Bonjour bonjour !
Me revoilà pour un nouveau update ! Et aujourd'hui, c'est méga-chapitre, presque du deux en un :D Voici donc le début du récit de Chii et d'Hideki, avec un petit changement dans la focalisation narrative ... vous me direz ce que vous en pensez.
Le texte est entièrement en italique, c'est normal, vous comprendrez pourquoi dans le chapitre suivant. J'espère juste que ce n'est pas visuellement trop fatigant à lire.
Voilà, voilà, si vous êtes prêts, je vous laisse vous plonger dans cette suite ...
Bonne lecture à tous !
Chapitre 18 - Elda et Freya
Ma sœur et moi sommes nées avec de grands yeux bleus porteurs d'une magie très puissante que nous a offerte un dieu. C'est ce que notre mère nous a révélé, lorsque nous étions toutes petites. Elle a ajouté que cela devait rester un secret, car en principe le dieu primordial ne se montre jamais aux hommes.
Dans cette vie antérieure, je m'appelais Elda. Freya et moi étions nées jumelles, nous avons grandi ensemble et nous partagions tout : lorsque les premiers signes de notre pouvoir se sont manifestés, nous jouions toutes les deux dans la forêt. Freya a tenté d'allumer un feu, mais les bouts de bois qu'elle frottait l'un contre l'autre ne déclenchaient aucune étincelle, alors elle s'est agacée, elle a laissé tomber les branchages et s'est relevée avec impatience. C'est à cet instant qu'elle a senti sa magie s'éveiller : au bout de ses doigts, des flammèches dorées se sont mises à danser. Les brandons ont rebondi sur le bois qui s'est aussitôt enflammé, et comme l'herbe qui nous entourait était sèche, le feu s'est vite propagé. Paniquée, j'ai cherché une source d'eau, mais nous nous trouvions loin du loch. C'est alors que mes propres pouvoirs ont éclos : des gouttelettes opalines ont roulé dans le creux de ma paume jusqu'au bout de mes doigts et j'ai compris que je pouvais contrôler l'eau. Je m'en suis aussitôt servie pour éteindre le début d'incendie créé par Freya ; c'est ainsi que nous avons découvert notre magie.
Nous étions seules, ce jour-là, et la révélation de nos pouvoirs nous a plongées dans la plus grande excitation. Un monde nouveau s'ouvrait à nous, un monde de sortilèges grâce auxquels nous réaliserions mille et une prouesses. Un mage résidait dans notre village et nous avons tenté d'imaginer l'étendue de nos capacités à partir des siennes. Notre mère affirmait que nous surpasserions n'importe quel sorcier de Valeria à condition que nous maîtrisions notre don. À ce moment-là, nous étions extatiques et pensions que notre pouvoir n'apporterait que des avantages à notre entourage.
Nous nous trompions.
Nous étions nées différentes et les gens du village nous ont fait ressentir très tôt notre altérité. Nous n'avions pas la même couleur d'yeux et de cheveux que nos parents, ce qui laissait planer un doute sur nos origines. Lorsque notre magie a commencé à se manifester, les médisances se sont renforcées. Qui étions-nous réellement ? Ces pouvoirs magiques que nous étions les seules à posséder au village, étaient-ils un don des dieux ou la marque d'un démon ? Après que le mage du village a refusé de nous enseigner la magie, le regard que les habitants portaient sur nous est devenu plus négatif encore. Pour eux, nous apportions le mauvais œil et mieux valait se tenir à distance de notre influence.
Freya et moi pensions faire profiter nos amis et nos voisins des bienfaits de notre pouvoir, mais personne ne voulait de notre présent. Nous nous sommes senties blessées et humiliées, car nous étions persuadées, à cette époque-là, que notre magie n'était pas dangereuse. Nous n'étions que des enfants, nous ne comprenions pas le rejet dont nous faisions l'objet.
Nous en souffrions et pour nous préserver, nous avons adopté deux attitudes radicalement opposées : à l'âge de six ans, j'ai décidé d'arrêter de me servir de mes pouvoirs et d'étouffer cette immense énergie qui m'habitait, dans l'espoir de me faire accepter des autres. Néanmoins, nos camarades de jeux continuaient de nous considérer comme des êtres à part. J'ai peu à peu compris que ma stratégie était vouée à l'échec. Freya savait-elle que les autres ne changeraient jamais l'opinion qu'ils avaient de nous ? Sans doute. Peut-être est-ce pour cela que, contrairement à moi, elle a choisi de continuer à utiliser ses pouvoirs et à développer ses capacités. Je crois aussi qu'elle refusait de se laisser impressionner et d'abandonner son don pour faire plaisir aux autres ; elle a toujours été plus forte que moi. À chaque fois que des enfants me brimaient, elle était là pour me protéger.
Je me rappelle de ce jour-là … nous devions avoir sept ou huit ans. Un groupe de garçons et de filles était venu me trouver alors que je récupérais du sable sur la berge du loch pour aider ma mère à fabriquer des objets en verre.
– Tiens, Elda, t'es toute seule aujourd'hui ?
– Ouais, ta sœur n'est pas avec toi ?
– C'est marrant, nous on croyait que vous ne pouviez pas vous déplacer l'une sans l'autre !
Mon cœur s'est mis à cogner très fort dans ma poitrine et un sentiment glaçant d'appréhension s'est emparé de moi. Que me voulaient-ils ? Pourquoi venaient-ils me parler ? Qu'allaient-ils me faire ?
– Bah alors, t'as décidé d'arrêter de parler en même temps que de pratiquer la magie ? a ricané l'un des garçons.
– De toute façon, a ajouté une fille, que tu utilises tes pouvoirs ou non, ça ne changera rien : tu resteras toujours une sale sorcière.
– Ouais, comme ta sœur. Je me demande pourquoi vos parents continuent à vous supporter, franchement.
– Bah, au fond ce n'est pas très surprenant : Chitose et son mari sont bizarres, eux aussi. Ichiro invente des trucs qui ne servent à rien et Chitose souffle du verre … quelle perte de temps ! Ils feraient mieux d'aider aux champs, comme mes parents.
Leurs mots me blessaient, mon cœur me faisait mal. Cela m'importait peu qu'ils m'insultent, mais je refusais que leurs mots si vils entachent le nom de mes parents. Tout mon corps tremblait et lorsque j'ai pris la parole, j'ai bégayé :
– Mes … mes parents … ne sont pas … bizarres.
– Oh, t'as retrouvé ta langue, la sorcière ?
– Tu défends tes parents ? La bonne petite ! Entre gens pas nets, il faut se serrer les coudes !
– Tu sais, tout le monde au village a bien deviné qu'Ichiro n'est pas votre père. Il est cinglé, c'est vrai, mais il n'a aucun pouvoir, contrairement à toi et à Freya. Pour vous donner naissance, Chitose l'a sûrement trompé avec un démon !
– Je … je vous interdis de …
– Tu nous interdis ? Et qu'est-ce que tu vas faire, pour qu'on t'obéisse ? Hein, la bâtarde ?
Avant que je n'aie eu le temps de répliquer, l'un des garçons m'a violemment poussée en arrière et je suis tombée dans la rivière. Tous les enfants ont ri et ont continué de m'injurier ; moi, je suis demeurée pétrifiée, incapable de faire un geste. Je tremblais de peur, mais aussi d'une colère que je sentais sourdre en moi. Je les détestais, j'aurais voulu les faire taire, j'aurais les voulu les faire disparaître, mais je m'étais fait une promesse : je m'étais juré de ne plus jamais utiliser ma magie. Alors, je les ai laissés me malmener, je les ai laissés m'éclabousser du pied pour tremper toute ma robe, je les ai laissés ramasser des pierres sur la berge et me les jeter, parce que je savais que si je recourrais à mes pouvoirs, je ne pourrais peut-être pas me contrôler.
Mes cheveux dégoulinaient d'eau gelée, je grelottais de froid et de honte, quand soudain, un éclair vermillon a traversé l'air. Tous les enfants ont sursauté et l'un d'eux a poussé un cri. Surprise, j'ai relevé la tête.
Freya se tenait à quelques mètres de nous, main tendue : ses yeux bleus lançaient des éclairs. Le garçon qui gardait une main plaquée sur l'une de ses joues l'a soulevée et j'ai vu que sa peau portait la marque d'une brûlure.
– Laissez Elda tranquille.
La voix de Freya bouillonnait de rage, plus implacable et autoritaire qu'un général d'armée. Les enfants ont frémi, mais ils se sont vite repris : ils n'entendaient pas se laisser mener à la baguette si facilement.
– D'où tu t'autorises à utiliser ta magie contre nous, Freya ? Toi et ta sœur dîtes toujours que vous voulez l'employer pour aider les autres, mais on voit bien que ce n'est pas vrai !
– Elda a au moins la décence d'arrêter de se servir de ses pouvoirs maléfiques, alors que toi, tu nous empoisonnes l'existence ! Pas étonnant que vous portiez malheur, toi et ta sœur !
Un claquement a déchiré l'air et une nouvelle plaie est apparue sur la joue de celle qui avait parlé. Scandalisée, la fillette a passé une main sur son visage et a tâché sa paume de sang. Le regard de Freya s'était durci et son timbre est devenu menaçant.
– Redis-le, et la prochaine fois tu ne t'en tireras pas avec une simple égratignure.
Les enfants lui ont jeté un regard assassin, mais ils ont compris qu'ils n'étaient pas de taille face à cette gamine hors du commun. Ils ont déguerpi après nous avoir lancé d'un ton acerbe :
– Vous nous le paierez, sales sorcières ! Et toi, Elda, t'es rien qu'une lâche d'attendre que ta sœur te protège !
