'ils puissent se changer.

À peine couché, Mokona avait sombré dans un profond sommeil, la bouche entrouverte et les oreilles repliées le long de son corps.

On dirait que son dernier voyage l'a épuisé, souffla Sakura.

C'est étonnant, on n'a même pas changé de dimension, remarqua Shaolan. Ça devrait lui demander moins d'efforts.

Oui, mais il a dit que l'énergie qui lui avait permis de nous transporter différait de celle qu'il ressentait habituellement. Tu crois qu'il serait en train de développer de nouvelles capacités ?

Je ne sais pas. Mokona est un être artificiel créé par Yuko et Clow et tout être artificiel a ses limites, mais lorsque je repense à mon clone, je reconnais qu'il avait des facultés d'apprentissage. Peut-être Mokona en possède-t-il, lui aussi ?

Oui, peut-être …

L'adolescent remarqua que le front de la jeune fille s'était plissé.

Quelque chose te tracasse ?

– Pas vraiment, c'est juste que … Mokona a transporté les parents de Fye sans qu'aucun d'eux n'ait payé de compensation à la Sorcière des Dimensions ou à Watanuki. Je me demande comment ils ont pu bénéficier de ses pouvoirs malgré cela.

Peut-être parce qu'il ne s'agissait pas d'un voyage interdimensionnel ?

Oui, c'est possible.

À cet instant, Clef frappa à leur porte : il avait fait bouillir de l'eau afin qu'ils puissent laver leurs blessures. S'ils le désiraient, ils pouvaient aller en chercher au rez-de-chaussée. Sakura acquiesça, s'empara du broc posé sur une commode et descendit les escaliers : Shaolan avait reçu plusieurs coups durant la bataille, il devait veiller à ce que les plaies ne s'infectent pas. Elle préleva un peu d'eau dans la marmite tiède, puis remonta les marches énergiquement. Une fois que le jeune homme se serait soigné, ils pourraient enfin prendre du repos sans craindre les dangers de Valeria. Après toutes les épreuves qu'ils avaient traversées, ils en avaient bien besoin : Sakura songea que même lors de ses entraînements au palais de Clow, elle ne s'était jamais battue aussi longtemps. L'endurance dont elle avait dû faire preuve face aux Fomoires, devant le pilier de glace qui retenait Hideki-sama prisonnier, puis face à l'armée qui les attendait à l'extérieur l'avait obligée à se surpasser et à présent elle se sentait exténuée. Concentrée sur son broc afin de ne rien renverser, elle ne rêvait donc que d'une chose, se laisser aller à une sieste réparatrice. Aussi ne s'attendait-elle pas, lorsqu'elle entra dans la chambre, à trouver Shaolan torse nu.

Sakura se figea sur le seuil, le regard fixé sur le jeune homme tandis que le feu lui montait aux joues. Shaolan fit volte-face à cet instant, piqua un fard et détourna aussitôt les yeux.

Ah, euh … pardon. J'aurais peut-être dû me mettre derrière un rideau, dans la pièce à côté …

Euhnon, non, tu peux faire ça ici, ça ne me gêne pas.

Tu es sûre ?

Oui, oui ...

Shaolan sentit son cœur cogner dans sa poitrine et ses joues rougir comme des braises ardentes. Pourquoi s'était-il dévêtu sans réfléchir ? Quand il ne voyageait qu'avec Fye et Kurogane, cela ne lui posait aucun problème, mais face à Sakura c'était une toute autre histoire. Il avait retiré sa chemise machinalement, épuisé des combats qu'il avait menés, sans se rendre compte de l'effet qu'il allait produire sur la jeune fille. Résultat, il avait l'impression d'avoir été plongé dans une étuve chauffée à plus de cinquante degrés, il n'entendait rien d'autre que l'écho de son cœur et il se serait déjà enfui dans la pièce adjacente si Sakura ne lui avait pas assuré qu'il pouvait rester … La princesse, qui tentait de faire comme si de rien n'était, s'agenouilla près du baquet posé au milieu de la pièce et y versa le contenu de sa cruche. Shaolan songea que si elle demeurait à cette distance, il devrait arriver à s'occuper de ses plaies.

Tu veux que je t'aide à soigner tes blessures ?

Shaolan sursauta. Pardon ?

Ça va aller, merci. Est-ce que tu peux juste … fouiller dans la sacoche que j'ai laissée près du lit ? Il doit avoir une petite bouteille avec une croix verte dessus … tu veux bien me l'apporter ?

Euh … oui, bien-sûr !

Voilà, comme ça, elle était occupée, loin de lui. En reprenant son souffle, Shaolan s'avança vers la bassine d'eau pour se rafraîchir. Il était loin de se douter que le trouble de Sakura était aussi grand que le sien. Tout en s'accroupissant près de la besace, la princesse se sermonna intérieurement. Pourquoi avait-elle proposé son aide à Shaolan ? Rien qu'à l'idée de toucher sa peau, ses bras se couvraient de chair-de-poule. Elle retourna la sacoche d'une main fébrile et secoua énergiquement la tête pour refroidir ses sens. Elle trouva rapidement la bouteille que l'adolescent souhaitait : elle portait une étiquette imprimée dans une langue qu'elle ne comprenait pas.

