Bonjour à tous !
J'espère que vous allez bien ! Me revoici de retour avec un nouveau chapitre ! Étant donné que le précédent était assez long, tout comme celui d'aujourd'hui, je me suis permis d'espacer un peu les updates, car la correction me prend plus temps. Le chapitre précédent était riche en émotions, mais je vous rassure celui-ci sera moins dur ! Voici donc la suite, j'espère qu'elle vous plaira :)
Bonne lecture !
Chapitre 19 - La tombe de l'ancien roi
Je me suis souvent demandé pourquoi j'ai vu le jour au sein de la famille royale de Valeria. Je pense que les Nornes, ces divinités à l'allure de vieillardes qui tissent le destin des mortels à l'aide de leurs fils, ont dû emmêler leurs écheveaux au moment de décider de mon sort.
À ma naissance j'ai reçu le titre de prince de Valeria, pourtant je n'ai jamais eu cette assurance naturelle qui définit les membres de la noblesse. Plus jeune, j'avais beaucoup de mal à prendre une décision et je peinais à retenir tous les protocoles d'étiquette. À chaque réception, je craignais de commettre un faux pas et je ne supportais pas les vêtements lourds et luxueux que je devais porter pour ces occasions. J'avais l'impression de jouer un rôle, de n'être qu'un imposteur, comme si j'étais né au mauvais endroit. Je crois que dans une autre vie, j'ai dû être un simple homme du peuple, peut-être même complètement fauché, réduit à vivre dans une minuscule maison et contraint de travailler tard pour payer mon loyer. Enfin, ça, c'est ce que je me plaisais à imaginer, et cette rêverie me donnait une bonne excuse pour ne pas coller à l'attitude exemplaire que la cour attendait de moi.
Par chance, j'étais le cadet de la famille, et pas qu'un peu : vingt ans d'écart me séparaient de mon frère aîné, que mon père avait eu avec sa première épouse. Après le décès de cette reine, mon père s'était remarié et lorsque je suis venu au monde, mon frère commandait déjà des troupes, accompagnait le roi dans toutes ses représentations et recevait les gens du peuple en audience. Autant dire qu'il n'avait que faire de ce petit frère qui surgissait brusquement dans sa vie. De ce fait, aucune complicité ne nous a jamais liés. Lorsque j'ai eu dix ans, le roi est mort et mon frère lui a succédé sur le trône. À peine cinq ans plus tard, ses cheveux avaient complètement grisonné et de longues rides avaient creusé son visage : j'ignore s'il était prédisposé à vieillir prématurément ou si l'exercice du pouvoir avait altéré ses traits, mais dans le doute, je trouvais ça plutôt bien de ne pas être à sa place. Mon frère était marié et avait deux fils, je savais donc que je ne régnerais jamais, et cela me convenait.
Mon frère avait cependant veillé à ce que je reçoive une éducation digne de mon rang. À son grand dam, j'étais un élève distrait ; ce n'est pas que les cours ne m'intéressaient pas, mais il me fallait trois fois plus de temps que lui pour assimiler le contenu d'un livre. Les mathématiques, la géographie, la stratégie militaire, les lois, les finances, tout cela me paraissait beaucoup trop abstrait. Mon professeur me regardait souvent d'air consterné et avait l'air de se demander comment l'ancien roi avait pu mettre au monde deux fils si différents. Heureusement, j'étais meilleur aux exercices physiques et j'aimais monter à cheval. Lorsque j'ai fêté mes dix-huit ans, mon frère a songé à me trouver une épouse. Plusieurs prétendantes se sont bien présentées, et à moi elles m'auraient toutes convenu, mais elles n'étaient jamais assez bien pour mon frère. Le temps a passé et à vingt ans, j'étais toujours célibataire. Les membres de la cour me regardaient comme une bête curieuse, me donnant la sensation d'être le vilain petit canard de la famille.
J'ignorais à quoi ressemblerait mon avenir. Tout ce que je savais, c'est que je souhaitais être utile aux habitants de Valeria. Mon frère gouvernait très bien le pays tout seul, il n'avait pas besoin de mon aide. Pour être tout à fait honnête, j'aurais voulu exercer un métier manuel, mais si je l'avais avoué à l'un de mes professeurs, il m'aurait étranglé pour cette hérésie avant de me faire manger en soupe tous les livres que je n'avais pas réussi à mémoriser sous sa direction.
Bref, je me serais senti assez seul sans Shinbo à mes côtés. Hiromu Shinbo appartenait à une famille désargentée de la vieille noblesse et il avait été placé à mon service en tant que page à ses sept ans. Quand nous nous sommes rencontrés, nous avions le même âge et nous nous sommes tout de suite bien entendus ; plus qu'un serviteur, je le considérais comme le frère que j'aurais préféré avoir à la place de ce roi déjà âgé et acariâtre auquel j'étais lié par le sang. Shinbo débordait d'énergie, il savait me motiver lorsque je manquais d'entrain mais aussi m'écouter quand je n'avais pas le moral. C'était un ami précieux, qui m'aidait à assumer les responsabilités de mon rang.
Je me rappelle très bien de ce matin de novembre, le jour où tout a basculé. L'hiver avait fait son apparition très tôt cette année-là, recouvrant le pays d'une couche molletonnée de neige. Si je trouvais le paysage magnifique depuis la fenêtre de ma chambre, la température glaciale ne me donnait pas la moindre envie de mettre un pied dehors. Pourtant, Shinbo est venu toquer à ma porte.
– Eh bien alors, votre altesse, vous n'êtes pas encore habillé ?
– Habillé ? Pour quoi faire ?
– Il y a une partie de chasse, aujourd'hui, vous aviez oublié ?
– Ah, la chasse … mais il fait un froid de canard !
– Justement, un peu de sport va nous réchauffer.
– Mmm …
– Allez, un peu de motivation ! Mettez vos bottes et votre manteau, nous allons être en retard.
J'ai soupiré, mais j'ai fini par me laisser convaincre ; je vous l'ai dit, j'ai toujours eu du mal à m'imposer. Nous avons rejoint les autres nobles qui participaient à la vénerie pour constituer un groupe d'une dizaine de personnes environ. Nous nous sommes mis en selle et, entourés de la meute de chiens, nous avons pris la direction des domaines royaux. Tandis que le valet emmenait le meilleur limier repérer la piste d'un gibier, nous sommes demeurés à l'orée de la forêt. Le froid était mordant et le ciel, bas et blanc, se reflétait dans la neige immaculée qui s'étendait à nos pieds. Le valet de limier n'a pas tardé à reparaître pour nous faire son rapport : après concertation, les nobles ont décidé de se lancer sur la piste d'un cerf. Lévriers et mâtins ont commencé à suivre la voie laissée par l'animal dans son sillage et nous avons pris leur suite. Après trois heures de traque, nous avons aperçu le profil de l'animal. Les chiens ont aussitôt bondi en aboyant, les hommes ont éperonné leur monture. Je m'apprêtais à leur emboîter le pas quand j'ai remarqué qu'un chien s'écartait du groupe.
– Eh toi, qu'est-ce que tu fais ? Reviens par ici !
– Un problème ? m'a lancé Shinbo.
– Un chien a quitté la meute, je vais le chercher !
– Vous voulez que je vienne avec vous ?
– Non, ne t'inquiète pas je vais y arriver ! Va aider les autres à prendre le cerf !
– D'accord ! Dépêchez-vous si vous voulez assister à la curée !
Talonnant ma monture, je me suis lancé à la poursuite du lévrier indiscipliné, mais le bougre courrait diablement vite et les sapins m'empêchaient de passer au galop. J'ai bien cru l'avoir perdu quand je l'ai soudain entendu hurler à la mort. Surpris et inquiet à l'idée qu'il se soit blessé, j'ai orienté mon cheval dans la direction de son cri. J'ai fini par déboucher dans une clairière et j'ai immobilisé ma monture, bouche bée.
Inconsciente, une jeune fille gisait sur la neige. Elle avait les yeux clos et ses longs cheveux s'égaillaient sur le givre comme autant de fils d'or sur une mer de sel. Elle ne portait pas de manteau et j'ai tout de suite songé qu'elle avait dû perdre connaissance à cause du froid. Près d'elle, le lévrier continuait de hurler. Avait-il senti l'odeur de cette fille ? J'ai mis pied à terre et je me suis approché d'elle, mais ce n'est qu'en la redressant que j'ai découvert la tâche rouge qui maculait sa robe.
– Oh non, elle est blessée …
Voilà pourquoi le chien l'avait si rapidement trouvée : il avait senti l'odeur du sang.
– Peut-être même … peut-être même qu'elle est déjà morte ?
J'ai senti mes entrailles se nouer d'horreur à l'idée que je serrais contre moi un cadavre. Et si quelqu'un me découvrait avec cette jeune fille dans les bras ? M'accuserait-on d'assassinat ? Non, j'étais trop jeune pour croupir en prison, ce n'était pas possible ! Je me suis alors rendu compte que la poitrine de l'inconnue se soulevait à un rythme régulier : elle respirait ! Bon, apparemment je m'étais affolé trop vite. Son souffle paraissait même trop paisible pour une personne mal en point. Saisi d'un doute, j'ai tâté la tâche de sang au niveau de son abdomen : aucune réaction, aucune crispation m'indiquant qu'elle ressentait une douleur à cet endroit. Peut-être ne s'agissait-il pas de son sang ? J'avais besoin de m'en assurer : si elle n'était pas blessée, j'allais pouvoir la transporter plus facilement. Mon regard a glissé vers la ceinture de cuir qui retenait sa robe et j'ai dégluti. Son corsage ne se délaçait pas, ce qui signifiait que pour vérifier son état j'allais devoir … relever le bas de sa jupe. J'ai rougi jusqu'aux oreilles et pendant un bref instant, diverses pensées contradictoires ont mené une petite guerre dans mon esprit. J'ai fini par secouer la tête : la santé passait tout de même avant la décence, non ? Si cette fille était sur le point de mourir, il valait mieux que je le sache pour lui porter secours, pas vrai ? Tout en essayant de me convaincre du bienfondé du mon geste, j'ai donc dénoué sa ceinture, retroussé la jupe et glissé une main sous le tissu. Si Shinbo m'avait surpris dans une situation aussi compromettante, il m'aurait sans doute traité de pervers pour le restant de mes jours. Mes doigts sont enfin arrivés au niveau des côtes, sous la tâche de sang que portait sa robe, et j'ai pu constater que sa peau ne portait aucune plaie, aucune estafilade suintante. Soulagé, j'ai rapidement retiré ma main, non sans effleurer une forme souple et ronde qui m'a fait rougir de plus belle. J'ai rhabillé la jeune fille en soupirant de soulagement : elle n'était pas blessée, ce sang sur ses vêtements n'était pas le sien, et …
– Une minute, si ce sang ne lui appartient pas, à qui appartient-il ?