Freya les a observés s'éloigner et s'est assurée qu'ils ne se retournaient pas, puis elle s'est approchée de moi, m'a aidée à me relever et m'a enveloppée de son manteau.
La peur me collait à la peau, aussi glacée que l'eau du loch. Hébétée, tremblante, il m'a fallu quelques secondes pour comprendre que le cauchemar était terminé. J'ai relevé la tête et croisé le regard de ma sœur, dont le visage trahissait l'inquiétude.
– Elda ? Ça va ?
– Je … oui …
– Rentrons à la maison, tu dois te sécher.
– … Freya ?
– Oui ?
– … merci, ai-je murmuré, les larmes aux yeux. Merci d'être venue.
Ma sœur a souri et nous avons regagné notre foyer. Après avoir passé des vêtements secs, je l'ai rejointe dans le salon : elle m'attendait, assise devant la cheminée. Nos parents se trouvaient à l'arrière de la maison, dans leur atelier, et Freya ne leur avait visiblement rien dit de ce qu'il nous était arrivé.
– Tu te sens mieux ?
– Oui … et toi, ça va ?
– Moi ? Pas de problème. Cette bande d'idiots m'ont mise dans une colère noire, il fallait bien que je les remette à leur place. Crois-moi, même s'ils nous ont menacées, on ne les reverra pas de sitôt.
J'ai pincé les lèvres et fixé mes pieds pendant une longue minute. Finalement, j'ai soufflé :
– De tous les mensonges qu'ils nous ont dits, il y avait pourtant une chose de vrai.
– Quoi donc ?
– … je suis lâche. Je compte toujours sur toi pour me protéger. Je devrais peut-être arrêter de penser que les autres changeront et utiliser de nouveau ma magie, mais … je m'en sens incapable, alors, c'est vrai, je suis lâche.
Freya m'a dévisagée pendant un bref instant.
– Je t'interdis de dire ça, Elda. Je comprends très bien que tu ne veuilles plus utiliser tes pouvoirs, et tu sais, nous ne sommes pas toujours obligées d'agir de la même façon. Je trouve ça normal que tu veuilles être acceptée des autres ; peut-être que c'est moi qui suis bizarre, à refuser de me lier avec les enfants de notre âge. Peut-être que c'est moi qui ai tort. Je ne te reprocherai jamais d'avoir abandonné ta magie, mais si tu as besoin d'aide, je serai toujours là pour toi. Parce qu'on sera toujours ensemble. D'accord ?
Son regard ne trahissait ni hésitation ni peur. J'ai eu la sensation, en cet instant, qu'un puissant magnétisme reliait nos âmes, que l'écho de nos pensées se rejoignait et que la mélodie du cœur de Freya se fondait avec le mien. C'était comme si nous avions soufflé une bulle de soie autour de nous et que rien ne pouvait briser notre communion. Nous étions deux, mais nous étions une. Un pacte tacite s'est établi entre nous ce jour-là : j'ai renoncé définitivement à ma magie et Freya a accepté ma décision, mais à chaque fois que je sortais seule, elle vaquait à ses occupations non loin de moi, prête à intervenir si la situation l'exigeait. Elle s'est souvent battue pour moi, a parfois été blessée par des enfants cruels, mais elle ne m'adressait jamais le moindre reproche. Elle voulait que je sois heureuse, en accord avec le choix que j'avais fait, même si, au fond d'elle-même, elle devait savoir que mes espoirs demeureraient vains.
Les années ont passé, nous avons grandi. Exclues des groupes de jeunes de notre âge, nous passions tout notre temps ensemble. Nous étions persuadées qu'il en serait ainsi toute notre vie et que nous ne pourrions jamais compter que l'une sur l'autre.
Et puis, un jour que nous avions treize ans, un homme s'est présenté devant notre porte. J'étais en train d'aider mon père à monter l'une des dernières machines qu'il venait d'inventer et Freya attisait le feu de notre four à verre, quand notre mère est soudain entrée dans l'atelier :
– Elda ? Freya ?
– Oui ? avons-nous répondu en chœur.
– Un homme vient de frapper à notre porte … il dit qu'il est magicien à la cour de Valeria et qu'il aimerait vous rencontrer.
Freya et moi avons échangé un regard perplexe, puis nous nous sommes levées et avons suivi notre mère. Notre père nous a accompagnées.
L'homme attendait dans le salon. Lorsque je l'ai vu, la première chose qui m'a frappée a été son aura : il se dégageait de cet inconnu une magie puissante mais contenue, comme la force du lynx des neiges tapis dans les fourrés juste avant de bondir sur sa proie. Contrairement à Freya, dont l'aura flottait souplement autour de son corps, celle de cet homme paraissait lui coller à la peau : aucune ondulation d'énergie ne s'écartait de ce flux tendu, donnant l'impression que son corps était entouré d'une barrière imperméable et rigide. Seules Freya et moi pouvions voir ce détail qui échappait à nos parents. L'homme portait un manteau élégant, garni au col et aux manches d'une fourrure d'ours Gorm, un animal très difficile à débusquer et recherché pour son pelage d'un bleu nuit unique. Le reste du manteau, confectionné dans un épais tissu bleu pâle, était brodé de motifs de triskèles ; à la façon dont les fils brillaient, j'ai aussitôt compris qu'il s'agissait d'argent. Il fallait des moyens considérables pour s'offrir un tel vêtement : ce visiteur était quelqu'un d'important. Ses longs cheveux châtains ramenés en une queue-de-cheval dégageaient un front et des pommettes saillantes, sur lesquels se tendait une peau fine comme le vélin. Sous ses sourcils épais étincelaient deux yeux vert-de-gris, très semblables à la couleur de son aura. Je lui aurais donné une quarantaine d'années, mais je savais que les mages vivaient plus longtemps que le commun des mortels.
Il nous a dévisagées successivement, Freya et moi, et j'ai eu l'impression qu'il cherchait à voir en nous quelque chose d'invisible à l'œil nu, d'indiscernable pour une personne étrangère à la magie. Un sourire a étiré ses lèvres, conférant un peu de chaleur à son visage minéral.
– Bonjour. Je suis ravi de vous rencontrer. Je m'appelle Ingvar de Cathbad, je fais partie des mages de la cour des souverains de Valeria.
D'un mouvement de la tête, nous avons acquiescé, puis nous nous sommes présentées à notre tour.
– J'ai entendu parler de vos pouvoirs par des chasseurs et des marchands ambulants qui avaient fait halte dans votre village, a poursuivi Ingvar. En tant magicien expérimenté, l'ampleur du don que vous êtes censées posséder m'a intrigué. Je suis donc venu jusqu'ici afin de vous rencontrer.
– Est-ce que vous allez nous interdire d'utiliser la magie, comme le mage de notre village ? a demandé Freya, sur la défensive.
– Moi ? Jamais de la vie, voyons. Au contraire, je suis ici pour vous aider. Votre mère m'a dit que le mage local a refusé de vous enseigner la magie, et que depuis vous la pratiquiez de façon autonome.
– C'est ça, a confirmé Freya. Enfin, pas tout à fait. Je suis la seule à continuer à me servir de ma magie, Elda ne l'utilise plus depuis plusieurs années.
– Vraiment ? Pourquoi ?
J'ai dévisagé Ingvar et j'ai demandé d'une voix neutre :
– Avez-vous toujours été bien accepté par vos semblables malgré la grandeur de vos pouvoirs ?
Ingvar a cillé et j'ai cru voir un sourire fugace passer sur ses lèvres. Il paraissait agréablement surpris que j'aie tout de suite détecté la puissance de son aura, car cette capacité confirmait mes propres dons. Il a hoché la tête.
– Je comprends …
Il a levé une main et a tracé des lignes de runes devant lui : c'était la première fois que j'en voyais. Les lettres magiques étincelaient de cette lueur bleu-vert qui émanait de son aura, puis elles se sont déposées sur le parquet de notre maison. À cet instant, j'ai senti mes pieds se décoller du sol, en même temps que Freya, mes parents et tout le mobilier de la pièce à vivre se mettaient à léviter. Ce n'était pas comme si nous avions soudain acquis la faculté de voler, non, c'était une autre sensation.
– Qu'est-ce … qu'est-ce qu'il se passe ? a bégayé notre mère.
D'un mouvement sec, Ingvar a annulé les effets du sortilège et nous avons tous repris contact avec la terre.
– J'ai supprimé l'effet de la gravité temporairement, et seulement dans cette maison.
– Oh, mais c'est incroyable, ça ! s'est exclamé mon père en imaginant sans doute comment cette faculté pourrait être utile au fonctionnement d'une de ses machines.
– Freya, a poursuivi Ingvar, crois-tu que tu serais capable de reproduire ce sortilège si je trace à nouveau les runes devant toi ?
J'ai perçu une pointe de défi dans le ton du mage. Ma sœur a soutenu son regard perçant, puis elle a hoché la tête.
– Montrez-moi.