Qu'est-ce que c'est ?

Du désinfectant, répondit le jeune homme d'une voix la plus dégagée possible. Ça vient d'un précédent que nous avons découvert avec Fye et Kurogane … il ressemblait un peu à la république de Hanshin, poursuivit-il pour faire la conversation. Là-bas, les gens utilisent ce liquide pour soigner leurs plaies et grâce à son action elles cicatrisent plus vite.

Ah … c'est pratique.

Les popcorns que je vous ai fait goûter venaient du même monde.

Vraiment ?... Ce devait être un pays passionnant à visiter. J'aurais bien aimé le voir, moi aussi.

Je suis sûr que nous découvrirons d'autres mondes semblables. Et cette fois, tu seras avec nous.

Quelle voix douce. Des frissons parcoururent le dos de Sakura et elle ne put y résister : elle tourna la tête vers Shaolan et leurs regards se croisèrent. Cette fois-ci, elle ne put plus ignorer ni son regard, ni ses larges épaules, ni les lignes musclées de son torse.

Shaolan repiqua le nez vers sa bassine, écarlate. Il avait voulu détendre l'atmosphère, mais ils étaient encore plus gênés à présent. Qu'était-il censé faire ? Était-ce à lui de débloquer la situation ? À quoi pensait Sakura, en ce moment ? Il recueillit un peu de liquide dans ses paumes et s'aspergea le visage : décidément, cette eau n'était pas assez froide. Il vaporisa un peu d'antiseptique sur son avant-bras en prenant soin de tourner le dos à la jeune fille, et quand il eut terminé, celle-ci alla porter la bouteille à Kurogane et Fye afin qu'ils puissent aussi en bénéficier.

Dès qu'elle fut dans le couloir, Sakura s'adossa au mur et reprit son souffle. Elle avait bien cru frôler l'arrêt cardiaque ! Si elle avait écouté la voix de la sagesse, elle aurait accepté que Shaolan se soigne derrière un rideau, et en même temps, c'était la première fois qu'elle le voyait torse nu. Elle se surprit à se demander si le reste de son corps serait aussi musclé que son torse, et avant que son imagination ne s'aventure plus loin, elle remonta le couloir d'un pas ferme.

Quand Fye ouvrit la porte, il découvrit sur le seuil une Sakura au visage plus rouge qu'un coquelicot.

Sakura-chan ? Ça va ?

La jeune fille sursauta et lui adressa un sourire forcé.

Fye … oui, tout va bien ! Je vous ai apporté du désinfectant, de la part de Shaolan. Pour toi et Kurogane !

Elle lui remit la bouteille, elle tourna les talons et repartit dans l'autre sens aussi vite qu'elle était arrivée. Le mage eut un sourire amusé et rentra dans la chambre où Kurogane essorait un linge plein de sang.

Qu'est-ce qu'elle avait, la petite ?

Rien, répondit le blond sans se départir de son sourire. Rien du tout.

À son retour, Sakura constata avec soulagement (et une pointe de déception) que Shaolan s'était rhabillé. De son côté, Mokona ronflait toujours comme un bienheureux, blotti dans les chaudes couvertures. Ils échangèrent un regard encore légèrement gêné, puis le jeune homme reporta son attention sur la boule de poils blanche.

Je crois qu'il est parti pour plusieurs heures.

Je l'envie … j'aimerais bien dormir un peu, moi aussi.

Elle s'assit sur l'un des deux lits, épuisée par les efforts de la journée et par son cœur qui avait battu un peu trop vite. Elle remarqua alors que le front de Shaolan était devenu soucieux.

Je m'inquiète pour Fye, finit-il par murmurer.

Sakura cilla. Dans une chambre près de la leur se trouvaient les parents de leur ami, qui avaient été retenus prisonniers pendant près de deux décennies sans vieillir d'un pouce. Comment Fye allait-il gérer cette bizarrerie du destin ? Et Hideki-sama et Chii-sama, comment appréhenderaient-ils ces vingt années qu'ils n'avaient pas vus passer ?

Oui … moi aussi.

Il faut laisser les choses se faire toutes seules, même si cela prend du temps.

Ça ne doit pas être facile pour ses parents non plus. Heureusement qu'ils sont ensemble pour faire face à tous ces évènements.

Shaolan hocha la tête et observa la jeune fille tandis qu'elle se replongeait dans ses pensées. Tous deux savaient à quel point la séparation rend les épreuves plus difficiles à surmonter et il songea à la chance qu'il avait désormais de pouvoir partager son existence avec Sakura. Ses jolis yeux d'émeraude, ses mèches aux reflets sépia, la manière dont son petit nez se plissait lorsqu'elle s'inquiétait pour lui ou lorsqu'elle riait, tout en elle lui donnait envie de continuer de se battre. Pendant deux ans, ils avaient tous deux fait preuve de patience et de ténacité, Sakura avait développé sa magie pour l'offrir en compensation à Watanuki et finalement, leurs efforts avaient été récompensés. Alors oui, il comprenait que la jeune fille se réjouisse que les parents de Fye aient tous les deux survécus pour faire face aux révélations qui les attendaient.