À la peur d'être tombé sur un cadavre a succédé la terreur d'être en présence d'une meurtrière. Cette fille venait peut-être de tuer quelqu'un ?... Auquel cas, n'étais-je pas susceptible d'être accusé de complicité si je lui portais secours ? Non, non, décidément, je refusais d'être mêlé à une telle histoire ! J'ai secoué la tête avec véhémence pour me ressaisir et mon regard s'est alors posé sur le visage de l'inconnue. Elle semblait si innocente, si douce, si pure … m'appuyer sur sa seule apparence physique n'avait rien de rationnel, j'en conviens. Pourtant, j'avais l'impression tenace qu'elle n'avait commis aucun crime. Peut-être avait-elle fui quelqu'un ? Peut-être s'était-elle défendue d'un agresseur qu'elle aurait blessé avant de s'échapper ? Quoiqu'il en soit, je ne pouvais pas la laisser ainsi. Je l'ai portée jusqu'à ma monture où je l'ai couchée, le temps de me remettre en selle, puis je l'ai prise dans mes bras. Le lévrier grâce auquel je l'avais trouvée m'a adressé un regard inquiet, légèrement larmoyant.
– Ne t'en fais, elle va bien. Heureusement que tu m'as conduit jusqu'à elle, sinon elle serait peut-être morte de froid. Je te donnerai une récompense quand nous arriverons au château.
L'animal a agité la queue, rassuré et satisfait. Lorsque je suis sorti de la forêt, le cor a retenti jusqu'à mes oreilles : avec tout ça, j'en avais presque oublié la chasse. Le son de l'instrument m'indiquait que le groupe se trouvait assez loin de moi, j'ai donc décidé de rentrer au château ; je préférais éviter que toute la cour ne me voie avec une jeune fille couverte de sang dans les bras. L'image que la noblesse avait de moi n'était pas des plus brillantes, inutile de rajouter des motifs à leurs commérages. Je suis passé par l'arrière des écuries, en faisant le moins de bruit possible. Je pensais réussir à passer inaperçu, aussi ai-je frôlé l'arrêt cardiaque quand une voix m'a soudain hélé :
– Ah, votre altesse ! Je pensais que vous étiez allé rejoindre les autres.
Faisant volte-face sur ma monture, j'ai découvert Shinbo qui ressortait d'une des stalles.
– Mon cheval s'est fait entorse, alors je suis rentré plus tôt et … votre altesse, qui est-ce ?
Les yeux écarquillés, il fixait l'inconnue que je tenais contre moi.
– Je … je l'ai trouvée inconsciente dans la forêt.
– Elle est blessée ?
– Non, ce n'est pas son sang. J'ai … j'ai vérifié, ai-je ajouté en sentant mon visage s'empourprer.
À la surprise de mon ami a succédé une expression légèrement amusée.
– Eh bien, vous qui ne vouliez pas sortir … vous avez fait plutôt bonne chasse, à ce que je vois !
– Ne dis pas ça comme ça ! ai-répliqué, en devenant écarlate.
– Que comptez-vous faire d'elle ?
– Je vais l'emmener dans mes appartements. Quand elle se réveillera, elle pourra sans doute nous expliquer sa situation.
– D'accord. Je monte dans ma chambre, dîtes-moi si vous avez besoin d'aide.
En prenant soin de passer par des escaliers de service, j'ai regagné ma chambre et fait venir des domestiques. Rapidement, j'ai exposé aux deux femmes la situation : elles ont acquiescé et tandis que je quittais la pièce, elles se sont chargées de vêtir la jeune fille de propre, de la coucher et de raviver le feu de la cheminée. Un quart d'heure plus tard, elles avaient terminé leur travail.
– C'est fait, votre altesse. Elle dort toujours.
– Très bien, je vous remercie. Vous pouvez disposer.
Silencieusement, je me suis glissé dans la chambre : l'inconnue reposait, immobile, dans mon lit presque trop grand pour elle. Sa poitrine se soulevait à un rythme régulier et ses traits fins, légèrement crispés lorsque je l'avais transportée, s'étaient détendus. Ses longs cheveux dorés me rappelaient l'éclat de l'orge juste avant la moisson et ses petites mains blanches, posées sur les couvertures colorées, se repliaient nerveusement dans son sommeil. Sans bruit, je me suis assis sur un fauteuil et j'ai attendu. Dehors, de gros flocons tourbillonnaient dans l'air et le vent sifflait contre les carreaux, tandis qu'à l'intérieur, seul le crépitement de la cheminée troublait le silence de l'atmosphère.
J'avais commencé à m'assoupir quand un bruissement de tissu m'a soudain tiré de ma léthargie. J'ai ouvert les yeux et j'ai vu que la jeune fille venait d'ouvrir les siens : elle fixait le plafond à caissons au-dessus d'elle, stupéfaite. Puis, elle s'est lentement assise dans son lit et a balayé la pièce du regard. Elle avait l'air complètement perdue. Je me suis aussitôt levé :
– Ah, je suis content de voir que vous êtes revenue à vous !
L'inconnue a sursauté et a tourné la tête vers moi : c'est à cet instant que j'ai découvert le bleu de ses yeux. Un bleu d'une intensité rare, dont les reflets changeants me rappelaient les ondulations de la mer, de cette eau traversée par les rayons du soleil qu'elle tord et courbe à sa guise. Jamais je n'avais rencontré quelqu'un possédant une couleur d'iris aussi profonde, aussi fascinante. La jeune fille m'a adressé un regard incertain.
– Qui … qui êtes-vous ?
– Vous n'avez rien à craindre. Je m'appelle Hideki, je suis le prince cadet du royaume.
– Du royaume ?
– Oui, de Valeria.
– Valeria ?
C'était à mon tour de paraître décontenancé. Cette fille ne connaissait pas Valeria ? S'agissait-il d'une étrangère ? J'ai vu ses doigts se crisper sur les couvertures et elle a soufflé d'une voix à peine audible :
– Et moi, savez-vous … qui je suis ?
Mes yeux se sont écarquillés et je l'ai fixée pendant quelques secondes, totalement pris au dépourvu : je ne m'étais pas du tout préparé à ça.
– Vous … vous ne vous en souvenez pas ?
Elle a secoué la tête.
– Je vous ai trouvée dans la forêt du domaine royal, tout près d'ici. Vous étiez inconsciente et votre robe était tâchée de sang.
– Du … sang ?
– Vous ne vous rappelez pas du tout de ce qui vous est arrivé ?
Nouvelle négation de la tête. Son regard s'était perdu dans le vide, comme si elle cherchait à rattraper des souvenirs qui lui filaient entre les doigts. Ses mains ont froissé plus fort les draps, ses épaules se sont tendues et des mèches blondes ont glissé le long de ses joues, masquant les larmes qui se formaient au coin de ses paupières.
– Je … je ne me souviens de rien …
Mon cœur s'est serré devant son expression désemparée, et sans réfléchir, j'ai posé une main sur la sienne. La jeune fille a tressailli et a relevé la tête vers moi.
– Ne vous inquiétez pas. Ça vous reviendra peut-être d'ici quelques heures. D'ici là, ne forcez pas et prenez soin de vous : vous pouvez rester dans ce palais aussi longtemps que vous en aurez besoin.
Elle m'a adressé un regard rempli de gratitude, comme si j'étais le seul point d'ancrage auquel elle pouvait se raccrocher au milieu la tempête intérieure qui l'assaillait. Un sourire timide s'est dessiné sur ses lèvres et elle a hoché timidement la tête.
– Merci.
Ainsi tout a commencé.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
– Elle ne se rappelle absolument de rien ?
Bras croisés, Shinbo me dévisageait d'un regard perplexe. J'avais laissé l'inconnue prendre du repos et j'avais rejoint mon ami dans sa chambre, située un étage plus bas. Assis sur un fauteuil, les coudes appuyés sur les cuisses, je réfléchissais.
– Quand j'ai mentionné mon titre, j'ai vu que le nom de Valeria ne lui disait rien. Pourtant, elle parle notre langue.
– Peut-être vient-elle d'un pays voisin ? Les habitants de Dál Gleann utilisent le même dialecte que nous.
– Même si c'était vrai, comment a-t-elle pu arriver jusqu'à la capitale de Valeria sans connaître le nom de notre pays ? C'est vraiment très bizarre …
– Qu'allez-vous faire d'elle ?
J'ai froncé les sourcils : je savais que la famille royale finançait plusieurs orphelinats qui recueillaient les enfants abandonnés à la naissance ou qui avaient perdu leur famille, mais cette jeune fille était trop âgée pour être admise dans l'une de ces institutions. C'était presque une femme, et en tant que telle, elle devrait travailler si elle voulait survivre. Mais je me refusais à jeter à la rue cette inconnue dont le regard m'avait bouleversé.
– Je vais la garder au château. Je lui ai promis qu'elle pourrait y rester le temps qu'elle le voudrait. Peut-être retrouvera-t-elle la mémoire dans quelques jours, et alors elle pourra prendre une décision.
– Vous comptez en parler à votre frère ?
– Je ne vois pas pourquoi je le lui cacherais. Après tout, l'un des devoirs d'un souverain est d'offrir sa protection à ceux qui le nécessitent.
Deux heures plus tard, j'étais de retour dans ma chambre. La jeune fille avait quitté son lit et s'était assise sur un rebord de pierre, près de la fenêtre. Elle avait recouvert ses jambes et ses pieds nus d'une couverture et elle scrutait le paysage, peut-être dans l'espoir d'y reconnaître un relief familier. Dès qu'elle m'a entendu approcher, elle a tourné la tête vers moi, inquiète. Je lui adressé un sourire rassurant.