Ingvar a aussitôt esquissé les lettres bleutées sous l'œil attentif de ma sœur. Freya n'avait jamais pratiqué ce genre de magie : elle maîtrisait le feu, savait soigner une plaie, déplacer des objets et amplifier certains phénomènes naturels, mais elle n'avait encore jamais eu recours à des runes pour créer un sortilège. Son regard vif a mémorisé chaque lettre, puis, d'un doigt sûr, elle les a reproduites une à une. Quand la formule a été complète, elle a suspendu son geste et a maintenu sa concentration. Ingvar a plissé les yeux, dans l'expectative : il attendait sans doute de voir si ma sœur, au-delà de la simple reproduction du sortilège, était capable de lui insuffler suffisamment de pouvoir pour le rendre effectif. À cet instant, j'ai senti l'attraction terrestre s'évanouir et j'ai compris que la magie de Freya fonctionnait. Le sort n'a duré que quelques secondes, mais cela a été suffisant pour satisfaire Ingvar. Son regard s'est mis à briller de fascination, d'admiration et d'une troisième émotion que je n'ai pas su démêler à ce moment-là. Plus tard, j'ai su que le sortilège que ma sœur venait d'exécuter faisait partie des plus difficiles à maîtriser, même pour un sorcier expérimenté. En le reproduisant d'un seul geste, Freya venait de prouver à Ingvar l'étendue de notre don. Quand le mage a repris la parole une certaine fébrilité faisait trembler sa voix :
– Eh bien, eh bien … je vois que les marchands ambulants ne m'ont pas trompé. Tu es réellement très forte, Freya. Je suppose que ta sœur possède les mêmes pouvoirs ?
– Lorsqu'Elda se servait de sa magie, sa puissance équivalait à la mienne, même si elle ne faisait pas les mêmes choses que moi avec. Mais c'était il y a des années, je ne saurais pas vous dire si c'est encore le cas aujourd'hui.
– Je comprends pourquoi le mage de votre village a refusé de vous enseigner la magie : vos pouvoirs dépassent de loin les siens. Il a dû prendre peur. Néanmoins, je trouve vraiment dommage de ne pas développer les facultés exceptionnelles qui sommeillent en vous.
– Vous trouvez notre magie … exceptionnelle ? ai-répété, dubitative.
– Absolument. Vous pourriez faire de grandes choses si vous appreniez à vous en servir. Cela vous étonne ?
– Ce n'est pas l'opinion qu'ont les gens d'ici.
– Je vois. Certaines personnes redoutent ce qu'elles ne connaissent pas, parce qu'elles ne le maîtrisent pas. Comme vous venez de le voir, je suis capable de réaliser des sortilèges difficiles à mettre en œuvre. Je pourrais devenir votre professeur.
Freya et moi avons échangé un regard : c'était la première fois que quelqu'un extérieur à notre famille faisait l'éloge de notre magie. Toute notre vie, nous avions vécu méprisées et exclues de la société, et tout-à-coup un mage faisait irruption dans notre existence pour reconnaître nos talents et se proposer de nous aider. Pour la première fois, nous ne nous sentions ni étranges, ni monstrueuses, mais estimées pour ce que nous étions. Nous savions qu'une telle chance ne se représenterait pas deux fois, et d'un seul regard, nous avons compris l'une comme l'autre que nous avions envie d'accepter cette offre. Nos parents paraissaient eux aussi très enthousiastes.
– Cependant, je soumets ma proposition à une condition.
– Laquelle ? a demandé notre mère.
– Si vous acceptez de devenir mes apprenties, Elda, Freya, vous devrez m'accompagner à la capitale de Valeria, où vous recevrez votre enseignement.
Cette condition a freiné notre élan, je l'admets. Nous n'avions jamais quitté nos parents, et bien que le village ne nous apprécie guère, nous avions grandi ici. Tout quitter pour aller vivre à la capitale du royaume nous impressionnait, pourtant, nous aurions consenti à ce sacrifice si un étrange phénomène ne s'était pas soudain produit.
Ingvar a-t-il senti que nous étions prêtes à répondre favorablement à sa proposition ? Est-ce cette certitude qui a provoqué ce changement chez lui ? Je le crois bien. Son aura qui était demeurée si disciplinée, si compacte depuis le début de notre entrevue s'est soudain modifiée. Ce halo qui reflétait sa parfaite maîtrise de lui-même et qui jouait le rôle d'une barrière a commencé à s'agiter : sa surface a ondulé, des vaguelettes de magie se sont échappées du flux principal et leur couleur vert d'eau s'est parée de zébrures noires. Freya et moi l'avons tout de suite remarqué et sans que personne ne nous l'ait jamais expliqué, nous avons immédiatement deviné que ces ondulations reflétaient un changement d'état d'esprit chez notre interlocuteur. Lui qui s'était montré si aimable dans ses paroles, si contenu dans ses gestes, si impénétrable dans son expression, il était désormais en proie à des émotions obscures qui différaient grandement de l'image bienveillante qu'il cherchait à nous donner. Son aura traduisait un désir malsain de convoitise, un désir si ardent qu'il troublait son sang-froid et déréglait le contrôle qu'il possédait sur son aura. Ce n'est qu'à ce moment-là que nous avons découvert sa véritable nature : un être puissant et intéressé, avide d'exploiter à son propre compte toutes les possibilités que lui offrirait notre magie. Cet homme voulait nous utiliser, et nous ignorions à quelles fins.
Freya et moi avons échangé un regard qui nous a suffi à comprendre que nous avions détecté le même danger. Nous ne devions surtout pas tomber dans le piège que cet homme nous tendait, mais comment rejeter une proposition si alléchante devant nos parents ? La situation devenait délicate, mais Freya a pris sur elle de refuser son offre, en arguant que nous ne souhaitions pas quitter notre village ni nos parents, et que nous ne pouvions donc pas accepter de devenir ses élèves. Cette réponse inespérée a déstabilisé Ingvar : lui qui nous pensait acquises, il se retrouvait face à un mur. Il a d'abord essayé de nous convaincre en nous présentant tous les avantages que nous apporterait la vie à la capitale, mais Freya est demeurée ferme. Plus il argumentait, plus son aura se teintait de filaments noirs, plus sa colère grandissait. Quand il a compris qu'il n'obtiendrait pas gain de cause, son ton est devenu agressif.
– Personne d'autre que moi n'acceptera de vous enseigner la magie à Valeria, sachez-le ! Vous êtes bien sottes de refuser de quitter la maison de vos parents alors que je vous offre un avenir radieux à la cour.
Son aura se convulsait et pendant un bref instant j'ai eu peur qu'il n'emploie sa magie contre nous. Notre père s'est interposé et a déclaré d'un ton inflexible :
– Vous avez fait votre proposition à mes filles ; elles l'ont refusée, avec des raisons valides. Je vous prierai donc de ne pas insister davantage. Maintenant, veuillez quitter notre maison, s'il vous plaît.
Le regard d'Ingvar vibrait de fureur, mais il n'a pas répliqué. Tournant les talons, il est sorti d'un pas raide et s'est éloigné de notre village. Nous pensions à ce moment-là que nous ne le reverrions jamais.
Mais une fois encore, nous nous trompions.
Un an après, jour pour jour, Ingvar est revenu dans notre village. Il a de nouveau frappé à notre porte et a renouvelé sa proposition de nous enseigner la magie : un an s'était écoulé et peut-être, disait-il, avions-nous eu le temps de réfléchir plus mûrement à tous les avantages que nous procurerait son enseignement. S'était-il rendu compte, la première fois, qu'il avait perdu le contrôle de lui-même ? C'est possible, car cette fois-ci son aura est restée bien proche de son corps, soumise à sa volonté. Cependant, nous avions deviné ses véritables intentions et nous ne comptions pas nous laisser si facilement berner ; nous avons donc réitéré notre refus. Furieux, Ingvar est reparti en maugréant qu'il n'avait pas dit son dernier mot.
L'année suivante, le même jour de novembre, il entrait de nouveau dans notre village. Ce matin-là, je ne l'ai pas vu, mais grâce aux souvenirs de Freya je sais ce qu'il s'est passé.
Ma sœur était allée chercher de l'eau au puits derrière notre maison. Depuis un an, nos parents nous apprenaient les rudiments de leur activité, ce qui englobait la fabrication du verre, de diverses machines mécaniques et la tenue d'un commerce. Je passais beaucoup de temps avec notre mère, tandis que Freya étudiait plus souvent auprès de notre père. Elle venait de remonter deux seaux d'eau quand des éclats de voix lui sont parvenus : les exclamations provenaient de notre maison et elle a immédiatement reconnu le timbre de notre père. Lorsqu'elle a identifié la seconde voix, des sueurs froides ont coulé le long de son dos : Ingvar était revenu. Reposant ses seaux, elle s'est approchée discrètement de la maison et a glissé un regard par la fenêtre.
Poings serrés, notre père se tenait à face à Ingvar qui le dominait de plus d'une tête. Des tics nerveux de colère contractaient la bouche du magicien qui avait de nouveau perdu le contrôle sur son aura. Le halo se tordait en sombres volutes grimaçantes et des zébrures noires lézardaient son pouvoir. Freya a froncé les sourcils : Ingvar ne prêtait pas attention à l'aspect de son aura car notre père était incapable de la discerner, mais elle voyait le désordre qui pervertissait son âme … et cette noirceur la terrifiait.
– Comment osez-vous revenir ici, une fois de plus ? s'est exclamé notre père. Je croyais pourtant avoir été clair : mes filles ne souhaitent pas suivre votre enseignement, nous vous l'avons répété l'an passé. Alors, maintenant, cessez de venir nous importuner !
– Où sont-elles ? Où sont Elda et Freya ?
– Elles se sont absentées, je vous l'ai dit. Elles ne reviendront pas avant un moment, alors je vous prierai de partir.
– Où sont-elles allées ?