Il hésita quelques instants, puis vint s'asseoir à côté de Sakura. Il la vit tressaillir, hésita à nouveau, puis la prit dans ses bras. Par ce geste, il voulait lui montrer combien il tenait à elle et combien il souhaitait, lui aussi, qu'ils continuent d'avancer ensemble. Le cœur de la princesse s'accéléra, surprise et touchée par ce geste d'affection auquel elle ne s'attendait pas. Shaolan posa sa tête dans le creux de sa nuque, un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Elle pouvait sentir le rythme frais de sa respiration sur son cou, elle devinait sa bouche à quelques centimètres de sa peau … Shaolan releva la tête vers elle et leur regards se rencontrèrent. Ils fermèrent les yeux et leurs lèvres se touchèrent délicatement. Leurs langues se frayèrent un chemin entre leurs lèvres, se caressèrent. Ce baiser-là fut plus profond et moins timide que celui qu'il avait échangé, le soir où ils s'étaient retrouvés. Les bras de Shaolan se refermèrent plus fort sur Sakura et celle-ci caressa doucement sa nuque, qu'elle sentit se hérisser à son contact. Ils demeurèrent longuement enlacés, jusqu'à ce que la jeune fille frémisse : la fatigue commençait à s'emparer d'elle. Shaolan sourit doucement, l'enveloppa dans une grande couverture et se leva. Il était sur le point d'aller se coucher sur le lit d'en face, quand la princesse le retint par la manche :

– Tu veux bien … rester près de moi ?

Shaolan sentit son cœur faire un nouveau bond. Le lit n'était fait que pour une seule personne, et même s'ils n'étaient ni l'un ni l'autre très corpulents, ils devraient tout de même être très proches pour parvenir à tenir sur le même matelas. Toutefois, Sakura le fixait avec une telle insistance qu'il n'eut pas le courage de refuser. Après tout, ce n'est pas comme si l'idée lui déplaisait. Quand il s'étendit près d'elle, il pouvait presque entendre leurs deux cœurs battre de manière décalée et frénétique, comme une mélodie polyphonique. Dès qu'il eut tiré une deuxième couverture sur lui, Shaolan sentit que Sakura cherchait à prendre sa main. Il frémit, mais il finit par entrelacer ses doigts avec les siens.

– On est bien, comme ça, murmura la jeune fille. Cela faisait longtemps que nous n'avions pas été seuls, juste tous les deux.

Oui … oui, c'est vrai.

Ils se sourirent : se sentaient merveilleusement bien ainsi, presque en symbiose, et en cet instant cela leur suffisait. Pelotonnés dans ce cocon de laine, ils cédèrent rapidement au sommeil.

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Tout comme Shaolan, Fye et Kurogane avaient commencé par panser leurs blessures : celle du ninja, sans être grave, s'était élargie et avait beaucoup saigné pendant son duel avec Gowan. Il avait ensuite donné un coup de main à Fye pour soigner l'estafilade qui lui traversait le dos. Ils avaient accueilli la bouteille d'antiseptique avec reconnaissance, puis avaient bandé correctement leurs plaies. Cette tâche achevée, Fye se leva, fit jouer ses épaules et grimaça quand la douleur le tirailla.

C'est dans ces moments-là que je regrette de ne plus être un vampire … ma blessure aurait déjà cicatrisé depuis longtemps.

T'as récupéré tes pouvoirs, tu ne pouvais pas tout avoir.

– Hum … j'imagine que tu as raison.

Et puis comme ça, je ne suis pas le seul à morfler.

Oh, Kuro-chou est délicat !

Je ne suis pas délicat ! Je suis un guerrier, un dur à cuire !

Je sais, je sais … je constate simplement que ce Fomoire n'y est pas allé de main morte contre toi.

Sans compter ce gars, là, Gowan … il ne perd rien pour attendre. À notre prochaine rencontre, je lui fais la peau.

Je crains que ce ne soit pas aussi simple, Kuro-pon. Gowan utilisait une arme magique et d'après ce que j'ai pu voir, il me semble que c'est également le cas de leur autre cheffe, la femme contre laquelle Shaolan s'est battu. Or, ni l'un ni l'autre ne dégageait d'aura magique, ils ne sont donc pas mages eux-mêmes. Ce qui veut dire …

… que quelqu'un leur a fourni ces armes, quelqu'un qui pratique la magie.

C'est ça. Et ce quelqu'un tire sûrement les ficelles dans notre dos.

Histoire de changer, tiens.

Fye posa une main sur son menton, le front plissé.

Kuropi ?

Mmm ?

Tu n'as rien remarqué de particulier lorsque nous nous battions contre ces hommes et ces femmes ?

Le ninja réfléchit un instant, puis déclara :

Il y a quelque chose de bizarre dans leur qi. Je n'en étais pas certain la première fois que nous les avons affrontés, mais c'est comme si … comme s'ils étaient morts et vivants, en même temps.

Fye fronça les sourcils, puis acquiesça.

Oui … c'est exactement ça. Moi aussi, je l'ai ressenti.

Tu crois qu'on se serait battus contre des sortes de zombies ?

Non, je pense que c'est plus compliqué que ça, mais je ne saurais pas expliquer ce que sont ces créatures pour le moment.