– Je viens de parler avec le roi de Valeria. Il m'a donné son accord pour que vous restiez ici tant que vous n'aurez pas retrouvé la mémoire.
– Mais … si je ne la retrouve jamais ?
– Nous n'en sommes pas encore là. Pour l'instant, vous devez vous ménager.
– D'accord … merci à vous, votre altesse.
– Vous pouvez m'appeler Hideki.
– Très bien … merci, Hideki.
Elle avait détourné le regard et elle se tordait les mains, comme si se sentait intimidée.
– Il y a quelque chose qui vous tracasse ?
– Ça me gêne de vous appeler par votre prénom, alors que je suis incapable de vous donner le mien.
– Ah, je comprends … je vous avoue que ça me dérange un peu, à moi aussi. Voulez-vous vous choisir un prénom ? Ça ne sera que temporaire, bien-sûr, mais ce serait plus pratique pour nous deux.
Elle m'a adressé un regard étonné, puis elle a semblé réfléchir. Son regard a dérivé vers le miroir en pied qui se dressait près du coffre où je rangeais mes effets personnels. Elle a observé son reflet pendant quelques secondes, son petit nez froncé et ses longs sourcils arqués dans une interrogation muette. Que lui inspirait son propre visage ? Au bout de quelques instants, elle a cillé et s'est détournée du miroir.
– Je ne vois vraiment ce qui pourrait me convenir. Pourriez-vous choisir pour moi ?
Je l'ai dévisagée, surpris. Elle me demandait de la baptiser ? Moi ? Désarçonné, je me suis mis à méditer sur la question. Aucun des prénoms qui me venaient à l'esprit ne me convainquaient : je les trouvais tous beaucoup trop communs pour cette jeune fille qui incarnait le mystère à mes yeux. Il lui fallait quelque chose qui sorte de l'ordinaire, qui lui confère une identité propre. Soudain, un souvenir a rejailli de ma mémoire. Oui, celui-là sonnait bien … je me suis assis sur le rebord de fenêtre qui faisait face au sien.
– Lorsque j'étais enfant, ma nourrice me lisait souvent un conte dans lequel apparaissait une fée. Cette dernière avait de longs cheveux dorés comme les vôtres et elle possédait de grands pouvoirs magiques. J'adorais cette histoire et pour être honnête, je trouvais cette fée fascinante. Elle s'appelait Chiiselwyn … je pense que ce nom vous irait bien, mais je le trouve un peu long. Que diriez-vous de Chii ?
La jeune fille m'a longuement observé, d'abord sans dire un mot, sans laisser transparaître une émotion, et pendant un instant j'ai cru que ma proposition ne lui plaisait pas. Puis, une étrange lueur est passée dans son regard, comme si elle prenait brusquement conscience d'une chose qui m'échappait, comme si elle avait entendu une voix qui ne parvenait pas jusqu'à mes oreilles. Ses pupilles bleues se sont mises à briller et je n'oublierai jamais le magnifique sourire qui a illuminé son visage. J'avais l'impression de la découvrir pour la première fois, comme si une gangue de glace venait de se briser autour d'elle pour révéler des traits radieux, presque solaires.
– Chii … d'accord. C'est un très joli nom. Il me plaît beaucoup.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
Lorsque j'ai ouvert les yeux, j'ai eu l'impression de sortir du néant. J'ai fixé le plafond de la chambre où j'étais étendue, hébétée : aucune pensée, aucune image ne m'habitait. Ma conscience émergeait d'un abysse sans fond. La luminosité de la cheminée, bien que faible, m'a fortement éblouie, et l'air qui remplissait mes poumons m'a paru tiède et irréel. Je ne me rappelais ni des évènements qui m'avaient conduite dans cette chambre, ni de l'endroit où j'avais vécu avant d'atteindre l'âge que je paraissais avoir, ni même de mon nom. Je ne me souvenais de rien. Je me sentais comme un corps dont l'âme n'aurait pas vécu, comme une coquille vide.
Je me suis redressée d'un bond dans mon lit, le regard paniqué. Je n'avais plus de passé, plus d'existence, plus de famille. Je n'étais plus personne. Mon lien avec la communauté des hommes s'était brisé. Je me sentais comme une branche cassée, séparée de l'arbre sur lequel elle avait grandi sans espoir de renouer avec lui.
C'est alors qu'il s'est approché de moi. J'ignorais qui il était et lorsque j'ai compris qu'il m'avait trouvée dans la forêt, je me suis demandé pourquoi il s'était encombré d'une personne aussi inutile que moi. Je ne pouvais rien lui apporter, car je ne savais rien. Mais il m'a rassurée, il m'a dit comment il s'appelait et m'a autorisée à demeurer dans son palais.
Et surtout, il m'a donné un nom. Lorsqu'il m'a regardé droit dans les yeux et qu'il m'a proposé de m'appeler Chii, l'abîme obscur où se dépêtrait ma conscience s'était soudain éclairé. Hideki m'a redonné une identité, il a fait de moi un être humain à part entière quand je n'étais plus qu'une chose figée dans l'instant. J'ai eu l'impression qu'il prenait ma main me ramener dans la société des hommes. Ce jour-là, sans qu'il ne s'en rende compte, un lien plus fort qu'un pacte nous a liés.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
Les jours qui ont suivi ont été étranges. Chii s'est peu à peu habituée à sa nouvelle vie, et je me suis peu à peu habitué à sa présence auprès moi. Je lui ai fait aménager une chambre et lui ai fourni des vêtements, ainsi qu'un manteau pour qu'elle n'ait pas froid quand elle sortirait, car l'hiver promettait d'être rigoureux.
La première fois que nous avons partagé un repas, elle a fixé ses couverts d'un air embêté, mais je n'y ai pas prêté attention tout de suite. J'étais né prince et j'avais appris dès mon plus jeune âge la fonction des trois fourchettes situées à gauche de mon assiette, des deux couteaux et de la cuillère à soupe situés à droite, ainsi que de la fourchette, la cuillère et le couteau disposés au-dessus. Les couverts placés les plus à l'extérieur servaient pour l'entrée, les suivants pour le plat, et cetera. Les couverts disposés au-dessus de l'assiette étaient quant à eux employés pour le fromage et le dessert. J'avais toujours vécu entouré d'une cour familière de ces usages, il ne m'était donc pas venu à l'esprit que Chii puisse les ignorer. Ce n'est que lorsque je l'ai vu tenter de couper sa viande avec un couteau à poisson, puis manger ses pommes-de-terre avec la fourchette à dessert que j'ai compris mon erreur.
– Attendez, je vais vous montrer.
J'ai replacé chacun des couverts dans le bon ordre puis j'ai guidé ses gestes à chaque nouveau plat. Le lendemain, elle se trompait encore entre la fourchette à salade et celle du plat, mais pour le reste elle se débrouillait plutôt bien.
Lorsqu'elle était seule, je voyais son regard se perdre dans le vide et son angoisse d'avoir perdu la mémoire revenait la hanter. Pour éviter que telles pensées ne l'accablent, j'ai entrepris de lui faire visiter le palais de Valeria de fond en comble. Le troisième jour, Shinbo a passé la tête par la porte de ma chambre :
– Bonjour, votre altesse ! Vous faîtes quelque chose ce matin ?
– Bonjour Shinbo ! J'avais prévu de continuer la visite du palais que j'ai commencée hier avec Chii.
– Ah, d'accord ! Elle va bien ?
– Elle est de plus en plus à l'aise. Tu l'aurais vu le premier jour, elle ne cessait de remercier les domestiques, elle s'est inclinée tellement de fois que ça en devenait presque drôle !
– La pauvre, elle ne doit pas être habituée. Elle vient sûrement d'une famille humble. Je suis aux écuries, si vous me cherchez, je voudrais voir comment va la patte de mon cheval.
– Très bien !
Je suis allé toquer à la porte de la chambre de Chii. Elle n'a pas tardé à apparaître, vêtue d'une robe bleu nuit et d'un gilet de fourrure.
– Bonjour, Hideki !
– Bonjour, Chii. Voulez-vous continuer notre visite d'hier ?
– Oui, avec plaisir !
Je l'ai emmenée dans la galerie d'honneur, où elle s'est extasiée devant les voûtes peuplées de rinceaux de feuilles d'acanthes, puis à l'armurerie, où elle s'est effrayée devant les épées et haches. En reprenant un escalier vers les étages, une bonne odeur de beurre cuit est parvenue jusqu'à nous.
– Qu'est-ce que ça sent ?
J'ai souri et je l'ai entraînée avec moi vers les cuisines toutes proches. À ma vue, les domestiques se sont inquiétées : le prince ne descendait jamais les voir en personne et elles ont cru que j'avais un reproche à formuler à propos du dîner de la veille.
– Non, non, ne vous inquiétez pas. Je fais seulement visiter le palais à cette demoiselle, qui a senti les bons effluves de votre cuisine. Je me suis dit que j'allais lui faire voir avec quels soins vous prépariez les plats des souverains.
Les cuisinières ont rougi sous le compliment et se sont empressées de montrer à Chii le contenu de leurs fours, la croûte dorée de leur pain, la qualité des volailles rôties aux herbes et du gigot d'agneau cuit pendant sept longues heures. Néanmoins, ce sont de simples biscuits au beurre qui ont retenu l'attention de la jeune fille. Devant l'insistance des cuisinières, elle les a goûtés en les trempant dans un peu de lait. Cela lui rappelait-il quelque chose qu'elle avait mangé dans le passé ? Je n'aurais su le dire. En tout cas, le sablé lui a laissé d'adorables moustaches de lait qu'elle a essayé de cacher en pinçant les lèvres. Les cuisinières ont ri et l'une d'elles lui a tendu une serviette pour qu'elle puisse s'essuyer la bouche.
Nous avons pris congé et nous avons poursuivi notre visite. Je tenais à montrer à Chii la bibliothèque royale, dans laquelle les plus hauts gradés et les plus grands mages du royaume venaient se former. Lorsqu'elle a découvert l'étendue des rayonnages et les milliers de volumes qui les garnissaient, elle est demeurée sans voix. Ses yeux scintillaient d'émerveillement et elle s'est aussitôt dirigée vers l'une des étagères. Elle s'est emparée d'un volume, l'a ouvert et s'est plongée dans son contenu. J'ai écarquillé les yeux : je ne m'attendais pas à ce qu'elle sache lire. Sa maladresse face à l'agencement des couverts, son malaise devant les domestiques du palais et sa préférence pour des biscuits ordinaires m'avaient d'abord fait croire à une simple fille du peuple, mais une fille de paysans ne sait que rarement lire. Finalement, peut-être venait-elle d'une famille aisée, voire de la noblesse ? Si tel était le cas, il était étrange que ses parents n'aient rien entrepris pour la retrouver.