– Vous avez entendu ce que ce je viens de vous dire ? Elles ont déjà décliné votre proposition, elles ne veulent plus vous voir ! Sortez immédiatement de cette maison, ou je serai obligé d'employer la force !
À ces mots, les pupilles d'Ingvar se sont rétrécies. D'un geste précis, si rapide que même Freya ne l'a pas vu venir, il a refermé sa main sur le cou de notre père et l'a soulevé de terre. Ichiro a senti l'air lui manquer et s'est débattu, mais la poigne du magicien ne s'est pas desserrée. Ingvar a rapproché son visage tout près du sien et d'une voix aussi effrayante que les éclairs qui tempêtaient dans ses yeux, il a murmuré :
– Tu oses me menacer, toi qui ne possèdes aucun pouvoir ? As-tu seulement idée de l'étendue de ma magie ? Je pourrais te tuer sur le champ si je le désirais. Je viendrais à bout de n'importe quelle machine de ton invention, alors surveille tes paroles.
– Je ne retiendrai ni mes paroles ni mes coups s'il s'agit de protéger mes filles. Aussi puissant que vous soyez, si vous osez vous en prendre à elles, je vous le ferai payer !
Un rictus a plissé la commissure des lèvres d'Ingvar. L'insolence de cet homme ne devait guère lui plaire. D'un geste brusque, il a rejeté notre père en arrière : Ichiro a titubé quelques secondes, puis s'est redressé et adressé un regard noir à son agresseur. Ce dernier lui a répondu d'un regard plein de dédain, puis, sans prononcer un mot, il a quitté notre maison.
Derrière la fenêtre, Freya avait serré si forts les poings que ses ongles s'étaient enfoncés dans sa chair. Son sang bouillonnait et si elle n'avait écouté que son instinct, elle se serait précipitée entre Ingvar et notre père, mais elle s'était retenue : elle ne voulait pas qu'Ichiro soit mêlé à un duel magique dont elle ignorait l'issue. S'il subissait des dommages collatéraux par sa faute, elle s'en serait voulu toute sa vie. Même si son orgueil lui criait qu'elle pouvait se mesurer à Ingvar, sa raison la rappelait à l'ordre. Elle possédait sans doute des pouvoirs supérieurs à ceux du magicien, mais son manque d'entraînement jouerait en sa défaveur.
Cependant, Ingvar avait menacé notre père. Freya qui était si droite, si attachée à l'honneur de notre famille ne pouvait supporter un tel affront. Après une brève seconde d'hésitation, elle a contourné la maison et s'est lancée sur les traces du mage. Ce dernier se trouvait déjà à la sortie du village et s'apprêtait à reprendre un chemin à travers la forêt. D'un pas rapide, Freya a couru dans sa direction.
– Ingvar !
Le mage s'est figé en reconnaissant la voix de ma sœur. Le temps qu'il se retourne, Freya l'avait déjà rattrapé. Un sourire narquois s'est dessiné sur ses lèvres et ses yeux clairs se sont plissés.
– Freya … j'étais justement venu vous voir, toi et ta sœur. Ton père m'a dit que vous vous étiez absentées pour un moment, je vois qu'il m'a menti.
– Vous êtes à nouveau venu nous proposer d'être vos élèves ?
– En effet. Maintenant que vous avez quinze ans, je supposais que vous auriez suffisamment mûri pour accepter mon offre.
– Vous savez très bien que nous ne viendrons jamais avec vous.
– Vraiment ? C'est dommage …
– Je vous ai vu malmener mon père.
– Oh, tu nous espionnais ? Petite cachottière … et tu n'es pas intervenue pour aider ton papa ? C'est bien lâche de ta part.
Freya s'est mordue la lèvre, touchée par la pique. Néanmoins, elle a refusé de se laisser impressionner, et d'une voix où l'on sentait poindre de la colère, elle a rétorqué :
– Si vous revenez ici encore une fois et que vous menacez ma famille … je vous tuerai. Je le jure.
Pour la première fois depuis le début de leur conversation, le sourire d'Ingvar a disparu de son visage. Il a dévisagé Freya en silence et ma sœur a d'abord cru que ses paroles l'avaient impressionné. Elle a cependant blêmi en voyant se dessiner un sourire malsain sur ses lèvres.
– La colère te va très bien, Freya … la puissance de ta magie doit être fascinante quand tu lui insuffles ce genre d'émotions.
Ma sœur l'a fusillé du regard.
– Je ne suis pas comme vous !
– Ah, tu crois cela ? Le futur nous le dira.
– Je vous interdis de revenir ici !
Sans répondre, Ingvar s'est détourné et repris sa route vers la forêt. Freya l'a suivi des yeux jusqu'à ce qu'il disparaisse. Ce n'est que lorsque les rideaux des grands pins sont retombés sur sa silhouette qu'elle s'est autorisée à reprendre son souffle.
Par la suite, elle et mon père nous ont raconté ce qu'il s'était passé ce jour-là. Ma mère et moi avons été horrifiées par les menaces d'Ingvar, mais Freya nous a bien dit qu'elle lui avait interdit de remettre les pieds au village. Aucun de nous, cependant, n'était certain d'être débarrassé de lui.
L'année suivante, l'hiver a commencé plus tôt que d'habitude et la neige a recouvert le pays dès la mi-novembre. Le jour fatidique est arrivé : cela faisait un an très exactement qu'Ingvar était venu parler à notre père. Trois années de suite, il s'était présenté devant notre porte à la même date. Nous le savions tous et lorsque nous nous sommes levés, ce matin-là, un sentiment d'appréhension nous nouait l'estomac. Je devais accompagner notre mère pour chercher du petit bois pour la cheminée, tandis que Freya devait aller réparer une des machines que notre père avait vendue à un couple de villageois. Au moment de nous séparer, j'ai adressé un regard incertain à ma sœur.
– Tu es sûre que tu ne veux pas que je reste avec toi ?
Freya a secoué la tête avec un sourire rassurant.
– Ne t'inquiète pas. Je suis sûre qu'il ne viendra pas.
J'ai acquiescé, à moitié convaincue, puis j'ai pris la direction de la forêt avec ma mère. Aujourd'hui, je sais ce qu'il s'est produit durant l'intervalle pendant lequel ma sœur et moi avons été séparées grâce aux souvenirs de Freya, mais à l'époque c'est davantage mon intuition qui m'a guidée.
La réparation que ma sœur devait effectuer chez nos voisins s'est terminée plus tôt que prévu : la machine avait seulement besoin d'un petit réglage et de l'huile dans ses engrenages. Freya est donc rentrée en avance, dans l'idée d'aider notre père à son travail. Elle arrivait en vue de notre maison quand elle a brusquement senti le reflux d'un sortilège puissant, comme une vague d'énergie qui l'aurait frappé en pleine poitrine. Elle a immédiatement reconnu l'identité du mage à l'origine de cette onde et ses boyaux se sont tordus : c'était lui, il était revenu ! Elle ne pouvait pas le croire. Ses menaces n'avaient eu aucun effet et une fois encore, Ingvar réapparaissait pour les harceler. Freya a serré les dents : la colère a pris le pas sur sa peur et elle s'est précipitée vers notre maison.
Grande ouverte, la porte d'entrée volait aux quatre vents. Freya a repoussé le battant et s'est figée, les yeux écarquillés.
Notre père se tenait face à Ingvar, un tison incandescent à la main et la respiration haletante. Freya remarqua tout de suite la tâche rouge qui maculait son épaule et s'étendait peu à peu vers son bras.
– Papa !
Face à lui, Ingvar portait lui aussi plusieurs estafilades : des sillons sanglants parcouraient ses joues et des entailles avaient déchiré les élégants pans de son manteau. Ma sœur a aussitôt compris que les deux hommes s'étaient battus. Marqué par son dernier face à face avec Ingvar, notre père avait décidé d'installer un mécanisme de protection dans tous les murs de notre maison. Ce dernier permettait de déclencher un lancer de pointes en fer contre tout intrus qui pénètrerait dans la pièce sans autorisation. Lorsqu'il avait reconnu le magicien, il avait activé sa machine, suscitant le courroux du mage. La blessure que notre père portait à l'épaule n'était pas mortelle, mais il perdait beaucoup de sang. Son front en sueur était crispé, mais lorsqu'il s'adressa à ma sœur sa voix demeurait ferme :
– Freya, va-t'en d'ici immédiatement !
– Pas question !
Freya ne pouvait détacher son regard de la tâche qui imbibait la chemise de notre père : Ichiro n'était pas de taille à lutter contre Ingvar, elle s'est dit qu'elle n'aurait jamais dû le laisser seul un jour pareil. Elle était tellement persuadée que le mage ne reviendrait pas qu'elle s'était montrée imprudente. À présent, elle devait réparer ses erreurs. Ingvar s'est lentement retourné vers ma sœur et sur son visage pâle à la mâchoire saillante, elle a vu se dessiner ce sourire qu'elle haïssait tant. Ingvar ne semblait nullement impressionné, il paraissait juste satisfait de la voir.
– Quel plaisir de nous retrouver, Freya. Cette fois-ci, tu es intervenue. Serais-tu devenue plus courageuse … ou moins scrupuleuse ? Tu ne crains donc pas que ton père subisse les effets de notre duel ?
– Taisez-vous ! Sortez d'ici !
– Hum … tu te crois en position de me donner des ordres ?
Un sifflement a lacéré l'air et avant qu'Ingvar n'ait le temps de réagir, une marque brûlante s'était imprimée sur sa joue. Les yeux bleus de Freya étincelaient d'une lueur froide comme le schiste.