Kurogane demeura un moment pensif, puis ajouta :

Je me demande pourquoi celui qui les dirige a créé une armée aussi nombreuse.

– Comment ça ?

Les soldats qui nous ont attaqués n'étaient pas tous des combattants aguerris, mais ils avaient un minimum de formation militaire. Cela signifie qu'ils ont été entraînés bien avant notre arrivée à Valeria et que nous n'étions, au départ, pas la cible de ce magicien de l'ombre. Donc, je me demande à quoi ce sorcier destinait tous ces mercenaires.

Fye pinça les lèvres : c'était une excellente remarque. Depuis leur départ, un sentiment d'angoisse constante l'avait poussé à croire que ces créatures en avaient uniquement après eux, mais il devait reconnaître la justesse du raisonnement de Kurogane. Ces hommes avaient été recrutés bien avant qu'ils n'arrivent à Valeria, dans un but qu'ils ignoraient encore. Leur apparition avait peut-être même contrarié les plans de ce mage inconnu. Était-ce pour cela qu'il avait lancé son armée contre eux ? Ils devraient éclaircir ce mystère.

Kurogane l'observait du coin de l'œil, guettant le meilleur moment pour formuler sa question. Voyant que le mage gardait le silence, il se lança.

Tu ne devrais pas aller les voir, maintenant que les choses se sont calmées ?

Fye cligna des yeux, soudain envahi par une sensation de malaise. Il se doutait que Kurogane finirait par le questionner à ce sujet, cependant rien que d'y penser l'appréhension le paralysait. Il tourna la tête vers le ninja, qui soutint son regard sans ciller : dans ses yeux rouges, Fye ne décela aucun reproche, aucun jugement, juste une interrogation ponctuée de compréhension.

Ça te fait peur ?

Fye fronça les sourcils et essaya de définir ce qu'il ressentait intérieurement, sans arriver à démêler toutes les émotions qui faisaient des nœuds dans son estomac.

Je ne sais pas … pour être honnête, j'ai refusé d'y penser jusqu'à présent.

Faut dire qu'on a été pris de court, avec cette armée qui nous est tombée dessus.

Je m'étais préparé à revoir ma mère, mais pas mon père … et surtout, je ne m'attendais pas à les retrouver exactement comme je les ai connus lorsque j'avais cinq ans. Ils n'ont absolument pas vieilli, mais moi si. Je ne sais pas du tout comment me comporter avec eux, ni même s'ils accepteront celui que je suis devenu. Je vais devoir leur expliquer tant de choses, à commencer la raison pour laquelle je porte le nom de mon frère … et je ne suis pas sûr d'être prêt à affronter ça. Je suis heureux qu'ils soient en vie et en même temps j'ai peur. Et s'ils me rejetaient ? S'ils n'arrivaient pas à me voir comme leur fils ? Si je restais un étranger à leurs yeux ?

Est-ce que c'est l'impression que tu as eue lorsque tu as retrouvé ta mère ?

Fye se remémora l'instant où Chii avait ouvert les yeux, dans la salle du pilier de glace. Yuui … elle avait prononcé son véritable nom avec une telle douceur, une telle tendresse. L'entendre avait effacé, pendant quelques secondes, les traces de culpabilité et de douleur qu'il gardait enfouies dans son cœur depuis son enfance.

Non, au contraire, je n'ai senti que de la bienveillance de sa part.

À cet instant, il sentit la main de Kurogane se poser sur son épaule, le faisant sursauter. Il tourna la tête et rencontra à nouveau le regard de son compagnon, où il lut une confiance tranquille.

T'inquiète pas, le mage. Je suis sûr que tu vas réussir à renouer avec eux.

Si ces paroles avaient été prononcées par un autre, Fye n'y aurait sans doute pas accordé beaucoup de crédit. Toutefois, parce qu'elles avaient été prononcées par Kurogane, il eut envie d'y croire et l'angoisse qui lui comprimait la poitrine s'allégea. En le voyant se détendre, le ninja eut un demi-sourire. Il posa ses coudes sur ses genoux, regarda droit devant lui et déclara :

Moi, si j'avais la chance de revoir mes parents, quand bien même ils n'auraient pas vieilli d'un pouce, je n'hésiterais pas à leur dire à quel point ils sont importants pour moi.

Fye cilla et observa son compagnon : Kurogane avait perdu ses parents très jeune à cause de Fei Wang Reed, tout comme il croyait avoir perdus les siens à cause de la malédiction. Ils étaient tous les deux devenus orphelins très tôt, avaient vécu seuls en essayant de surmonter leur passé, et finalement, ce n'était qu'ensemble qu'ils y étaient parvenus. Jusqu'à ce qu'ils se rencontrent, leurs chemins de vie avaient divergé, pourtant tous deux connaissaient la douleur de perdre un parent. Kurogane pouvait parfaitement se mettre à sa place, et en dépit de toutes les bizarreries que le destin plaçait sur leur route, il voulait aussi lui faire comprendre qu'il avait la chance de pouvoir revoir deux personnes chères à son cœur. Une telle chance ne se refusait pas, même si les distorsions du temps la rendaient quelque peu étrange. Fye sourit et souffla :

Merci, Kuro-chan, d'être là pour me rappeler les choses importantes.