Nous avons rapidement épuisé toutes les surprises que nous réservait le palais et Chii a tenu à sortir. J'ai donc entrepris de lui faire visiter la capitale de Valeria. Tandis que nous déambulions entre les rues, elle a remarqué l'atelier d'un maître verrier : la porte était entrouverte et à l'intérieur, l'artisan faisait tourner au bout d'une tige de métal la boule de paraison encore liquide qu'il venait d'extraire du four. Il a commencé à souffler son ouvrage pour donner forme à la panse d'une future cruche, puis il a déposé la pâte de verre entre les ramifications d'une épaisse branche d'arbre qu'il avait coupée. Les sillons de l'écorce ont imprimé un relief dans le verre et l'artisan a retiré l'objet achevé pour le mettre à refroidir. Chii a observé toutes ces opérations avec une attention extrême.
– C'est vraiment magnifique.
J'ai acquiescé, tout en me demandant si elle avait connu un souffleur de verre. Était-elle née dans une famille d'artisans ? J'avais attribué sa capacité à lire à une origine noble, mais les artisans savent souvent lire, eux aussi. De plus en plus intriguée par cette mystérieuse jeune fille, nous avons continué notre promenade. Notre visite lui a beaucoup plu et elle a insisté pour que je l'emmène voir un autre quartier le lendemain.
Au bout d'une semaine, elle n'avait pas retrouvé la mémoire. J'ai tâché de l'en consoler en lui assurant que cela ne saurait tarder, mais un mois plus tard la situation était exactement la même. Aucun souvenir ne refaisait surface, en dépit de mes efforts pour lui faire pratiquer les activités les plus diverses et lui faire visiter les lieux les plus nombreux dans l'espoir de susciter en elle un quelconque souvenir. J'essayais de la tranquilliser, d'affirmer que cet état ne saurait durer ; néanmoins, je percevais moi-même au ton de ma voix que je devenais de moins en moins convaincant.
Sans nous en rendre compte, une routine est venue rythmer nos journées. Nous nous levions tous les matins à huit heures ; j'étais le premier habillé, puis j'allais toquer à la porte de Chii pour savoir si elle était prête. Nous allions ensuite chercher Shinbo pour prendre le petit-déjeuner tous les trois. Ma promptitude matinale n'a pas manqué de surprendre mon meilleur ami, qui avait passé un certain nombre d'années à me tirer du lit. Après un repas consistant, Chii aimait passer quelques heures à la bibliothèque où elle dévorait des livres. Pour ne pas rester inactif, je finissais également par prendre un ouvrage. À ma grande surprise, le sérieux de la jeune fille m'aidait à me concentrer : je lisais avec plus d'attention et j'avais l'impression que mon esprit saisissait enfin le sens des textes qui me paraissaient obscurs lorsque j'étais adolescent. Enthousiasmé par cette découverte, j'ai repris l'étude de plusieurs disciplines que j'avais abandonnées. J'ai vite constaté que Chii était très douée en mathématique, en physique et en chimie, mais qu'elle ne possédait que très peu de connaissances en histoire et en géographie. Une fois, j'ai déplié devant elle un atlas pour y situer les différentes provinces de Valeria : j'espérais qu'un nom de vallée ou de montagne lui dirait quelque chose, mais aucun mot n'a accroché son regard. Où qu'elle ait vécu avant notre rencontre, elle n'avait sans doute pas avoir beaucoup voyagé. Elle écrivait aisément, d'une jolie écriture appliquée, mais elle ne connaissait pas les grandes épopées de notre littérature, ce qui m'a laissé penser qu'elle avait appris à écrire dans un but pratique. Elle appréciait beaucoup les contes et les légendes, et un jour que je travaillais sur un ouvrage militaire, elle est venue me voir, un livre entre les mains.
– Hideki ?
– Oui ?
– J'ai commencé à lire ce livre, il est passionnant : il parle des différents dieux de Valeria, et à côté de chacun d'eux, une gravure illustre leur apparence. Cependant, aucune gravure ne figure le dieu primordial. Savez-vous pourquoi ?
– Le dieu primordial est un être que personne n'a jamais vu et dont on ignore l'apparence, c'est pour cette raison qu'il ne peut être représenté dans les livres.
– Ah … je comprends.
Elle paraissait désappointée et elle a fixé le chapitre pendant quelques instants, comme si elle cherchait à deviner l'aspect du dieu primordial entre les lignes. Elle a fini par refermer l'ouvrage, mais j'ai eu la sensation, ce jour-là, qu'il n'y avait pas que l'absence de gravure du dieu qui l'intriguait.
Après la bibliothèque, nous déjeunions, puis nous passions une bonne partie de l'après-midi dehors. Je lui faisais visiter certains quartiers de la capitale qu'elle ne connaissait pas encore, ou bien nous allions faire une promenade dans les domaines royaux. La première fois qu'elle est entrée dans les écuries, elle s'est approchée des chevaux sans crainte et a flatté l'encolure de plusieurs d'entre eux. Cette familiarité m'a conforté dans l'idée qu'elle appartenait peut-être à une famille de la noblesse, mais au moment de se mettre en selle j'ai révisé mon jugement : elle ne semblait pas du tout à l'aise sur le dos de sa monture et ne savait pas comment utiliser le mors. Je lui ai affirmé que nos chevaux étaient bien dressés et qu'elle n'avait aucun souci à se faire, puis je lui ai montré comment commander les pas de sa monture. Prudemment, nous avons quitté le château. La promenade s'est finalement bien passée et lorsque nous sommes revenus au palais, elle a déclaré vouloir recommencer le lendemain. Après l'avoir aidée à mettre pied à terre, je lui enseigné la façon de prendre soin de son cheval. Elle a imité mes gestes et rapidement acquis la technique. Elle apprenait vite. Toutefois, son rapport aux équidés me laissait perplexe : elle n'en avait pas peur mais elle ne savait pas monter. Peut-être venait-elle d'un village où l'un de ses voisins possédait des chevaux, sans qu'elle n'ait appris à les utiliser comme montures ?
Au gré de nos découvertes et de nos activités, j'essayais de récolter le plus d'informations sur la jeune fille pour l'aider à retrouver la mémoire. Hélas, mes maigres suppositions ne suffisaient pas à déterminer son origine exacte et il m'était impossible de lancer des recherches pour retrouver les siens. Cela me peinait, mais je veillais à ne pas le lui montrer.
Après la promenade, nous avions pris l'habitude de disputer une partie d'ard-ri, un jeu de stratégie très prisé à la cour de Valeria. Comme on l'enseigne avant tout aux princes du sang afin de leur inculquer des bases de stratégie militaire, j'ai d'abord hésité à l'apprendre à Chii. Finalement, elle s'est révélée une excellente manœuvre et attendait chaque jour notre partie avec impatience. Après le jeu, nous avions souvent une heure morte devant nous, pendant laquelle nous lisions ou nous discutions. J'évitais tout sujet qui l'aurait contrainte à mobiliser des souvenirs qu'elle ne possédait plus. Nous échangions plutôt sur ce que nous avions vu ensemble, ou bien je lui racontais des épisodes de mon expérience personnelle auxquels elle pouvait se raccrocher pour me donner son avis. Nous dînions à la nuit tombée, puis nous nous retirions chacun dans notre chambre.
Et le lendemain, tout recommençait.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
Près de deux mois s'étaient écoulés et rien n'indiquait que Chii retrouverait bientôt la mémoire. Chaque fois que nous sortions en ville, elle insistait pour repasser devant la boutique du maître verrier. Elle l'observait travailler, détaillait chacun de ses mouvements à s'en user les yeux et anticipait toutes les étapes de fabrication qu'elle connaissait maintenant par cœur. Peut-être croyait-elle qu'en répétant ce rituel à chaque sortie, ses souvenirs finiraient par lui revenir ? Malheureusement, ses efforts se soldaient toujours par un échec et lorsque nous nous éloignions de la boutique, la déception voilait son regard. Je détestais voir la tristesse s'emparer d'elle, aussi, un jour que nous rentrions au palais après une énième visite à l'artisan, je l'ai raccompagnée dans sa chambre : elle avait gardé le silence et je devinais à son expression la peine qu'elle éprouvait.
– Est-ce que ça va ?
– Oui, je vous remercie … je suis désolée de vous inquiéter.
– Voulez-vous vous asseoir ?
Elle a hoché la tête et a pris place dans un fauteuil, près de la fenêtre. J'avais remarqué que c'était son emplacement favori : de ce point de vue, elle pouvait contempler toute la ville qui s'étendait au pied de la colline du château. J'ai tiré un fauteuil et je me suis assis face à elle.
– Je sais que vous aimeriez retrouver la mémoire et que l'absence de souvenirs vous pèse, mais vous savez … je crois qu'il est inutile de forcer les choses. Si vous essayez à tout prix de vous rappeler votre passé, votre esprit va peut-être aller à l'encontre de votre volonté. Si au contraire vous lâchez prise, tout vous reviendra peut-être. Je vous l'ai dit, vous pouvez rester dans ce palais aussi longtemps que vous le souhaitez.
– Je ne veux pas abuser de votre hospitalité …
– Vous n'en abusez pas du tout. Je suis très heureux de pouvoir vous aider et de partager mon temps avec vous.
Chii m'a adressé un regard incertain. J'ai hésité un instant, puis j'ai ajouté :
– Vous savez, avant de vous rencontrer, je ne trouvais pas de but à mon existence. Je voulais être utile aux autres, mais je ne savais pas comment le faire. Grâce à vous, j'ai enfin l'impression que je sers à quelque chose … alors, c'est plutôt moi qui dois vous remercier.
J'avais légèrement rougi et lorsque j'ai relevé la tête, j'ai vu que Chii me fixait avec surprise et que ses joues pâles avaient un peu rosi. Elle a détourné son regard du mien et a bafouillé :
– Mer … merci. Je suis heureuse d'avoir pu vous aider.