– Sortez d'ici.
Les yeux d'Ingvar se sont plissés, se réduisant à deux fentes dignes d'un fauve sur le point d'attaquer. Il a levé deux doigts, a tracé des runes devant lui et les a projetées vers Freya ; la jeune fille a aussitôt répliqué en dessinant des runes à son tour. Une paroi translucide s'est dressée devant elle et l'offensive d'Ingvar, freinée dans sa course, a ricoché sur le bouclier avant d'être renvoyée vers le plafond qu'elle a transpercé comme une vulgaire toile.
Lorsque Freya avait fait la connaissance d'Ingvar, elle avait découvert la magie des runes. Depuis ce jour, elle s'était exercée en autodidacte pour maîtriser les effets de ces lettres anciennes. Elle avait essayé plusieurs combinaisons et avait peu à peu créé ses propres sortilèges. À force de l'observer, j'avais mémorisé un grand nombre de ses sorts sans jamais en tester les effets ; j'avais renoncé à pratiquer la magie, même pour mon propre compte. Freya, elle, avait développé de nombreux talents et c'est ce qui lui a permis de tenir face à Ingvar, ce jour-là.
Le mage a projeté un autre sortilège vers ma sœur, qui s'est immédiatement protégée de son bouclier. Le sourire horripilant qui déformait sa bouche s'est élargi un peu plus.
– Je vois que tu as bien progressé depuis notre première rencontre, Freya. Tu as développé toute seule ces deux sortilèges ? Je te félicite. Cela me donne encore plus envie de vous avoir comme élèves, toi et ta sœur.
– Vous savez très bien que nous ne viendrons jamais avec vous !
– Ah … dans ce cas, inutile de tergiverser davantage. Je crois que j'ai suffisamment attendu depuis trois ans. Si vous refusez de m'accompagner de votre plein gré, je vous y forcerai.
Deux éclairs ont alors jailli de l'index et du majeur d'Ingvar et ont frappé notre père de plein fouet. Ichiro a poussé un cri, a porté une main à sa poitrine et est tombé à genoux, haletant, tous ses membres contractés.
– Papa !
Freya, horrifiée, a tenté de se précipiter vers lui, mais Ingvar lui a barré la route.
– Cet homme vous a peut-être donné la vie, mais ce n'est pas lui qui vous a transmis ses pouvoirs. Je peux donc le tuer si cela vous décide à m'obéir, toi et ta sœur.
D'une main furieuse, Freya a créé dix traits de feu qui ont calciné le bas du manteau d'Ingvar. Le mage s'est écarté pour échapper aux rayons embrasés et ma sœur a profité de cette ouverture pour courir vers notre père : le sang avait déjà trempé ses vêtements et la plaie s'élargissait à vue d'œil.
– Papa, ne bouge pas …
Freya a posé une main sur la plaie et s'est concentrée pour y diffuser son pouvoir de guérison. Ingvar lui a adressé un regard mauvais, puis l'a assaillie d'une nouvelle rafale magique :
– Tu ne pourras pas tout faire, Freya !
Ma sœur a riposté d'une main tout en gardant l'autre posée sur la poitrine de notre père : le bouclier s'est matérialisé devant eux et les a protégés des premières salves, mais dès qu'Ingvar a réattaqué, la paroi translucide a commencé à clignoter et son pouvoir à faiblir. Freya, le souffle court, entendait son cœur battre à tout rompre. Elle a jeté un œil à notre père : il n'était déjà plus qu'à moitié conscient. Sa magie de guérison exigeait une énergie considérable et pendant ce temps-là, elle était incapable d'utiliser toutes ses ressources. Si elle choisissait de sauver notre père, elle ne tiendrait pas longtemps face à Ingvar, elle le savait.
Ai-je senti sa détresse, à cet instant précis ? Ai-je réagi lorsque l'attaque d'Ingvar a atteint notre père ? Je ne saurais le dire. Je me souviens seulement que je récoltais du petit bois avec ma mère quand une terrible sensation m'a serré si fort la poitrine que j'en ai eu le souffle coupé. J'ai lâché mon panier et je me suis redressée d'un coup, le cœur battant : je percevais l'écho lointain d'une aura redoutable et sinistre auquel se mêlait la résonance d'une autre aura, si proche de mon propre pouvoir que j'aurais pu la croire mienne. Ingvar était revenu et Freya se battait contre lui, j'en ai eu la certitude. La violence des ondes propagées par le mage disait à elle seule l'état de colère dans lequel il se trouvait. J'ai relevé la tête vers ma mère.
– Maman, reste ici. Ne t'approche pas du village, tu as compris ?
Elle m'a adressé un regard perplexe et inquiet, mais je ne lui ai pas laissé le temps de me questionner : Freya avait besoin de moi. Abandonnant ma mère sur place, je me suis précipitée à toutes jambes vers le village. L'horrible appréhension qui m'empêchait de respirer s'accentuait de seconde en seconde, ma crainte redoublait à chacun de mes pas et plus j'avançais, plus je craignais d'arriver trop tard. L'air glacé me brûlait les poumons, j'avais l'impression que mes artères allaient exploser. Les branches nues que je repoussais me fouettaient le dos, mais je n'y prêtais guère attention. J'ai dévalé la pente glissante de la montagne enneigée et je suis arrivée à l'orée du village hors d'haleine : dans les rues, tout paraissait normal. Pourtant, le claquement sec des sortilèges et l'odeur de fumée a confirmé mon pressentiment. J'ai couru jusqu'à notre maison, ouvert la porte à la volée … et je me suis immobilisée.
Contre un mur du salon, Freya soutenait notre père presque évanoui tout en gardant une main plaquée sur l'affreuse tâche sanguinolente qui s'étendait sur sa poitrine. De l'autre main, elle résistait aux attaques d'Ingvar qui ne lui laissait aucun répit. Le bouclier de ma sœur s'est soudain disloqué et le sortilège du mage a égratigné son visage comme une nuée d'échardes.
– Freya !
Ma sœur a sursauté, tandis qu'Ingvar, stupéfait, a pivoté lentement sur lui-même. Son regard aqueux et dénué de toute chaleur a croisé le mien. A-t-il lu dans mes pupilles la vague de colère que je sentais rouler en moi, prête à déferler ? A-t-il deviné que ma course folle n'était pas l'unique responsable de cette respiration saccadée, chargée de rage qui faisait trembler tout mon être comme la voile d'un navire avant la tempête ? Jamais une telle émotion n'avait pris possession de mon esprit. Ma peur se transformait en fureur à mesure qu'elle remontait de mes jambes vers ma tête, comme une lame de fond qui se serait muée en ouragan. J'étais incapable de penser, seule la vue du sang m'obsédait, ce sang poisseux qui maculait les vêtements de mon père, ce sang luisant qui striait le visage de ma sœur, ce sang d'êtres aimés qu'Ingvar avait osé faire couler. Le mage m'a dévisagée et ce sourire ignoble a de nouveau ourlé ses lèvres.
– Elda … sois la bienvenue. Il me manquait plus que toi pour que nos retrouvailles soient complètes.
Profitant qu'il ne portait plus attention à elle, Freya a tracé une série de runes qu'elle a projetées en direction du mage. Sans même se retourner, ce dernier l'a désintégrée d'une main.
– Tu pensais que je t'avais oublié, Freya ? Tu as tort de gaspiller ainsi ton énergie, tu en as besoin pour sauver ton père.
Ma sœur a jeté un œil à Ichiro, dents serrées : sa magie de guérison l'épuisait et rendait inefficaces ses autres sortilèges. Ingvar a reporté son attention sur moi et a déclaré avec une amabilité feinte :
– J'ai cru comprendre que toi et ta sœur n'étiez toujours pas décidées à devenir mes élèves. C'est regrettable, car ma patience a des limites. Je vais devoir employer une méthode plus persuasive pour augmenter votre motivation : si vous venez avec moi, je sauverai la vie de votre père. Vous avez ma parole.
La réaction de Freya ne s'est pas fait attendre.
– Sale menteur ! Vous pensez qu'on va vous croire ?
Ingvar a ricané, amusé, et cette raillerie a eu sur moi l'effet d'une allumette qu'on jette dans une flaque d'alcool : ma colère s'est soudain embrasée, répandant un torrent de feu dans mes veines et réduisant ma raison en poussière. Une énergie glacée a fourmillé dans mes mains, des étincelles bleutées ont crépité au bout de mes doigts et la température de la pièce a brusquement chuté de plusieurs degrés. Mon aura se réveillait après huit ans de sommeil et son halo dégageait une telle force qu'il m'étourdissait. J'avais l'impression qu'un calque venait de se poser sur mes rétines pour troubler ma vue : le mobilier du salon, les braises fumantes de la cheminée, le visage de ma sœur et de mon père, tous les contours et toutes les arêtes se sont soudain transformés en tâches de couleurs au milieu desquelles ne subsistait qu'une seule silhouette clairement identifiable, celle d'Ingvar. C'est à cet instant que j'ai perdu le contrôle sur mon esprit. Mon corps, mû par un sentiment de vengeance qui me dépassait, a agi seul.
D'un geste sûr, mon index a tracé des runes que j'avais mémorisées en observant les entraînements de Freya. Ma magie a modulé le sortilège pour l'adapter à mes pouvoirs et des dizaines d'aiguilles de glace ont alors transpercé l'air en sifflant comme des pointes de flèches. Leurs dards ont lacéré les vêtements, les mains et le visage d'Ingvar. Du sang a coulé, mais cette fois c'était le sien et cette vue m'a rempli d'une sombre satisfaction. Frappé par la violence de cette attaque inattendue, le mage a fait volte-face, main levée, mais a suspendu son geste en découvrant l'expression de mon visage.