Il faut bien que quelqu'un t'aide à ne pas te disperser.

Tu es vraiment gentil quand tu t'inquiètes pour moi.

Je ne suis pas gentil ! Je suis un ninja, bordel !

Alors, tu es un ninja gentil.

Redis ça et je t'assomme.

Tu es un ninja gen…

Il n'en fallut pas plus à Kurogane pour bondir sur ses pieds, mais Fye s'était déjà mis hors de sa portée. Il tenta bien de l'attraper, mais cette andouille lui filait entre les doigts, et leurs blessures respectives ne tardèrent pas à leur rappeler que non, un quart d'heure n'avait pas suffi à cicatriser leurs plaies. Les deux hommes s'arrêtèrent, essoufflés, Kurogane une main sur ses côtes, Fye sur le haut de son dos.

On ressemble à des petits vieux, c'est pitoyable, rigola le blond.

Ouais, ça fait chier.

Je pense qu'il vaut mieux prendre quelques heures de repos.

Puisqu'on est obligés ...

On n'entend plus rien dans la maison.

Ils doivent tous dormir. C'est pas étonnant, les petits se sont bien défendus eux aussi.

Ils tirèrent les rideaux, puis s'étendirent chacun sur un lit, Kurogane sur le côté où il n'était pas blessé, Fye sur le ventre, les bras croisés sous son oreiller. Le ninja avait déjà fermé les yeux, quand la voix du mage lui parvint :

Kuro-chan ?

Mmm ?

Merci.

Le ninja eut un demi-sourire, masqué par l'obscurité.

De rien.

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Tamisée par les nuages brumeux des montagnes de Tirmeíth, une lumière indolente traversait les carreaux aux croisillons de bois de la chambre d'Hideki et Chii. Assis sur un fauteuil rembourré, le roi cadet de Valeria tenait la main de son épouse qui reposait sur un lit, recouverte d'une chaude couverture molletonnée. Il avait bandé son mollet blessé et voulait être à ses côtés lorsqu'elle se réveillerait ; de toute façon, il aurait été incapable de dormir.

Lorsqu'il avait été emprisonné dans ce pilier de glace, il avait sombré dans un profond sommeil où il n'avait pas eu conscience de l'écoulement du temps. Pour lui, sa captivité n'avait duré que quelques instants, aussi, lorsque ces étrangers l'avaient libéré et lui avaient appris la vérité, il n'avait pas voulu y croire. Cela représentait trop de temps, trop de changements, trop de conséquences … et cela lui avait paru d'autant plus invraisemblable qu'il n'avait pas vieilli d'une ride. Pourtant, lorsqu'il était sorti des souterrains et qu'il avait découvert l'état du palais de Valeria, il avait commencé à envisager l'impossible. Ce n'était que lorsqu'il avait croisé le regard de cet homme, agenouillé auprès de Chii, lorsqu'il avait reconnu ces pupilles bleues comme le ciel d'été qu'il n'avait plus douté : plus de vingt ans s'étaient écoulés et cet homme, près de sa femme, était son fils. Au soulagement de le savoir en vie avait rapidement succédé la panique de découvrir un adulte à la place du petit garçon qu'il avait connu. Les années s'étaient envolées et pendant tout ce temps, il n'avait pas été auprès de Fye. Il avait tellement grandi, tellement changé, et quelle que soit la vie qu'il avait menée en leur absence, il s'était construit loin de lui et loin de Chii. Parviendrait-il seulement à les considérer à nouveau comme ses parents, ou demeureraient-ils des étrangers à ses yeux ? Et Yuui, où était-il ? Si Fye avait pu échapper à la prison imaginée par son oncle, alors Yuui devait aussi être en vie. Pourraient-ils le revoir ?

À cet instant, la main de Chii serra fortement la sienne : Hideki revint à la réalité et se rendit compte que sa femme venait de se réveiller. Elle lui souriait, avec cette expression empreinte de bonté qui la caractérisait.

– Hideki …

– Chii … tu te sens mieux ?

– Oui. Et toi, tu n'es pas fatigué ?

– Si, mais je ne peux pas dormir. Pas avec tout ce qui vient de se passer.

– Oui, je comprends. Mais, tu sais …

La jeune femme serra plus fort sa main.

– Je suis heureuse que tu sois en vie. Quand les mages nous ont séparés, j'ai cru … j'ai cru qu'ils allaient te tuer.

Hideki dévisagea Chii, bouleversé. Il n'osa pas lui dire qu'au moment de leur séparation il avait craint que les mages ne prennent une décision semblable à son encontre. Il se leva, s'assit au bord du lit et prit sa femme dans ses bras.

– Je ne les aurais jamais laissé me tuer si ça devait te laisser seule.

Ils demeurèrent quelques instants enlacés, puis Chii souffla :

– Hideki … nous devons parler à Yuui.

– Yuui ? Tu sais où il se trouve ?

– Oui, dans la chambre au bout du couloir.

– Hein ? Mais … ce n'est pas Fye qui est venu à notre secours ?

La jeune femme lui adressa un regard légèrement moqueur.