J'ai souri, avant d'ajouter :
– Puis-je vous demander une faveur ?
–… oui ?
– Accepteriez-vous que nous nous tutoyions ?
Les yeux de la jeune fille se sont écarquillés et elle a tourné la tête vers moi. La teinte de ses joues avait glissé vers un rose plus soutenu. Un sourire timide a étiré ses lèvres et elle a hoché la tête.
– D'accord.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
Ce matin-là, comme tous les matins, nous nous sommes rendus à la bibliothèque. Chii s'est aussitôt dirigée vers les étagères dédiées aux sciences astronomiques, pour lesquelles elle s'était récemment découvert une passion. Je l'ai vu se hisser sur la pointe des pointes des pieds pour tenter d'attraper un ouvrage, mais elle était trop petite pour l'atteindre. J'allais la rejoindre quand une silhouette s'est avancée vers elle. De petite taille, l'homme portait une longue cape blanche, un diadème serti de gemmes aigues-marines et un bâton plus haut que lui, dont la partie supérieure évoquait vaguement une tête d'aigle : j'ai immédiatement reconnu le grand Clef. Ce puissant magicien servait les souverains de Valeria près de sept décennies et avait enseigné la magie à mon grand-père, mon père et mon frère. Dans notre famille, les pouvoirs magiques se transmettaient en général à l'aîné, même si certaines fratries avaient compté plusieurs magiciens parmi ses membres. J'étais né sans posséder ce type de facultés, je n'avais donc jamais étudié sous la conduite de Clef, mais son immense réputation le précédait.
Grâce à son bâton, il a lancé un sortilège : le livre que désirait Chii est sorti de son rayonnage et a lévité jusqu'à ses mains. La jeune fille l'a saisi et s'est tournée vers le mage avec un sourire :
– Je vous remercie, je n'aurais pas pu y arriver toute seule.
Clef a dévisagé Chii en silence. Même à distance, j'ai noté que le mage paraissait troublé, et même … méfiant ? Ses sourcils se sont arqués et il a resserré la main sur son bâton.
– Je vous en prie. Je m'appelle Clef, je suis le mage personnel de sa majesté le roi de Valeria et de sa famille.
– Je suis très honorée de faire votre connaissance, monsieur Clef, a aussitôt répondu la jeune fille en s'inclinant. Je m'appelle Chii.
– C'est la première que je vous vois dans cette bibliothèque, mademoiselle. D'où venez-vous ?
Chii s'est redressée, embarrassée.
– Euh … c'est-à-dire que …
Clef la fixait, le regard inquisiteur, et j'ai vu le malaise de Chii s'accroître. Je me suis avancé.
– Elle vit au palais. Cette jeune fille est sous ma protection.
Lorsqu'il m'a reconnu, les sourcils de Clef se sont haussés, mais il s'est aussitôt incliné en signe de respect. De son côté, Chii de m'a adressé un regard reconnaissant pour l'avoir tirée de cette situation gênante. Clef s'est redressé.
– Votre altesse, je ne vous avais jamais vu en compagnie de cette jeune femme. S'agit-il d'une de vos prétendantes ?
À ces mots, le rouge m'est monté aux joues.
– Non, non, pas du tout ! J'ai trouvé Chii inconsciente dans la forêt royale, il y a six mois de cela. Elle souffre d'amnésie et jusqu'à ce que sa mémoire lui revienne, je lui ai proposé de demeurer au palais.
Les yeux se Clef se sont plissés et il m'a adressé un drôle de regard, comme s'il avait l'impression que je lui mentais.
– Je vois. C'est très généreux de votre part. Pardonnez-moi de vous avoir retenue, mademoiselle Chii. Je vous laisse vaquer à vos occupations.
– Je vous remercie.
Après s'être inclinée encore une fois, Chii est allée s'asseoir à l'une des tables de consultation de la bibliothèque, y a ouvert son livre et s'est aussitôt plongée dans la lecture.
Clef l'a observée un instant, puis a reporté son attention sur moi.
– M'avez-vous dit la vérité, votre altesse ?
– Moi ? Bien sûr que oui !
– Vous avez vraiment trouvé cette jeune fille inconsciente dans les bois ?
– Oui, comme vous je l'ai dit ! Ses vêtements étaient tâchés de sang, mais ce n'était pas le sien, et comme elle était juste évanouie, je l'ai ramenée ici.
– Du sang ?...
Le front de Clef s'est creusé d'inquiétude et j'ai vu sa main se crisper sur son bâton.
– Que savez-vous de cette jeune fille ?
– Peu de choses, à vrai dire. J'essaye de recueillir le plus d'informations à son sujet pour l'aider à retrouver la mémoire, mais ce n'est pas facile. Elle n'a pas les mains calleuses d'une paysanne, mais elle ignore certains usages de la cour. J'aurais tendance à penser qu'elle est fille d'artisan, car lorsque nous sortons elle tient toujours à aller observer le travail d'un maître verrier. Cependant, elle n'est pas habituée aux grandes villes, je suppose donc qu'elle est née dans un village. Je l'ai déjà emmenée à la campagne afin de tâter cette piste, mais aucun souvenir ne lui est revenu. Je n'arrive pas à savoir d'où elle vient, ni qui elle était avant d'arriver ici.
Les sourcils de Clef se sont froncés tandis qu'il observait Chii à distance.
– Avez-vous conscience du danger qu'elle représente ?
Ces mots, inattendus, m'ont laissé complètement interloqué.
– Qu … quoi ?
Clef m'a regardé du coin de l'œil.
– Ah oui, c'est vrai que vous êtes incapable de percevoir les auras. Cette jeune fille, votre altesse, possède en elle une très grande concentration de magie, qui n'est pas immédiatement perceptible pour un magicien à l'heure actuelle car elle semble scellée. Mais moi, je la vois.
– Une magie scellée ?
– Oui, un sceau l'empêche de se manifester. Cependant, je peux vous affirmer que le pouvoir que cette inconnue détient est démentiel … et effrayant.
Chii, effrayante ? Un pouvoir démentiel ? Je ne pouvais pas y croire une seule seconde. À chaque fois que je contemplais son visage empli d'innocence, une vague de paix m'envahissait.
– Vous pensez que je me trompe, votre altesse ?
– C'est que … Chii est la douceur même. Elle serait incapable de faire du mal à une mouche, je vous assure. Depuis qu'elle vit ici, elle est toujours calme, et si la mélancolie la prend parfois, je ne l'ai jamais vue s'emporter.
– Je ne vous dis que ce que je vois, votre altesse. En tant que mage de la famille royale, mon devoir est de vous protéger, aussi je vous avertis : si cette jeune fille demeure trop longtemps auprès de vous, elle pourrait vous mettre en danger. Vous n'êtes pas armé contre un tel pouvoir.
– Non, je refuse de le croire.
– Vous êtes libre de penser ce que vous souhaitez, mais prenez garde à vous. Les fils de votre frère sont encore petits et s'il arrivait malheur au roi, vous devriez être en mesure d'assurer une régence. N'oubliez pas les responsabilités qui vous incombent.
– Mon frère est en parfaite santé, je ne vois pas pourquoi …
– Oui, c'est vrai, le roi jouit d'une grande vitalité. Toutefois, un malheur est vite arrivé et bien des accidents ont déstabilisé des dynasties ; gardez-le à l'esprit, prince Hideki.
J'ai fixé Clef, perplexe, avant de me retourner vers Chii : elle lisait paisiblement son ouvrage d'astronomie et rien, dans ses gestes ou son expression, ne laissait deviner l'être inquiétant que dépeignait Clef. Non, ce ne pouvait pas être vrai. Et quand bien même un tel pouvoir habiterait Chii, j'étais persuadé, en cet instant, que j'arriverais à la protéger d'elle-même.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
Grâce à Hideki, j'ai réappris à vivre. Souvent, j'essayais de réveiller les souvenirs qui dormaient en moi, mais mon ancienne vie demeurait engluée dans les ténèbres. Les mois ont passé et je me suis de moins en moins acharnée : je savais que je ne me rappellerais peut-être jamais de celle que j'avais été avant de reprendre conscience dans le palais de Valeria, mais j'ai appris à l'accepter. Le fil qui me reliait au passé s'était brisé, mais j'avais fait un nouveau nœud dans la chaîne de mon existence et commencé à tisser une trame pleine de belles expériences.
J'aimais mon nouveau quotidien : la régularité de nos journées m'offrait un point d'ancrage qui évitait que mes angoisses ne ressurgissent. J'apprenais beaucoup grâce aux ouvrages de la bibliothèque royale et j'aimais me promener en compagnie d'Hideki, car il me faisait toujours découvrir de nouveaux endroits. Le printemps a fini par paraître, recouvrant les montagnes de Valeria de jacinthes bleues ; puis, l'été a déversé de lourdes pluies sur le pays et la présence accrue de moustiques nous a forcés à écourter nos sorties.
Le mois de septembre m'a paru le plus beau de l'année : les températures demeuraient douces mais les orages avaient enfin cessé, ce qui a éloigné les insectes et nous a permis de profiter pleinement de la nature verdoyante. Un après-midi, Hideki est venu toquer à ma chambre.
– Chii, tu es là ?
– Oui, j'arrive !
D'un pas précipité, je suis allée ouvrir : Hideki et Shinbo se tenaient sur le pas de ma porte. J'aimais bien Shinbo, son enthousiasme me réchauffait toujours le cœur et je trouvais son énergie communicative. Par ailleurs, si Hideki perdait souvent face à moi quand nous jouions au ard-ri, il m'était arrivée de disputer quelques parties contre Shinbo. Il remportait toujours la victoire, ce qui titillait ma fierté, et je m'étais promis d'arriver un jour à le battre. Hideki m'a adressé un sourire.
– Shinbo m'a proposé d'aller au chasser aujourd'hui, est-ce que tu veux joindre nous ?
– Euh … comment dire …
Je n'aimais pas beaucoup l'ambiance des chasses. Elle me rappelait confusément le jour où Hideki m'avait trouvée en pleine forêt et ce souvenir m'emplissait toujours d'angoisse.
– Ne t'en fais, on ne sort pas avec les chiens aujourd'hui, m'a rassurée Shinbo.