Certains volcans entrent dans une éruption d'autant plus dévastatrice que leur lave a d'abord dû pulvériser un cratère bouché ; l'émotion qui me ravageait en cet instant ressemblait à cet effroyable phénomène. Tout mon corps, toute mon âme brûlait d'une colère terrible que j'avais contenue pendant des années et qui venait littéralement d'exploser. Ingvar avait fait de notre existence un enfer, il avait menacé notre famille et fait peser sur nos vies une épée de Damoclès dont la lame se rapprochait chaque année de notre gorge. Il avait blessé mon père et ma sœur, ma sœur qui m'avait toujours défendue, ma sœur qui avait souffert tous les coups et toutes les humiliations pour me permettre de respecter la promesse que je m'étais faite. Elle avait tenu tête à Ingvar et protégé notre père seule, parce qu'elle croyait que je n'étais plus capable d'utiliser mes pouvoirs. Elle avait toujours affronté tous les dangers sans recevoir aucune aide, mais à présent c'était terminé. J'allais la soutenir, et tant pis si cela m'obligeait à me parjurer. Je ne me reconnaissais pas dans cette rage, mais peu m'importait : tout ce qui comptait pour moi était d'éloigner Ingvar de ma famille.
Mon regard vibrant, chargé d'une haine gelée a pétrifié le mage pendant quelques secondes. La jeune fille discrète et introvertie qu'il avait connu trois ans auparavant avait cédé la place à un être effrayant qu'il rencontrait pour la première fois et dont il ne parvenait pas bien à cerner la puissance. Derrière lui, Freya s'était redressée et fixait le halo de ma magie, stupéfaite.
– Elda …
De mon aura se détachait des filaments bleutés qui saturaient l'air d'énergie électrique. Avant qu'Ingvar n'ait le temps de faire un geste, une nouvelle salve d'aiguilles gelées a fondu sur lui : les pointes ont ouvert des plaies sur sa peau.
– Partez d'ici.
Mon timbre n'était plus celui d'une petite fille et dans mon regard glacé, Ingvar a sans doute deviné le danger. Néanmoins, il a fait une ultime tentative.
– Elda, n'as-tu pas entendu le marché que je vous ai proposé, à toi et ta sœur ? Si tu acceptes de m'obéir, je sauverai la vie de ton père. N'est-ce pas ce que tu souhaites ? Je vous ai donné ma parole, tu n'as rien à craindre.
En guise de réponse, des dizaines de runes ont aussitôt fusé vers lui. Déstabilisé, il a créé un bouclier pour ne pas subir de nouvelles blessures.
– Que vaut votre parole, alors que depuis le début vous nous cachez vos véritables intentions ? Chaque année, vous êtes revenu nous proposer de devenir vos élèves sans nous révéler pourquoi vous nous portiez autant d'intérêt. Nous sommes des outils à vos yeux, n'est-ce pas ? Des outils pour vous aider à obtenir quelque chose de plus grand ! Mais nous ne céderons pas, nous ne vous aiderons jamais à accomplir votre sale besogne !
Les yeux d'Ingvar se sont réduits à deux fentes et un demi-sourire a étiré ses lèvres.
– Tu es perspicace, Elda. Dans ces conditions, inutile de perdre mon temps : vous allez venir avec moi, que vous le vouliez ou non.
Il a rapproché ses deux paumes et a matérialisé une sphère magique qu'il a projetée vers moi. J'ai immédiatement créé un bouclier qui lui a renvoyé son sortilège à la figure. Un duel a débuté entre nous, un duel dans lequel chacun tentait de réagir plus vite que l'autre en augmentant peu à peu l'intensité des sortilèges dont nous nous servions. Ingvar avait pour lui sa longue expérience et une maîtrise parfaite des sorts qu'il lançait ; j'avais pour moi la puissance d'un dieu et la rage d'en découdre. Cependant, je ne m'étais pas exercée depuis des années et je devinais que si le combat s'éternisait mon manque de pratique jouerait en ma défaveur.
Freya le voyait, elle aussi, et elle savait que pour que nous nous en sortions elle devait m'aider. Tandis que je luttais contre Ingvar, elle avait poursuivi son travail de guérison et la plaie de notre père s'était en grande partie résorbée. Elle l'a redressé et lui a demandé à voix basse :
– Papa, est-ce que tu penses pouvoir marcher ?
– Je crois, oui.
– Alors, sors de cette maison.
– Non, pas question, je refuse de vous laisser seules, Elda et toi.
– Nous allons le repousser. Elda utilise ses pouvoirs, alors à deux, nous y arriverons. Fais-moi confiance et sors d'ici.
Notre père a hoché faiblement la tête, puis s'est relevé et ma sœur l'a enveloppé d'un bouclier protecteur. Rapidement, il s'est dirigé vers la porte d'entrée, mais ce mouvement n'a pas échappé à Ingvar.
– Tu crois t'en tirer comme ça, Freya ?
Tout en maintenant le sort qu'il dirigeait vers moi, il a tendu une main vers mon père et les runes ont fusé. Les lettres ont heurté le bouclier créé par Freya et ont commencé à le dissoudre comme de l'acide corrode le métal. Telle une bulle de savon, la barrière s'est évanouie et le sortilège a poursuivi sa course inexorable. Les yeux de Freya se sont agrandis d'horreur et dans un ultime réflexe, elle s'est précipitée devant notre père. Trop tard : le sort a entamé tout le flanc droit de ma sœur avant d'aller frapper Ichiro en pleine poitrine. Les yeux exorbités, Ichiro a ouvert la bouche sans qu'aucun cri n'en sorte, puis il s'est effondré au sol : le sang s'est répandu sur le parquet et a teinté les lattes de la couleur du crime.
– Papa !
Freya était tombée à genoux près de lui, une main plaquée sur ses côtes tâchées de pourpre. Les yeux remplis de larmes, elle s'est penchée sur le corps immobile de notre père.
– Papa, papa, réponds-moi !
Pétrifiée, j'ai brusquement cessé toute résistance. La puissance d'Ingvar m'a aussitôt envoyée bouler contre une des parois de la maison et je me suis effondrée, sonnée. Notre ennemi, en fureur, n'a pas accordé un regard à notre père, obnubilé par la blessure qu'il venait d'infliger involontairement à Freya. A-t-il paniqué ? S'est-il traité mentalement d'idiot ? Peut-être. Cet homme nous désirait pour lui seul, il nous voulait afin d'exploiter nos pouvoirs. Si nous venions à être blessées ou à mourir, il se serait vu privé du trésor qu'il convoitait depuis tant d'années. D'une poigne brutale, il a saisi Freya par les cheveux.
– Petite imbécile ! Pourquoi t'es-tu mise en travers de mon chemin ? Je vais devoir te soigner, maintenant !
Encore sous le choc, Freya ne s'est pas défendue. À cet instant, je me suis redressée et j'ai vu, tétanisée, la flaque écarlate autour de notre père. Je ne voulais pas comprendre, je ne pouvais pas croire ce qui venait de se produire. Un vide atroce s'est formé dans mon cœur, un vide qui s'est mué en une colère impitoyable. L'électricité qui parcourait mon aura s'est intensifiée, une odeur de gaz a envahi l'atmosphère et j'ai levé deux doigts.
Les runes sont apparues si vite que j'avais l'impression qu'une volonté extérieure guidait mon geste. L'éclair a jailli en direction d'Ingvar, bleu et meurtrier. Les runes ont lacéré son visage, creusant une longue cicatrice depuis son front jusqu'à la naissance de cou. Le mage a hurlé de douleur et plaqué une main sur sa joue. Le sang ruisselait entre ses doigts.
– Misérable gamine …
Il n'a pas eu le temps d'en dire davantage, car je venais de lancer dans sa direction des piques de glaces aussi longues que des stalactites. Les pieux gelés se sont enfoncés dans les murs de notre maison, un morceau de la cheminée s'est écroulé. Les flammes se sont immédiatement échappées de l'âtre et le torchis qui jointait les murs de notre maison a pris feu. L'incendie s'est propagé vers le toit, a consumé le chaume et fragilisé les poutres. Ingvar, affolé, a tendu la main vers le faîte de notre maison et l'a pulvérisé d'un sortilège effroyable. Sa magie a projeté les morceaux de charpente enflammée vers l'extérieur, nous sauvant ainsi de la mort. Lorsqu'il s'est retourné vers nous, Freya s'était relevée pour se placer à mes côtés.
Il nous a dévisagées, une main toujours plaquée sur son visage meurtri. A-t-il compris que nous ne ploierions jamais face à lui ? Que nous étions prêtes à mourir si nous réussissions à l'emmener dans la tombe avec nous ? Je le crois. Il a tracé un cercle de runes autour de lui et des vagues de lumière vert pâle l'ont enveloppé. Emporté par le sortilège, il a disparu sous nos yeux médusés ...
… comme un lâche.
Désolidarisées par l'absence de torchis, les pierres qui formaient les murs de notre foyer ont commencé à s'effondrer les unes après les autres. Freya et moi nous sommes précipitées vers le corps de notre père, nous avons chacune passé un bras sous ses aisselles et l'avons porté à l'extérieur de notre maison. Au moment où nous sommes sorties à l'air libre, notre mère est arrivée, affolée. Que s'était-il passé ? Par tous les dieux, Ichiro était blessé ! Elle courait chercher un médecin, mais Freya l'a retenue par la manche. Tout en continuant d'appuyer sur sa plaie aux côtes elle a murmuré d'une voix rauque :
– Ça ne sert à rien, maman. C'est trop tard.