– Eh bien alors, mon chéri, tu n'es plus capable de faire la distinction entre tes fils ?

– Tu veux dire que cet homme … c'est Yuui ?

Chii hocha la tête en silence.

– Mais pourquoi tous ses amis l'appellent-ils Fye ?

– Je l'ignore. C'est sûrement une question qu'il a prévu que nous lui posions.

– Je t'avoue avoir du mal à assimiler tout ce que nous venons de vivre. Je pensais avoir passé quelques heures enfermé dans ce pilier de glace et pourtant deux décennies ce sont écoulées. Lorsque j'y pense, j'ai l'impression qu'un vide s'ouvre sous mes pieds et … et je me sens coupable. Si coupable de ne pas avoir été là pour nos enfants.

La main de Chii se posa sur la sienne et elle lui adressa un regard étrange, où se mêlaient la douceur, la tristesse et une pointe de résignation. Hideki se rappela alors la manière dont elle avait dévisagé leur fils pendant la bataille, puis de sa réaction lorsqu'ils avaient retrouvé Clef. Elle ne paraissait pas surprise de retrouver un homme à la place du petit garçon qu'ils avaient connu, tout comme elle avait défendu Clef malgré ce qu'il leur avait fait. C'était comme si …

– Tu le savais, toi ? Tu savais que toutes ces années s'étaient écoulées ?

– Oui, acquiesça-t-elle doucement. Contrairement à toi, qui as sombré dans un sommeil profond, le sortilège qui m'a retenue prisonnière m'a plongée dans un état de semi-conscience dans lequel j'ai continué de percevoir le passage du temps et les flux magiques les plus proches de moi. Je savais que vingt ans avaient passé et que si nous avions la chance de revoir nos enfants, ils seraient sans doute devenus adultes.

– C'est pour ça que tu as défendu Clef ? Tu sais quelque chose à son sujet que je ne sais pas ?

– Oui. Mais je pense qu'il se justifiera lui-même, tout à l'heure.

Hideki fronça les sourcils : il aurait préféré que sa femme lui explique elle-même les tenants et aboutissants de cette histoire, mais elle avait l'air de penser que Clef devait assumer cette responsabilité seul. Elle baissa la tête et son regard se perdit dans le vide. Ses lèvres se pincèrent, une ride se creusa au niveau de son front et son expression se fit plus grave.

– Hideki, nous devons parler à Yuui. Nous devons lui expliquer certaines choses qu'il ignore, et moi, je dois vous parler. À toi, à lui, à ses amis … je dois vous révéler certaines choses dont je n'ai jamais parlé à personne jusqu'à présent.

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Lorsque Sakura se réveilla, la nuit était déjà tombée : à travers la fenêtre, les rayons de la lune découpaient sur le plancher un carré de nacre qui disparaissait de temps à autre au passage d'un nuage. La chambre ne contenait pas de cheminée, mais la chaleur du rez-de-chaussée montait et diffusait une température agréable à l'étage. Dans son panier, Mokona ronflait toujours, et près d'elle, Shaolan dormait profondément. Elle caressa ses mèches rebelles, puis déposa un baiser sur sa joue. Le jeune homme se réveilla en sursaut. Lorsqu'il découvrit la princesse tout proche de lui, il rougit. Sakura sourit, s'assit et s'étira lentement.

– J'ai faim …

– Oui, moi aussi.

– Tu crois que Clef nous laisserait utiliser sa cuisine ?

– Il n'y a qu'à lui demander.

– Tu sais que je suis mauvaise en salé, à part les crêpes et quelques gâteaux, je ne sais pas faire grand-chose … tu pourras m'aider ?

– Pas de problème, je connais des tas de recettes.

Sakura se pencha pour l'embrasser, ce qui acheva de réveiller l'adolescent, puis elle se leva. Il l'imita et ils décidèrent de laisser Mokona poursuivre sa sieste, puis ils descendirent dans la salle à manger. Après avoir obtenu l'accord de Clef, ils allèrent faire quelques achats et se mirent à l'ouvrage.

Une heure plus tard, alléchés par l'odeur d'oignons frits, de potée et de saucisses fumées, les adolescents virent Fye et Kurogane pointer le bout de leur nez, suivis de près par Mokona qui avait retrouvé toute son énergie. Ils jetèrent des bûches dans la cheminée et dressèrent une table pour huit personnes. Quelques minutes plus tard, ils entendirent le parquet grincer et les silhouettes d'Hideki et de Chii se profilèrent derrière les barreaux des escaliers. Les parents du mage s'arrêtèrent à mi-marches et dévisagèrent successivement Clef, puis les quatre voyageurs, comme s'ils hésitaient à approcher davantage. Finalement, Hideki demanda d'une voix incertaine :

– Est-ce que nous pouvons nous joindre à vous ?

Sakura et Shaolan échangèrent un sourire, et Kurogane déclara sobrement :

– Je vous en prie.