– Vraiment ? Mais alors, comment allez-vous chasser ?
Les deux hommes ont échangé un regard complice et m'ont conduite à l'extérieur du château. Nous avons traversé la cour intérieure et nous nous sommes dirigés vers le colombier du palais. La famille royale y gardait les pigeons voyageurs qu'elle utilisait pour transmettre son courrier, mais j'ignorais qu'elle abritait aussi des rapaces. Hideki a enfilé un gant en cuir et a pris son poing un oiseau au poitrail blanc moucheté de noir et aux ailes d'un beau dégradé de gris. Sa tête était recouverte d'un capuchon qu'Hideki a ôté et j'ai découvert une tête sombre aux yeux cerclés de jaune, qui donnait à l'oiseau à regard altier et menaçant.
– C'est un faucon pèlerin, m'a expliqué Hideki. On l'utilise pour la chasse au vol : l'oiseau est dressé afin de revenir au poing de son propriétaire, puis on l'entraîne à la chasse.
– Pourquoi avait-il la tête couverte ?
– Pour éviter qu'il ne s'affole. On lui laisse le capuchon jusqu'à repérer le gibier qui nous intéresse.
– Le faucon pèlerin est l'oiseau le plus rapide du monde, a ajouté Shinbo. Il possède une vue perçante et repère sa proie depuis le ciel, puis il fond sur elle.
– Beaucoup de femmes à la cour pratiquent la fauconnerie, je me suis dit que tu aurais peut-être envie d'essayer, a dit Hideki.
Sur les conseils de Shinbo, j'ai enfilé un gant de cuir et pris l'oiseau sur mon poing. Il pesait plus lourd que je ne l'aurai cru et sa prestance m'a fascinée. J'ai acquiescé :
– D'accord, je veux bien essayer.
– Je vais chercher les chevaux, a dit Shinbo.
Dix minutes plus tard, nous nous sortions de l'enceinte de la ville. La première fois que je m'étais mise en selle, mon cœur s'était affolé et ma monture, qui avait aussitôt perçue mon angoisse, s'était cabrée ; j'aurais fait une bien mauvaise chute si Hideki ne m'avait pas rattrapée. Heureusement, je m'étais habituée à chevaucher et je montais toujours la même jument, pour laquelle je m'étais prise d'affection.
Nous avons cheminé pendant deux bonnes heures pour contourner les montagnes qui entouraient la capitale ; l'air sentait le soleil et l'herbe grasse. Enfin, nous avons atteint la vallée où Hideki et Shinbo projetaient de chasser. Lorsque j'ai découvert le paysage, je me suis figée d'émerveillement.
Tel un immense tapis de velours, des milliers de bruyères recouvraient la lande de fleurs d'un rose soutenu, presque bordeaux. Les hautes tiges se balançaient au gré de la brise, faisant bruire leurs clochettes pourpres. Les colonies d'arbustes s'étendaient à perte de vue en suivant le creux de la vallée et parfois, elles escaladaient un rocher pour tendre un bouquet de fleurs à un éventuel promeneur. Le soleil de septembre donnait une teinte chaude au paysage et déposait ses reflets sur les pétales à l'odeur de miel.
– C'est splendide, ai-je lâché, sans voix.
– N'est-ce pas ? a acquiescé Hideki. J'aime venir ici à cette époque de l'année, je trouve les bruyères de fin d'été plus belles que les jacinthes de printemps.
J'ai hoché la tête : je partageais totalement son avis. Nous nous sommes aventurés dans la lande et nous avons guetté le moindre mouvement qui révèlerait la présence d'un animal ; nous avons fini par repérer un lapin bondissant à travers les fourrés.
– Il n'est pas très loin de nous, a observé Hideki. Chii, tu veux essayer ?
– D'accord !
J'ai pris sur son poing ganté le faucon qu'il me tendait et j'ai retiré le capuchon qui lui couvrait la tête. J'ai tendu le doigt vers les mouvements de buisson qui signalaient la présence du lapin.
– Est-ce que tu le vois ? ai-je demandé à voix à basse à l'oiseau. Oui ? Alors, vas-y !
D'un mouvement sec du bras, ainsi qu'Hideki me l'avait conseillé, j'ai aidé le faucon à prendre son envol. Nous l'avons vu planer un instant, et d'un seul coup il a piqué vers le sol, à une vitesse fulgurante. Ses cris ont raisonné tandis qu'il bataillait contre le lapin et nous nous sommes précipités dans sa direction : l'oiseau de proie avait terrassé le mammifère et trônait sur sa prise avec la noblesse un roi. Je l'ai de nouveau attiré sur mon poing grâce à un morceau de viande pour le récompenser de ses efforts et j'ai recouvert sa tête du capuchon. Hideki avait mis pied à terre pour récupérer le fruit de ma chasse.
– Pour une première fois c'est une belle prise, Chii ! m'a-t-il félicité. Tu as bien su diriger ton oiseau et le faire revenir à ton poing, tu peux être fière de toi.
J'ai senti des papillons voltiger dans mon estomac et j'ai légèrement rougi. Hideki et Shinbo ont ensuite repris la chasse avec leurs propres faucons, puis nous nous sommes un peu reposés sur la lande. Je trouvais les bruyères si belles que j'ai décidé d'en ramasser quelques gerbes pour les ramener au palais. Je me suis levée et j'ai laissé Hideki et Shinbo, qui s'étaient lancés dans une grande discussion sur les meilleures techniques de chasse.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
Lorsque Chii s'est levée pour aller cueillir des fleurs, elle m'a adressé un sourire lumineux et j'ai senti mon cœur se réchauffer. Depuis plusieurs mois, elle cherchait moins à se rappeler son passé et cette décision avait un impact positif sur son humeur : elle se montrait plus enthousiaste, plus enjouée, la mélancolie s'éloignait lentement d'elle. J'aimais voir ses yeux scintiller lorsqu'elle faisait une nouvelle découverte ou qu'elle goûtait un nouveau plat, et j'adorais observer du coin de l'œil les mille émotions qui passaient sur son visage lorsqu'elle lisait un livre à la bibliothèque. C'était peut-être égoïste de ma part, mais je la préférais ainsi : quand elle ne pensait pas à sa mémoire perdue, elle irradiait d'une force et d'une joie de vivre qui la rendait plus belle encore. Tout ce qu'elle avait appris depuis son arrivée au palais lui permettait d'être plus assurée dans ses opinions. Sa franchise un peu naïve me surprenait et m'attendrissait, mais j'admirais sa grande bonté : elle ne jugeait jamais les gens au premier abord, et même lorsqu'ils commettaient des fautes elle avait une capacité à leur pardonner qui dépassait mon entendement. Une très grande force intérieure l'habitait.
– Vous savez, il est possible qu'elle ne retrouve jamais la mémoire.
La voix de Shinbo m'a brusquement tiré de mes pensées ; j'ai relevé la tête et croisé son regard.
– Oui, j'en suis conscient.
– Ça ne vous dérangerait pas vraiment, hein ?
J'ai sursauté, ne m'attendant pas à une telle repartie. Comment Shinbo avait-il pu me démasquer aussi facilement ? Lisait-il dans mes pensées ?
– Pas besoin d'être devin pour voir de quelle façon vous la regardez.
À ces mots, j'ai senti mes joues s'empourprer.
– Qu'est-ce que tu insinues ?
– Oh, rien. Juste que vous appréciez sa compagnie.
Mes joues ont continué de s'enflammer et mon regard a dévié vers la lande : au loin, je distinguais la silhouette de Chii penchée sur les bruyères. L'éclat de ses yeux si bleus m'avait fasciné dès le jour de notre rencontre.
– J'avoue, c'est vrai. J'aime beaucoup être avec elle.
– Ah, je savais qu'elle vous plaisait !
– Je n'ai pas dit ça !
– Si, vous l'avez dit.
– Elle a donné un sens à ma vie. Avant, je ne savais pas occuper mes journées et je manquais de motivation pour tout.
– Je confirme, sans moi vous cherchiez toujours à vous dérober à vos responsabilités.
– Depuis que je partage mes journées avec elle, le temps passe plus vite, j'ai envie de lui faire découvrir tellement de choses … et sans qu'elle s'en aperçoive, elle aussi m'a beaucoup apporté. Si elle retrouvait la mémoire et qu'elle repartait dans sa région natale, je crois … que je me sentirais terriblement seul.
Shinbo a eu un petit rire.
– En clair, vous êtes amoureux d'elle.
– Mais arrête avec tes déductions hâtives ! me suis-je exclamé, au comble de l'embarras. Je n'ai jamais dit une chose pareille !
– Hum, hum. En tout cas, je suis d'accord avec vous : vous avez une bonne influence l'un sur l'autre. Vous l'avez aidée à se reconstruire et elle vous a aidé à trouver votre chemin ; ce serait difficile pour vous deux si elle venait à se rappeler de son passé. Vous devriez réfléchir à ce que vous ferez si la situation se présente. Est-ce que vous la laisserez partir ? Est-ce que vous voudrez la suivre ? N'oubliez pas que vous êtes le prince cadet de Valeria, vous ne serez jamais complètement libre.
J'ai cligné des yeux, saisi par la pertinence de la remarque de Shinbo : jusqu'alors, je ne m'étais jamais demandé ce que je ferais si Chii recouvrait la mémoire. Nous nous étions trop habitués l'un à l'autre pour mettre un terme à notre relation si facilement, pourtant, si elle se souvenait de sa famille, je savais que je ne pourrais pas l'empêcher de la rejoindre. J'aurais préféré l'accompagner, mais ma condition m'interdisait d'abandonner la famille royale. C'est ainsi que j'ai pris conscience, par une belle après-midi d'été, que si Chii retrouvait ses souvenirs, je risquais sans doute de la perdre pour toujours.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
L'été s'est achevé et a emporté le soleil sur ses ailes pour l'entraîner vers des contrées plus méridionales. Un matin, j'ai ouvert les rideaux de ma chambre et j'ai découvert qu'une fine couche de neige avait recouvert la capitale. Mon regard a glissé vers les sapins des domaines royaux, au-delà des murs d'enceinte de la ville, et j'ai songé qu'il faisait un temps semblable le jour où j'avais découvert Chii inconsciente dans la forêt. Cela me paraissait bien loin, à présent. Les habitudes que nous avions prises tous les deux étaient si fermement ancrées dans mon esprit qu'il me semblait que nous les répétions depuis des décennies.