C'est seulement à cet instant que la fureur meurtrière qui me consumait s'est éteinte. Il m'a semblé que je sortais brusquement d'un tunnel noir pour reprendre peu à peu le contrôle de mon esprit. Le cauchemar que nous venions de vivre m'aurait presque paru irréel si le cadavre de mon père n'avait pas gi tout près de nous. L'expression de ma mère lorsqu'elle a compris que rien ne sauverait son mari restera à jamais gravée dans ma mémoire, car c'est à ce moment-là que j'ai pris conscience que tout ce que nous venions de vivre était bien réel. J'aurais pu éprouver de la colère, mais le sentiment qui s'est emparé de moi n'était que douleur et accablement.
Ma mère s'est alors rendue compte que Freya était blessée, elle aussi. Elle a voulu aller chercher du secours, mais les gens du village sont arrivés à ce moment-là.
Ensuite, tout s'est enchaîné très vite.
Les villageois ont tout de suite repéré le corps de d'Ichiro étendu au sol, la poitrine maculée de rouge. Je pensais que rien de ce qui pouvait se passer à présent ne surpasserait l'horreur que nous venions de vivre, mais je me trompais. Une femme a pointé son doigt dans notre direction et, suivie par tous les autres, on nous a accusées d'avoir tué notre propre père. « Sorcières », « monstres » « filles des démons », toutes ces injures qu'on nous avait adressées au cours de notre enfance ont plu sur nos têtes comme une grêle cinglante. Hébétées, abasourdies, nous ne pouvions croire qu'on nous accuse d'un crime aussi abject. Cependant, quand nous avons vu les autres villageois approuver et scander ces mêmes insultes, nous avons compris que rien, cette nuit-là, ne nous serait épargné.
Nous avons tenté de nous défendre, d'expliquer qu'Ingvar était l'auteur de cet horrible meurtre, mais personne ne nous a écoutées, personne ne paraissait voir qui était ce puissant mage qui était revenu chaque année nous hanter. Ingvar ne passait pourtant pas inaperçu, sa prestance et la noblesse de son port contrastait fortement avec l'habit humble que portaient les gens du village. Pourquoi ne l'avait-on pas remarqué ? Dans un bref éclair de lucidité, nous avons alors compris qu'il avait dû masquer sa présence à chacune de ses visites, se rendant ainsi invisible aux yeux des villageois. Pour eux, Ingvar n'existait pas, et nous seules pouvions être responsables de la mort de notre père. Ces gens nous haïssaient depuis notre naissance, nous représentions pour eux un phénomène qu'ils étaient incapables de comprendre, une puissance qui les effrayait. Le meurtre d'Ichiro leur donnait enfin un prétexte pour nous mettre hors d'état de nuire, alors pourquoi s'en seraient-ils privés ? Notre mère a tenté de s'interposer, mais un homme l'a aussitôt arrêtée en lui tordant les bras dans le dos. Après avoir vu mourir notre père, la simple idée que l'on puisse faire de mal à notre mère nous a révulsées ; malgré sa blessure, Freya a tracé des runes qui ont frappé l'homme si durement qu'il a immédiatement lâché Chitose.
Les villageois, toutefois, n'avaient pas dit leur dernier mot. Ils ont fait appel au mage du village. Tout comme les autres, ce dernier nous détestait : nos pouvoirs supérieurs aux siens l'agaçaient et le terrifiaient. Il n'a même pas daigné écouter les supplications de ma mère. Freya et moi nous étions déjà mises sur la défensive, conscientes qu'on ne nous accorderait aucune pitié. De sa magie argentée, le mage du village a créé des cordes qui ont tenté de faucher nos jambes, mais Freya a contrattaqué. Sa respiration devenait de plus en plus rauque et je voyais sa plaie s'élargir au niveau des côtes. La colère que j'avais ressentie face à Ingvar m'a de nouveau embrasée et mon sortilège a fusé à toute vitesse. Les griffes de glace ont tailladé le visage du mage qui a reculé sous l'effet de la surprise.
– N'approchez pas. Si vous osez faire du mal à ma mère ou ma sœur, je vous tue.
J'étais sérieuse. Si l'un des villageois m'avait provoquée, je crois que je n'aurais pas hésité. Tout autour de moi, les gens m'ont dévisagé avec terreur : tous croyaient que j'avais abandonné ma magie et que je n'étais plus capable de m'en servir. La seule démonstration de ce sortilège a suffi à répandre une vague de crainte dans la foule, qui s'est accentuée lorsque Freya est venue se positionner à côté de moi. Le mage de notre village, cependant, ne comptait pas abandonner si facilement. D'une main agile, il a lancé de nouveaux filins dans notre direction et le combat a recommencé. Je me suis placée devant Freya pour la protéger et j'ai riposté, freiné, détruit les attaques. Je rendais coup pour coup, sort pour sort, et parfois les fouets de mon adversaire le frappaient en retour. Cet homme possédait moins de puissance qu'Ingvar, mais mon premier duel m'avait passablement éreintée. Malgré l'énergie féroce avec laquelle je répliquais, j'avais conscience que mes sortilèges demeuraient maladroits. La rage amplifiait mes pouvoirs, mais la fatigue finirait par m'affaiblir et ma magie perdrait alors toute sa force. Le mage du village n'a pas tardé à le comprendre et a cherché à m'épuiser. Freya, qui n'était pas dupe, a compris qu'elle devait créer une ouverture qui nous permette d'échapper à ce combat sans fin. Si nous n'agissions pas très vite, nous serions capturées. Derrière nous, la masse des villageois observait le combat avec une avidité malsaine. Un profond dégoût mêlé de mépris a envahi Freya : ces gens se délectaient de notre souffrance, se délectaient de notre faiblesse et n'attendaient qu'une chose, assister à notre chute. Révoltée par tant de haine, elle a levé un bras et tracé des runes : les lettres se sont assemblées pour former une sphère flottante au-dessus de sa tête. La boule a grossi à vue d'œil et a explosé avec la violence d'un feu d'artifice. Une pluie de feu s'est abattue sur notre village et les toits des maisons se sont enflammés. Les habitants, paniqués, ont couru vers leur maison pour sauver leurs biens. Le mage, cependant, continuait de me harceler et Freya s'est interposée pour unir ses forces aux miennes. D'un ample fouet de feu, elle l'a jeté à terre et j'ai emprisonné ses poignets et ses chevilles avec des étaux de glace.
– Partons d'ici !
La respiration de Freya était de plus en plus saccadée. J'ai hoché la tête : personne ne nous pardonnerait l'incendie de notre village et tous resteraient persuadés que nous avions tué notre père. Plus rien ne nous attendait ici, hormis de la haine. Au moment où nous avons tourné les talons, toutefois, la voix de notre mère nous a retenues.
Je n'oublierai jamais le regard ravagé de douleur qu'elle nous a adressé. Elle comprenait notre fuite, pourtant elle ne voulait pas nous laisser nous en aller. Elle aurait voulu nous garder près d'elle, mais nous aurions fait de sa vie un enfer si nous avions pris cette décision. Nous étions maudites, maudites contre notre volonté, nous devions fuir.
– Nous sommes désolées, maman, a dit Freya.
– Tu ne peux pas venir avec nous, ai-je ajouté d'une voix sourde. Occupe-toi bien de papa. Nous t'aimons très fort.
Si nous étions restées auprès d'elle, nous l'aurions mise en danger, tout comme nous avions mis en danger notre père. Nous en étions persuadées. Sans un mot de plus, nous avons pris la fuite. Pour nous donner du courage nous nous sommes prises par la main. Tandis que l'incendie rugissait en dévorant notre village, nous nous sommes enfoncées dans les bois sombres des sapins.
Aucune lune, cette nuit-là, ne se reflétait sur le loch. Nos pieds faisaient craquer la couche de gel, s'enfonçaient dans la neige. Un nuage de buée s'élevait de notre bouche au rythme de notre course.
Où allions-nous ? Je n'en avais aucune idée. Mon unique objectif était de nous éloigner au plus vite afin d'empêcher les habitants de se lancer à notre poursuite. J'espérais trouver une grotte où nous puissions nous abriter et où Freya pourrait soigner sa blessure. Ensuite, nous verrions. Le regard vide de notre père me hantait à chacun de mes pas, la douleur me poignardait le cœur, mais nous ne pouvions pas nous arrêter. Nous aurions le temps de pleurer, nous aurions le temps de réfléchir. S'il le fallait, nous quitterions notre pays pour aller vivre dans une contrée où personne ne nous connaîtrait et où personne ne nous haïrait. Les larmes coulaient toutes seules sur mes joues, mais je ne ralentissais pas. Désormais nous étions seules, livrées à nous-mêmes, mais j'étais certaine que nous survivrions tant que nous serions ensemble. En mon for intérieur, je voulais croire qu'autre chose nous attendait loin de Valeria. À ce moment-là, j'étais loin d'imaginer que les pensées de Freya prenaient une toute autre direction. Aujourd'hui que ses souvenirs m'appartiennent, sa décision ne m'en paraît que plus terrible.
Une main plaquée sur ses côtes, Freya insufflait toute sa magie à ses tissus déchirés pour les réparer. Son autre main demeurait unie à la mienne et elle tâchait, même si cela lui coûtait, de suivre la cadence de ma course. Sa respiration se faisait de plus en plus erratique et la douleur descendait jusque dans ses jambes, irradiait jusqu'à sa nuque.