Le roi cadet de Valeria et son épouse sourirent et prirent place à table. Sakura, Shaolan et Kurogane s'appliquèrent à agir avec respect et naturel afin de mettre à l'aise les souverains. Ils partagèrent le repas avec simplicité et bonne humeur, et peu à peu tout le monde se détendit. Mokona, que sa sieste avait revigoré, enchaîna une série de pitreries qui fit beaucoup rire Chii. Fye observait ses parents du coin de l'œil, sans se sentir encore suffisamment à l'aise pour leur adresser la parole, même s'il savait qu'il ne faisait que retarder une échéance fatidique. Il était heureux de voir que ces longues années de captivité n'avaient pas altéré leur santé et il aurait voulu pouvoir les serrer dans ses bras, mais il ne se sentait pas encore prêt. Ses parents durent le comprendre, car eux non plus ne lui adressèrent pas immédiatement la parole.

Après le dîner, ils rapprochèrent les chaises et les bancs de la cheminée pour rester au plus près de la chaleur de l'âtre. Le crépitement du bois rythmait la danse des flammes, et lorsque la bûche était encore un peu humide, elle fumait en laissant échapper une bonne odeur d'humus ; parfois même, elle émettait un craquement qui ressemblait à un soupir de bien-être, comme si elle ressentait tous les bienfaits de la chaleur sur son écorce mouillée. Dehors, le froid étendait ses rameaux de givre sur le pavé et des copeaux de neige avaient commencé à tomber du ciel. Les habitants de Tirmeíth regagnaient leur foyer en faisant crisser la neige sous leurs pieds, et derrière les fenêtres on devinait la lueur oscillante des bougies. Dans l'épaisseur de la nuit, on ne distinguait plus le relief des montagnes qui marquaient la frontière entre Tirmeíth et Valeria, à la grande satisfaction de Fye qui s'était approché de la fenêtre.

– Yuui ?...

Le mage tressaillit et se retourna : sa mère l'avait rejoint et le dévisageait d'un regard doux, où il devina une pointe d'hésitation.

– … ou est-ce que tu préfères que je t'appelle Fye ?

Le magicien la fixa, mal à l'aise. Le choix de son nom impliquait tant de choses, tant d'évènements que sa mère ignorait. Il avait renoncé à sa véritable identité depuis des dizaines d'années, pourtant, il ne se voyait pas interdire à Chii de l'appeler par son nom de naissance.

– Je te laisse choisir.

– D'accord … Fye.

Le mage pinça les lèvres. Il ne parvenait pas à savoir s'il était soulagé qu'elle ait fait ce choix ou s'il aurait préféré qu'elle l'appelle par son véritable prénom. Elle acceptait cette fausse identité sans lui faire le moindre reproche, avec un naturel qui le déconcertait. Puis il se rappela qu'elle aussi avait changé de nom. Au fond, peut-être le comprenait-elle mieux qu'il ne le croyait ?

– Fye, je voudrais savoir … où est ton frère ?

À ces mots, le mage eut la sensation qu'une pierre s'écrasait dans son estomac. Il espérait échapper le plus longtemps possible à cette question, car il appréhendait le flux de souvenirs que ce sujet réveillerait en lui. Il craignait également qu'en apprenant la vérité, ses parents ne voient en lui que l'enfant à cause duquel leur autre fils avait perdu la vie. Ses amis guettaient sa réaction, se figurant sans peine le tumulte d'émotions qu'il devait éprouver en cet instant. Fye savait qu'il était vain de vouloir fuir la réalité ; quel que soit l'effort qu'il lui en coûte, il allait devoir ressusciter le passé qu'il gardait enfoui dans sa mémoire.

– Je … je suis vraiment désolé … mais Fye, le vrai Fye, est mort, déclara-t-il la bouche sèche. Il est mort dans cette vallée où l'on nous avait enfermés … pour me permettre, à moi, d'être libre.

Un silence glacé tomba sur la salle à manger du chalet, tandis que Chii et Hideki demeureraient pétrifiés. Leur expression se décomposa graduellement, et Fye, sans plus oser les regarder, continua d'une traite pour éviter que sa voix ne tremble :

– Un puissant magicien nommé Fei Wan Reed nous est apparu pendant notre captivité. Il a affirmé pouvoir nous libérer de notre prison, mais que nous devions bien réfléchir avant de prendre notre décision, car il ne pourrait sauver que l'un d'entre nous. Fye a demandé à ce que je sois libéré ; moi, j'ai demandé à ce que le magicien libère Fye. Face à ce dilemme, Fye a volontairement sacrifié sa vie pour que je puisse sortir de cette vallée. Par la suite, j'ai vécu loin de Valeria. Les machinations du sorcier qui m'avait libéré continuaient de m'enfermer dans un engrenage dont je ne pouvais me sortir et qui m'a obligé de nombreuses fois à mentir. C'est à cette époque-là que j'ai rencontré mes amis ; eux aussi avaient été victimes des manigances de Fei Wang Reed, et ensemble, nous avons pu vaincre cet homme. La mémoire de Fye a été lavée et il peut désormais reposer en paix, mais moi, je ... je n'ai pas pu me résoudre à reprendre mon véritable nom.

Des larmes dévalèrent les joues de Chii, et Hideki vint entourer sa femme de ses bras. Autour d'eux, toutes les personnes en présence s'étaient tues, et pendant de longues minutes, seul le craquement du feu troubla le recueillement des souverains. Quand Chii se sépara de son époux, elle murmura d'une voix sombre :

– Ainsi donc, l'histoire s'est répétée …

Les quatre voyageurs échangèrent un regard surpris.