Nous étions entrés au cœur de l'hiver et l'année s'achèverait bientôt. À Valeria, la mesure du temps s'effectue grâce à un calendrier solaire établi par nos astronomes et nos meilleurs magiciens, car nous pensons que l'étude du ciel, où vivent les dieux, requiert la présence d'un mage capable de déchiffrer les signes divins. De ce fait, nous accordons une importance toute particulière au solstice d'hiver, ce jour où l'obscurité semble triompher avant d'être vaincue, le matin suivant, par la renaissance de la lumière. Au lendemain du solstice, le pays tout entier est en fête, personne ne travaille et les gens ont coutume de s'offrir des cadeaux. Chii n'ayant aucune famille auprès d'elle, je savais qu'elle ne pourrait recevoir aucun présent, je voulais donc lui faire une surprise. Hélas, je manquais d'idées, et je voyais le jour fatal se rapprocher sans avoir rien préparé. Finalement, la veille du solstice, j'ai trouvé.
J'ai profité de l'heure creuse qui suivait notre partie de jeu pour faire ma proposition à Chii. Elle s'était installée sur son fauteuil préféré, près de la fenêtre, et s'était plongée dans la lecture d'un livre sur les légendes des montagnes de Valeria. Je l'ai observée du coin de l'œil, guettant le meilleur moment pour me manifester. J'ai rassemblé mon courage et je me suis approché d'elle.
– Chii ?
Elle a levé le nez de son ouvrage.
– Oui ? Tu veux me dire quelque chose ?
– Oui … en fait, je me demandais si tu accepterais de m'accompagner quelque part demain.
– Où cela ?
– Euh … c'est une surprise.
La jeune fille m'a dévisagé, intriguée.
– Demain ?
– Oui. Nous partirons en fin d'après-midi, si cela te convient.
– … d'accord.
Le lendemain, vers seize heures, je suis venu chercher Chii dans sa chambre ; je lui avais conseillé de bien se couvrir, car l'air extérieur était glacial. Elle m'a ouvert la porte vêtue du manteau que je lui avais offert, de gants en fourrure et de chaudes bottes rembourrées.
– Je suis prête !
– Parfait, allons-y.
Nous sommes passés par des escaliers dérobés et nous sommes entrés dans les écuries à pas de loups. Chii a remarqué que je faisais le moins de bruit possible et m'a adressé un regard étonné.
– Tu veux que personne ne nous voie ?
– Eh bien, comment dire … mon frère pourrait s'offusquer que je sorte en pleine nuit en t'emmenant avec moi, mais il faut vraiment que nous partions maintenant si vous voulons arriver à temps.
– Arriver à temps ? Pour quoi faire ?
– Tu verras, lui ai-je répondu avec un clin d'œil.
Nous avons sellé nos chevaux et nous avons quitté l'enceinte du palais en utilisant la discrète sortie des coursiers. Puis, nous nous sommes éloignés de la ville et nous avons pris la direction d'un massif montagneux, plus au nord. Il s'agissait de vieilles montagnes polies par le temps, qui formaient aujourd'hui des collines rondes que l'hiver avait saupoudrées de blanc. Nous avons cheminé pendant près de deux longues heures. Hormis le renâclement de nos chevaux et le bruit de leurs pattes qui s'enfonçaient dans la neige, aucun bruit ne troublait la quiétude de la nature. Le soleil a décrit un arc dans le ciel et s'est lentement rapproché de l'horizon. Il s'est finalement posé sur la cime de l'une des montagnes et a semblé se transformer en lave pour s'infiltrer dans la roche. Ses rayons incandescents ont coulé sur le sommet du mont et ont enflammé la vallée enneigée. Puis, il a complètement disparu et toute la nature s'est parée d'une teinte bleutée qui annonçait la nuit. L'air s'est refroidi et la brise nous a enivrés d'une odeur de sapins humides.
– Nous sommes encore loin ? a demandé Chii d'une voix inquiète.
– Non, nous y sommes presque !
Nous étions arrivés au pied d'une colline plus haute que les autres, que nous avons gravie en suivant un petit sentier. Quelques mètres avant de parvenir au sommet, j'ai remarqué une esplanade naturelle et j'ai mis pied à terre. Chii m'a adressé un regard circonspect.
– Nous sommes … arrivés ?
– Oui, enfin, pour le moment. Ce que je veux te montrer n'aura lieu que demain matin, nous allons passer la nuit ici.
– Ici ?
Son regard a glissé vers les lourds bagages que mon cheval avait portés jusqu'ici : elle m'a observé défaire les cordes qui retenait les ballots, puis dérouler la toile d'une tente.
– C'est pour ça que tu avais emporté tellement de choses …
– Oui. Je voulais que nous soyons bien abrités.
J'ai vu un sourire timide se dessiner sur ses lèvres et elle est descendue de sa monture.
– Je vais t'aider à tout installer !
– Euh … d'accord.
Le vent s'est levé et nous avons dû batailler contre les courants pour monter notre tente. Comme pour se moquer de nous, la bise a cessé juste après que nous avons eu terminé de placer les dernières peaux. J'ai allumé un feu devant la yourte et j'ai sorti les quelques provisions que j'avais emportées pour préparer un dîner. Chii m'a aidé à griller de la viande et les légumes ; elle faisait tourner une pomme-de-terre au bout d'un bâton quand j'ai remarqué qu'elle claquait des dents. Même chaudement vêtus, les températures étaient déjà passées sous la barre du zéro. Je suis rentré dans la tente et j'en ai ressorti une chaude couverture que j'ai posée sur ses épaules.
– Merci, a-t-elle soufflé en resserrant les pans contre elle. Tu ne veux en prendre une pour toi ?
– Non, ça va, ne t'inquiète pas.
Nous avons fini de faire griller le dîner et nous avons mangé avec les mains ; après les manières de la cour, une telle barbarie nous a fait beaucoup rire. Heureusement, la neige qui nous entourait nous a permis de nous débarbouiller. Chii a alors levé la tête vers le ciel.
– Regarde, Hideki … je crois que je n'ai jamais vu autant d'étoiles.
J'ai levé les yeux et je me suis rendu compte qu'elle avait raison : les astres scintillaient par centaines. Tels de majestueux navires, ils laissaient parfois dans leur sillage une écume laiteuse qui paraissait guider les autres. Je me suis redressé et j'ai pris une grosse motte de neige entre mes mains.
– Qu'est-ce que tu fais ? m'a demandé Chii.
J'ai jeté la neige sur le feu, qui s'est immédiatement éteint.
– Comme ça, on verra mieux le ciel.
Malgré la pénombre, j'ai deviné son sourire. Elle se tenait sur une peau tannée imperméable dont elle a déroulé un pan du cuir, puis elle s'est légèrement décalée et m'a regardé : j'ai compris qu'elle m'invitait à la rejoindre. Mon cœur s'est brusquement mis à battre plus fort et je me suis assis à ses côtés. Je sentais la chaleur de son corps tout près du mien, je voyais les nuages de buée s'élever de sa bouche à chacune de ses respirations et son regard bleu comme la nuit se perdre dans l'infini.
– J'ai lu à la bibliothèque un ouvrage sur les constellations … je crois qu'ici, on peut toutes les trouver. On essaye ?
– D'accord.
Une à une, nous avons relié les étoiles pour dessiner la grande ourse, la lyre, le dragon, le chien, puis les douze signes du zodiaque.
– Et le grand chien, tu le vois ? ai-je demandé.
– Où ça ?
– Là, regarde …
J'ai désigné les astres et Chii a froncé les sourcils.
– Où ? Là ?
Elle pointait le doigt dans la mauvaise direction, et sans réfléchir, j'ai posé ma main sur la sienne pour rectifier son tir. Elle a sursauté et c'est à cet instant j'ai pris conscience que la chaleur de sa main sous la mienne, de nos doigts presque entrelacés. Mes joues se sont empourprées, mais heureusement pour moi la nuit a dissimulé mon trouble. Chii avait détourné le regard et je me demande si elle n'était pas, en cet instant, aussi rouge que moi. J'ai toussé pour reprendre contenance.
– On devrait peut-être aller dormir … demain, il faut nous lever avant l'aube.
– Avant l'aube ?
– Oui, c'est primordial.
Elle a hoché la tête, puis nous avons rentré toutes nos affaires dans la tente et nous nous sommes étendus sur les chaudes fourrures que j'avais emportées. Dans l'obscurité, j'ai entendu Chii murmurer :
– Hideki ?
– Oui ?
– Merci de m'avoir amenée ici. C'était une très belle surprise.
– Attends, tu n'as pas encore rien vu ! La vraie surprise aura lieu demain.
– Moi, je trouve que cette soirée était déjà magique.
J'ai avalé ma salive et mon cœur s'est mis à battre à toute vitesse. Je me suis allongé, un sourire aux lèvres ; j'ai beaucoup peiné à trouver le sommeil, cette nuit-là.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
Quand je me suis réveillé, j'ai rapidement passé la tête par l'ouverture de la tente : l'horizon pâlissait. Le soleil allait bientôt se lever, nous ne devions pas tarder. Chii dormait profondément, le front serein et les poings légèrement fermés. Rien ne troublait son sommeil et je suis demeuré à la contempler pendant une longue minute. Lorsque nous nous étions rencontrés, elle ressemblait à une enfant perdue, sans souvenirs et sans famille. À présent, lorsque j'observais les courbes de son corps que la couverture laissait suggérer, ses traits réguliers, ses lèvres légèrement entrouvertes, je voyais une femme. Pendant un bref instant, j'ai eu envie de me pencher vers elle. J'aurais caressé ses cheveux et peut-être même que je …
– Hideki ? C'est l'heure ?
J'ai cligné des yeux, brusquement ramené à la réalité : Chii me fixait avec douceur. Un peu honteux de la direction qu'avaient prise mes pensées, j'ai tâché de retrouver mon sérieux.
– Oui, c'est l'heure.
Nous avons rangé nos affaires, chargé les chevaux et nous les avons pris par la bride pour cheminer à côté d'eux. Ouvrant la marche, j'ai guidé Chii sur le sentier enneigé et nous sommes parvenus au sommet de la colline. Chii s'est alors immobilisée, stupéfaite.