Finalement, les villageois avaient raison : notre pouvoir était maudit. Parce qu'il avait suscité la convoitise d'un être puissant, il avait attiré le malheur sur notre famille. Notre père avait tenté de s'opposer à Ingvar et l'avait payé de sa vie ; notre mère avait perdu l'homme qu'elle aimait et ses filles l'avaient abandonnée. La communauté des villageois la bannirait probablement pour nous avoir mises au monde ; elle survivrait, mais exclue de la société. Nos parents nous avaient élevées, ils nous avaient chéries, et nous les avions tués.
Si Ingvar n'était jamais apparu, nous aurions pu mener une vie paisible. C'est ce que Freya a pensé dans un premier temps, mais elle a vite réalisé qu'elle se trompait : pour tout résoudre, il aurait fallu supprimer notre pouvoir. Plus encore qu'Ingvar, c'était notre magie qui déséquilibrait le monde, qui dérangeait les âmes et éveillait des désirs malsains chez les autres, des désirs de possession et d'orgueil. Nous étions nées ensemble et notre gémellité avait démultiplié notre don ; personne, à Valeria, ne possédait autant de pouvoir que nous. Freya a compris que ce serait probablement le cas où que nous allions. Quel que soit le pays où nous chercherions refuge, nous serions regardées comme des parias ou comme des armes que l'on chercherait à s'approprier. Chacune prise à part, nous représentions une grande force, mais ensemble nous représentions une menace. Il existerait toujours des êtres cupides prêts à commettre les crimes les plus vils pour s'emparer de notre magie, et des êtres bons, qui nous ouvriraient leur cœur, qui nous témoigneraient de l'affection et qui finiraient par subir la violence de ceux qui voudraient nous utiliser. Ce serait une spirale sans fin et nous ne serions jamais libres. Il existait, cependant, un moyen de rompre le cercle. Freya l'a deviné et à cet instant, elle a lâché ma main.
Surprise, je me suis retournée : ma sœur s'était figée à quelques pas derrière moi et sous ses sourcils froncés, ses yeux bleus s'étaient obscurcis. Lentement, elle a abaissé la main qu'elle gardait appuyée contre ses côtes, son bras a glissé le long de son corps et la plaie, mal cicatrisée, s'est aussitôt rouverte. J'ai écarquillé les yeux.
– Freya, qu'est-ce que tu fais ?
Elle respirait de manière saccadée. Ses jambes se sont soudain dérobées sous elle. Paniquée, je me suis précipitée et je l'ai prise contre moi.
– Freya, qu'est-ce qui t'arrive ? Pourquoi as-tu arrêté de te soigner ?
– Je crois que je n'ai plus assez de magie.
C'était un mensonge, mais je ne le savais pas. D'une main, j'ai détaché l'agrafe qui fermait mon manteau et j'ai étendu la fourrure sur la neige pour l'y allonger.
– Je suis désolée de t'avoir fait courir si vite, j'aurais dû me montrer plus prudente, prendre soin de toi … si tu te reposes, tu crois pouvoir de nouveau utiliser ton pouvoir de guérison ?
Freya m'a adressé un sourire triste.
– Elda … donne-moi ta main.
Perplexe et inquiète, je lui ai obéi. Ses doigts se sont croisés avec les miens, et de son autre main, elle a commencé à tracer des runes devant elle : les lettres bleutées se sont enroulées autour de nos poignets, puis se sont infiltrés dans notre chair. Un cercle lumineux est apparu au niveau du front de Freya et des images se sont brusquement imposées à moi : elle et moi jouions au bord du loch, alors que nous avions cinq ou six ans. Freya allumait un feu de camp en forêt. Nous observions notre mère sortir de son four de la pâte de verre en fusion … Je me rappelais avoir vécu tous ces instants, mais contrairement à mes propres souvenirs, je voyais cette fois la scène à travers les yeux de ma sœur. D'autres images se succédèrent, de plus en plus vite.
– Freya … Freya, qu'est-ce tu fais ?
– Je te transmets toute ma mémoire.
– Quoi …? Pourquoi ?!
– Parce que … je ne vais pas pouvoir t'accompagner.
– Qu'est-ce que tu racontes ? Tu peux encore te soigner, si tu te reposes tu pourras utiliser ta magie !
– Notre pouvoir est trop dangereux, Elda. Il y aura toujours des êtres sans scrupules qui voudront nous manipuler pour l'obtenir. Je ne veux pas que tu vives de cette façon.
– Moi non plus, je ne veux pas que tu aies à endurer ça !
– Ne t'inquiète pas, dans peu de temps … je ne représenterai plus une menace pour personne.
– Comment ça ?
À cet instant, j'ai senti une vague d'énergie chaleureuse, puissante et terriblement familière envahir chaque centimètre de ma peau, pénétrer au cœur de chacun de mes membres, se fondre avec mon âme. Avec horreur, j'ai pressenti ce qui était en train de se produire.
– Freya … tu …
– Oui, je te transfère toute ma magie. Désormais, elle fera partie de toi.
– Arrête ça immédiatement ! Tu as besoin de tes pouvoirs pour guérir !
– C'est trop tard, Elda. La blessure d'Ingvar est profonde, j'aurais mis du temps à m'en remettre. C'est logique que ce soit moi qui parte.
– Non … non, je ne veux pas …
– Ma magie renforcera la tienne et te protégera dans ta nouvelle vie.
– Arrête, Freya ! Arrête ça tout de suite !
J'ai tenté de délacer nos doigts, de séparer nos mains, mais rien n'y faisait. Freya m'enchaînait à elle et à mesure que sa magie quittait son corps pour intégrer le mien, la plaie au niveau de ses côtes s'élargissait, le sang souillait la neige. Ses lèvres bleuissaient sous l'effet du froid, son visage perdait toutes ses couleurs. Seul l'éclat de son regard demeurait ferme et au fond de ces pupilles d'un bleu d'abysse, une détermination plus forte que la mort lui donnait l'énergie d'achever le transfert.
– Freya, arrête, je t'en supplie ! Je ne veux pas que tu … je ne veux pas …
Les larmes dévalaient mes joues, je tremblais de tout mon être. Je cherchais à me soustraire à son pouvoir, mais j'étais incapable de briser le sortilège qui nous reliait. J'étais sur le point de recourir à ma propre magie pour stopper le flux, mais mon cœur a manqué un battement. Alors qu'une tempête de souvenirs m'avait assaillie un instant plus tôt, une brume fuligineuse s'est soudain emparée de mon esprit. Tel un écran de fumée, elle a consumé les images comme une feuille de papier qu'on enflammerait.
– Qu'est-ce que … qu'est-ce qu'il se passe ? Freya, qu'est-ce que tu … ?
– Je veux te protéger, Elda, c'est pour cette raison que je te donne ma mémoire et ma magie. Mais je veux aussi te rendre libre. Pour cela, tu dois commencer une nouvelle vie.
– Qu … quoi ?
Une terrible migraine me vrillait les tempes, me donnait la nausée et engourdissait mes mouvements. Toujours unie à la mienne, la main de Freya tenait bon tandis que tout son corps tremblait sous l'effort. Les soubresauts étaient si violents qu'elle semblait sur le point de se briser, mais elle résistait, mobilisait jusqu'à la dernière parcelle d'énergie qu'elle possédait.
– Je vais sceller ta mémoire et ta magie, Elda. Quand tu te réveilleras, tu auras tout oublié de ton ancienne existence. Tu ne te souviendras ni d'Ingvar, ni de la mort de papa, ni de la douleur de maman … ni de moi.
– Non ! Non, je ne veux pas ! Arrête ça tout de suite ! Freya !
– Je suis désolée. J'ai y réfléchi pendant que nous courions et je crois que c'est la seule solution : tu dois ignorer la force que tu possèdes, afin que personne ne la convoite. Cependant, si ta vie ou celle d'une personne qui t'est chère est un jour menacée, le sceau se brisera … et tu te rappelleras de tout.
À cet instant, un flash blanc et étincelant m'a aveuglée. Il m'a semblé que le monde se diluait dans la lumière, que les sons se mouraient, que la main que j'avais posée sur la neige ne ressentait plus le froid et que l'odeur des sapins s'évanouissait. Au même moment, ma conscience s'est envolée et je me suis effondrée.
Freya m'a retenue : aujourd'hui, je le sais car jusqu'à la toute fin, elle m'a transmis ses souvenirs. La plaie au niveau de sa cage thoracique a tâché ma robe, mais elle m'a serrée très fort contre elle, tandis que son autre main exécutait les dernières runes nécessaires. Les lettres scintillantes ont formé un cercle au-dessus de mon corps. Un tourbillon de volutes magiques m'a enveloppée et le sortilège a fusé vers le ciel pour m'emporter très loin de mon village natal.
Freya est demeurée seule, étendue sur le manteau que l'humidité glacée de la neige imprégnait lentement. Sa respiration convulsive créait des nuages de buée au-dessus de ses lèvres et l'une ses mains se crispait au niveau de ses côtes. Bientôt, ses membres ont commencé à s'engourdir et elle n'a plus senti la douleur. Ses pupilles d'un bleu profond étaient devenues dorées et lorsqu'elle a levé le regard vers le ciel, une larme a roulé sur sa joue.
– Pardon de ne pas pouvoir venir avec toi, Elda. J'espère … que tu seras heureuse.