– Que voulez-vous dire ? demanda Kurogane.

La mère de Fye acheva d'essuyer ses larmes, puis, sans répondre immédiatement, porta son regard vers le ninja, la princesse et Shaolan.

– Si je ne me trompe pas, vous ne venez pas de Valeria, ni même des pays voisins, n'est-ce pas ?

– En effet, acquiesça Shaolan, nous venons … d'autres dimensions.

– D'autres dimensions ? répéta Hideki en écarquillant les yeux.

– Oui, d'autres mondes qui coexistent à côté de celui qui contient Valeria, de manière simultanée mais séparée, expliqua Sakura. Dans certains de ces mondes vivent parfois des humains semblables à nous, d'autres sont complètement vides. Certains sont dotés d'une technologie plus avancée, d'autres respectent des traditions ancestrales.

– C'est la boule de poils qui nous transportent de mondes en mondes, compléta Kurogane. Vous avez eu un petit aperçu de ses pouvoirs cet après-midi : grâce à sa magie, nous changeons fréquemment de pays, même si, dans l'absolu, Fye sait aussi se déplacer entre les dimensions.

Chii cligna des yeux et reporta son regard sur son fils.

– Est-ce que tu peux te déplacer entre les dimensions grâce à ta magie, toi aussi ? lui demanda-t-il.

– Je connaissais l'existence de ce type de pouvoirs, mais je n'ai jamais été capable de lancer un tel sortilège.

– Cela veut dire que vous êtes arrivés à Valeria récemment ? comprit Hideki.

– En effet, il y a trois semaines, confirma Shaolan.

– Comment nous avez-vous retrouvés ? demanda Chii.

Rapidement, Fye évoqua leur entrée à Valeria, puis leur rencontre avec Chitose. Les yeux de Chii s'écarquillèrent.

– Tu as rencontré ma mère ?...

– Oui. Elle nous a parlé de toi et de ta sœur, de ce sorcier qui vous a menacées, puis de la façon dont elle avait perdu son mari, puis Freya … et de cette nuit où tu as disparu du village où tu avais grandi.

À ces mots, le regard de Chii s'assombrit et elle baissa la tête, une main serrée contre son cœur.

– Dans la nuit qui a suivi ces révélations, Chitose est morte, acheva Fye. Je suis désolé, je ... nous n'avons rien pu faire.

Sa mère le dévisagea longuement et son regard désemparé déchira l'âme du magicien. Son expression brisée n'avait d'égal que celle de son père et le sentiment d'impuissance qu'il ressentit face à leur douleur le meurtrit profondément. Ses compagnons devinèrent qu'il ne pourrait pas en dire davantage et poursuivirent à sa place :

– Juste avant de mourir, déclara Sakura, Chitose a remis une lettre à Fye, une lettre que vous aviez écrite à votre mère il y a très longtemps, Chii-sama, et que vous aviez ensorcelée afin que seule Chitose puisse en lire le contenu.

– C'est grâce à l'empreinte laissée par votre aura que nous avons pu vous retrouver, vous et votre mari, acheva Kurogane.

Un nouveau silence suivit les paroles du ninja, pendant lequel Chii et Hideki intégraient peu à peu toutes ces informations. Au bout d'un laps de temps qui leur parut durer un siècle, Fye releva la tête vers sa mère et souffla :

– Est-ce que je peux te poser une question ?

Chii essuya ses larmes, puis acquiesça.

– Je t'écoute.

– Chitose nous a parlé de beaucoup de choses, mais … son récit comportait un certain nombre de trous. Selon elle, le mage qui vous a harcelées toi et Freya lorsque vous étiez plus jeunes pourrait être à l'origine du pouvoir malveillant qui empreint tout le pays de Valeria. Si c'est vrai, alors j'ai besoin d'en savoir davantage sur lui … et sur toi. Que s'est-il passé, cette nuit où tu as disparu du village où tu avais grandi ? Comment es-tu arrivée à la cour de Valeria ?

Chii croisa et décroisa ses mains dans un geste nerveux, puis échangea un regard avec Hideki. Son époux hocha la tête d'un air rassurant.

– Pour que tu comprennes, Fye, pour que vous compreniez tous, déclara la jeune femme, je crois qu'il est plus logique que je reprenne depuis le début. Pour des raisons que vous comprendrez très vite, mon esprit conserve aujourd'hui les souvenirs de ma sœur, Freya. C'est donc en partie sur sa mémoire et sur la mienne que je vais fonder le récit que je vais vous raconter. Toutefois, Hideki connaît aussi une grande partie de cette histoire, nous parlerons donc à deux voix. Je pense qu'il vaut mieux que nous nous asseyons.

Les quatre voyageurs hochèrent la tête et s'installèrent auprès du feu, tandis que Clef demeurait en retrait, mais suffisamment près pour écouter ce qui allait suivre. Chii et Hideki prirent place sur deux fauteuils et le roi cadet prit la main de sa femme dans la sienne. Ils échangèrent un nouveau regard, puis se tournèrent vers leur fils et ses compagnons, prirent une grande inspiration, et commencèrent.