Face à nous se dressait un gigantesque tumulus circulaire, prodige de pierre qui mettait le spectateur face au mystère des anciens. Une fine couche de neige poudrait entièrement le dôme du mégalithe, à l'exception de l'entrée qui laissait deviner un appareil de petites pierres claires superposées les unes sur les autres. L'encadrement et le linteau de la porte monumentale étaient décorés de motifs de triskèles qui conféraient une aura énigmatique au site. Dans la lumière encore bleutée du petit matin, le tumulus ressemblait à un géant endormi que rien ne pourrait tirer de son sommeil. La bise glacée effleurait la crête du monument et soulevait dans son sillage une traînée de neige qu'elle dispersait aux quatre vents. Chii, stupéfaite, a soufflé d'une petite voix :
– Hideki … qu'est-ce que c'est ?
– Une tombe.
– Une tombe ?
Certes, dit comme ça, je reconnais que cela manquait totalement de romantisme. Mais il ne s'agissait pas de n'importe quelle tombe.
– Oui, celle du tout premier roi de Valeria. Il s'agissait d'un grand guerrier et d'un puissant magicien qui a apporté la paix à notre pays et qui a fondé la dynastie à laquelle j'appartiens, il y a près de trois cents ans. On raconte qu'il tirait ses pouvoirs magiques des rayons du soleil et qu'avant de mourir, il aurait ensorcelé sa propre tombe pour qu'une partie de sa magie lui survive après son décès. Aujourd'hui encore, des restes de son aura imprègneraient les murs de ce grand mégalithe.
– C'est vrai ?
– Je l'ignore. Il y a tellement de mythes qui entourent l'histoire de ce roi qu'il est parfois difficile de discerner la vérité de la légende. Moi en tout cas, j'y crois.
Au loin, le ciel blanchissait et un épais brouillard avait enveloppé la base de la montagne sur laquelle nous nous trouvions. En-dessous, la vallée avait disparu sous des flots de brume. De notre position, nous échappions à l'atmosphère humide du petit matin et l'air sec mordait nos joues. La ligne d'horizon de l'atmosphère a commencé à rougeoyer et j'ai su que le soleil n'allait plus tarder.
– Viens, Chii.
J'ai pris sa main dans la mienne, sans hésiter, et je l'ai entraînée vers le tumulus. Nous nous sommes immobilisés devant la porte aux linteaux gravés de triskèles : derrière cette imposante entrée se déroulait un long couloir en encorbellement qui traversait toute la construction. De l'autre côté, une porte similaire permettait de ressortir de la tombe. À travers cette ouverture, j'ai deviné le ciel incandescent.
– Ça va commencer.
Chii m'a adressé un regard perplexe et a reporté son attention sur le couloir.
À cet instant, les premiers rayons du soleil ont percé l'horizon : la ligne de feu a rasé la montagne, a transformé la neige en étoiles et s'est introduite dans le corridor du tumulus comme le tranchant d'une épée qui aurait fendu la pierre en deux. Les yeux de Chii se sont écarquillés en même temps que les miens : parfaitement aligné avec le couloir du mégalithe, le soleil a jailli du néant et s'est lentement élevé dans l'encadrement de la porte qui nous faisait face. Chii, bouche bée, a murmuré :
– Incroyable … les bâtisseurs de ce mégalithe ont orienté le couloir de la tombe afin qu'il se trouve tous les matins dans l'axe du lever du soleil !
– Non, pas tous les matins, ai-je corrigé. Seulement le jour du solstice d'hiver.
– Pourquoi ce jour-là ?
– La légende dit que le premier roi de Valeria voyait ses pouvoirs magiques décroître la nuit précédant le solstice d'hiver, car c'est le jour le plus court de l'année, celui pendant lequel le soleil a le moins d'influence. Au cours de la dernière guerre qu'il a livrée, son armée s'est fait encercler en plein mois de décembre et il a dû se battre la nuit du solstice. Profitant de sa faiblesse, son ennemi, qui pratiquait aussi la magie, lui a infligé de graves blessures. Pourtant, le ciel a fini par s'éclaircir et le soleil a surgi de l'horizon, redonnant au roi toute sa force. Malgré ses plaies, il s'est relevé et a vaincu son ennemi : à l'issue de cette bataille, la guerre s'est terminée et le royaume de Valeria a été fondé. Depuis ce temps, le solstice d'hiver est un jour sacré pour les gens de notre pays, car il symbolise la victoire du premier roi sur son ennemi, la victoire de la paix sur la guerre et du soleil sur les ténèbres.
– C'est une belle histoire.
La lueur dorée suivait rigoureusement le tracé du corridor central ; bientôt, elle allait s'étirer jusqu'à nos pieds. À cet instant, les triskèles du linteau de la porte monumentale se sont mis à scintiller. Nous avons fixé les motifs gravés, stupéfaits. La lueur blanche qui dansait dans les spirales s'est alors diffusée sur l'ensemble de l'encadrement de la porte, puis s'est glissé entre les joints de chacune des pierres de l'édifice. En quelques secondes, tout le mégalithe brillait d'une lueur éblouissante.
– C'est impossible, ai-je murmuré, le soufflé coupé. La légende disait vrai, le roi a bien laissé une partie de sa magie à l'intérieur des murs de sa tombe !
– C'est comme si la lumière du solstice d'hiver l'avait réveillé, a complété Chii, sans voix.
Elle s'est lentement approchée du tumulus et je l'ai suivie. La magie de l'ancien roi ruisselait entre les interstices de la moindre pierre de la tombe, serpentait avec grâce dans tous les triskèles sculptés et donnait l'impression que le monument respirait. Les parois du couloir central étaient eux aussi décorés de runes que le soleil et la magie mettaient conjointement en relief. Chii a hésité un bref instant, puis elle a posé une main sur la pierre resplendissante. Au même moment, un halo bleuté a enveloppé son corps. Elle a sursauté et a aussitôt retiré sa main, mais l'aura n'a pas disparu pour autant.
– Qu'est-ce … qu'est-ce qu'y m'arrive ? a-t-elle bégayé.
Je n'en avais aucune idée et je fixais, médusé, cette lumière d'un bleu de glace. C'était comme si quelque chose en Chii avait réagi à la magie du roi défunt. Dans un flash, l'avertissement de Clef m'est alors revenu en mémoire : « Cette jeune fille, votre altesse, possède en elle une très grande concentration de magie qui n'est pas perceptible pour un magicien à l'heure actuelle car elle semble scellée. » J'ai avalé ma salive. Clef avait-il raison ? Chii possédait-elle un pouvoir que j'ignorais ? Était-elle aussi dangereuse que Clef l'affirmait ? Elle regardait le halo qui entourait ses mains, troublée : si elle avait jadis maîtrisé la magie, elle ne s'en rappelait visiblement pas. Elle savait que je l'avais trouvée couverte de sang et au cours des premières semaines qui avaient suivi notre rencontre. Se demandait-elle à qui pouvait appartenir ce sang, si c'était elle qui l'avait fait couler ? Essayait-elle de se rappeler des moments où elle aurait pratiqué la magie ? Je n'aurais su le dire, mais j'ai compris à son expression perplexe que sa mémoire ne lui revenait toujours pas. À cet instant, le halo qui l'enveloppait s'est dissipé et la magie qui imprégnait le mégalithe s'est éteinte en même temps. J'avais l'impression que le roi mythique de ma dynastie avait reconnu le pouvoir de Chii comme digne du sien, mais pourquoi ? Chii n'appartenait pas à la famille royale, quel rôle aurait-elle pu jouer au sein de notre royaume ? Dans le couloir central, la lumière du soleil avait disparu, emportée par l'astre qui brillait désormais au-dessus de nos têtes. Chii a longuement observé la tombe et j'ai vu ses poings se serrer de crainte. Je me suis approché d'elle pour prendre ses mains entre les miennes.
– Ne t'inquiète pas, Chii. Cette magie ne venait sans doute pas de toi.
– … comment peux-tu en être aussi sûr ?
– L'ancien roi a ensorcelé sa tombe pour que sa magie continue de maintenir la paix sur son royaume après sa mort. Peut-être ce halo était-il une partie de son aura qu'il a étendue sur toi pour te protéger ?
– Pourquoi ne l'aurait-il pas étendue sur toi aussi ?
– Moi, je suis l'un de ses descendants, son sang coule dans mes veines, alors je suppose que je bénéficie constamment de sa protection.
Je ne croyais pas un mot de l'histoire que je venais d'inventer, mais je voulais à tout prix la rassurer. Elle m'a adressé un regard dubitatif.
– Oui, tu as sans doute raison. Merci de m'avoir emmenée ici, Hideki … le spectacle était magnifique.
J'ai souri et nous avons pris le chemin du retour. Après avoir descendu la colline, nous avons de nouveau traversé la vallée enneigée sous un ciel radieux. Le solstice d'hiver était passé et désormais les jours allaient rallonger ; sur les branches des sapins, la neige fondait goutte à goutte.
Alors que nous traversions les domaines royaux, mon regard s'est soudain posé sur de petites fleurs blanches en forme de clochettes. J'ai mis pied à terre et j'en ai cueilli une, puis je me suis tourné vers Chii, qui avait arrêté sa monture. Je me suis approché d'elle et je lui ai tendu la minuscule fleur : elle l'a prise, intriguée.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Un perce-neige. C'est la seule fleur du royaume qui soit capable de défier l'hiver : elle continue de pousser dans des conditions extrêmes et passe à travers la neige pour recevoir les rayons du soleil. Les gens l'offrent pour consoler de la perte de quelqu'un ou de quelque chose, et pour inciter la personne à regarder vers l'avenir, sans crainte du passé.
Chii a relevé la tête et m'a dévisagé. J'ai soutenu son regard et pendant un bref instant, je n'ai plus eu conscience du monde qui m'entourait : seuls comptaient les grands yeux bleus de Chii et ma main qui était restée posée sur la sienne. J'ai senti ses doigts s'entrelacer avec les miens et elle m'a souri, d'un sourire tendre, un peu mélancolique.
– Merci, Hideki.
Je me suis remis en selle et nous avons repris notre route. Nous n'avons plus échangé une seule autre parole jusqu'à notre arrivée au château.
