Bonjour à tous !
J'espère que vous allez bien depuis la dernière fois :) Le dernier chapitre était relativement calme, donc aujourd'hui, accrochez-vous, il va se passer beaucoup de choses ! Je n'en dis pas plus pour ne pas vous spoiler et je vous laisse découvrir la suite de cette "histoire dans l'histoire". (Oui, j'aime les intrigues à tiroirs, et alors ?)
Bonne lecture !
Chapitre 20 - Le duel
Rétif à la corvée qui m'attendait, je traversais les couloirs du palais de Valeria en grognant et en marmonnant dans ma barbe. Mon frère m'avait convoqué en salle du trône, et lorsqu'il me convoquait, c'est que le motif de notre échange était sérieux. Cela faisait près de deux mois que je ne l'avais pas vu, car il avait effectué beaucoup de déplacements dans nos provinces. Pour être honnête, cela m'indifférait : nous n'avions jamais été proches et je savais que mon frère avait beaucoup de responsabilités à assumer en tant que roi. De son côté, il me jugeait trop jeune et trop incompétent pour participer à la prise de décision politique, il me laissait donc vaquer à mes occupations pourvu que je ne nuise pas à son image.
Son ordre de convocation m'avait surpris, puis préoccupé : de quoi pouvait-il bien vouloir me parler pour recourir à une méthode aussi officielle ? Arrivé devant la salle du trône, j'ai pris une grande inspiration et j'ai poussé les battants de la porte.
À cette heure matinale, la salle d'honneur était vide, à l'exception de quelques gardes postés à chaque entrée. Mon frère se tenait assis sur le trône, ses cheveux plus gris que jamais ; même la richesse de ses vêtements ne parvenait pas à rajeunir son visage ridé par les ans. Dès qu'il m'a entendu arriver, il s'est redressé et m'a salué d'une voix rauque :
– Ah, Hideki, enfin te voilà !
– Bonjour, mon frère. Ton dernier voyage s'est bien passé ?
– Très bien, je te remercie. J'ai passé beaucoup de temps avec le duc de Laíth, nous étions heureux de nous retrouver.
Je me rappelais vaguement avoir rencontré le duc de Laíth lorsque j'étais enfant : il s'agissait d'un des pairs les plus importants du royaume, un homme que l'on disait loyal et intelligent, mais qui levait beaucoup d'impôts sur son territoire. La part qu'il reversait à la couronne était plus conséquente que celle des autres ducs, ce qui expliquait en partie l'amitié que lui portait la famille royale. Mon frère s'entendait à merveille avec lui, je suis persuadé qu'il aurait préféré l'avoir comme cadet à ma place.
– Le duc de Laíth contribue à la grandeur du royaume par ses dons, a déclaré mon frère. J'aimerais le récompenser de sa fidélité en lui octroyant une place de conseiller et en resserrant nos liens. Cet homme a trois fils et deux filles ; je compte donner des terres supplémentaires à ses fils qui me prêteront allégeance, et je lui ai proposé de te présenter ses filles. Elles sont très bien dotées, instruites et savent tenir leur rang. Cette fois, je pense t'avoir trouvé un bon parti : j'aimerais que tu en choisisses une pour épouse.
À ces mots, j'ai blêmi : depuis mes premiers déboires à me trouver une femme, mon frère n'avait plus tenté de me marier. Je pensais qu'il avait laissé tomber l'affaire, mais visiblement je me trompais. Il avait continué à chercher et il avait trouvé deux personnes dignes de mon rang. Magnanime, il me laissait le choix, mais son ton ne laissait guère de place au doute : cette fois, je serais obligé de prendre une épouse. Seulement, depuis la lointaine époque où il avait essayé de me marier, j'avais rencontré Chii.
J'avais rencontré Chii et la relation que nous avions nouée avait bouleversé ma vie. Même si j'avais mis du temps à me l'avouer, j'avais fini par comprendre que l'attachement que je ressentais à son égard allait beaucoup plus loin que de la simple amitié. J'ignorais ce qu'elle éprouvait pour moi, mais ses gestes et ses regards me révélaient que je ne lui étais pas indifférent. Mon frère voulait que mon mariage serve les intérêts de la couronne, mais je ne pouvais pas lui obéir, car Chii était là, et elle passerait avant toute autre personne désormais. J'aurais voulu refuser net, mais je savais que je devais avancer prudemment si je voulais obtenir gain de cause.
– Mon frère, ta décision me surprend. Je pensais que tu ne désirais plus me marier.
– Et pourquoi donc ? Même si nous n'avons pas la même mère, tu es mon frère grâce au sang de notre père, et à ce titre tu dois avoir une descendance. Mes fils sont forts, mais je veux prévenir tout problème de succession.
– Je comprends, toutefois, j'aimerais y réfléchir encore.
– Réfléchir ? Il n'y a guère à réfléchir, tu ne trouveras pas de meilleur parti dans tout le royaume !
– C'est que, depuis plus d'un an maintenant, je prends soin d'une jeune fille à laquelle je porte beaucoup d'intérêt.
Mon frère a haussé les sourcils.
– S'agirait-il de cette inconnue que tu as trouvée dans la forêt ?
– En effet.
– Elle n'a pas retrouvé la mémoire, il me semble ?
– Non.
– Et tu n'as aucune idée de son identité ?
– J'ai un moment songé qu'elle pouvait appartenir à la noblesse, mais d'autres indices tendent à prouver le contraire.
– Voyons, cette fille est forcément de basse extraction. Si elle descendait d'une famille noble, ses parents auraient déjà tenté de la retrouver.
– C'est aussi ce que je me suis dit. Néanmoins, je lui ai dit qu'elle pourrait rester vivre au château autant de temps qu'elle le désirait. Jusqu'à ce qu'elle retrouve la mémoire, je souhaiterais continuer à prendre soin d'elle … et ne pas me marier.
Les pupilles de mon frère se sont rétrécies.
– Ne me dis pas que tu préfères cette fille aux dames de haute lignée que je te propose ?
– C'est que …
– Cette inconnue est une roturière, sortie de nulle part ! Tu ne sais rien d'elle, elle a peut-être volé, tué avant de te connaître !
– Chii ne ferait jamais de telles choses !
– Comment peux-tu l'affirmer ? Tu ignores tout sur son compte et elle était tâchée de sang quand tu l'as trouvée. Cela fait des mois que tu passes tes journées avec elle, tu ne crois pas que tu aurais mieux à faire ?
– C'est à moi d'en juger.
– Cette fille nuit à ta réputation. J'ai été trop indulgent avec tes fantaisies, mais maintenant cela doit cesser. Tu as passé l'âge de faire des caprices d'enfant, tu dois te comporter en prince et assumer tes responsabilités. Je veux que tu rencontres les filles du duc de Laíth et que tu en choisisses une pour épouse. C'est un ordre de ton roi.
J'ai serré les dents, furieux. Aujourd'hui, je me dis que j'aurais dû me révolter, lui dire que je ne lui obéirais pas, mais j'ai été lâche. D'une voix glaciale, j'ai répondu :
– Bien, majesté.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
Cachée derrière la porte de la salle du trône, j'ai frémi. Une demi-heure plus tôt, j'étais venue chercher Hideki dans sa chambre pour nous rendre à la bibliothèque comme nous avions coutume de le faire chaque matin. Cependant, personne ne m'avait répondu. Intriguée, j'avais ensuite croisé Shinbo qui m'avait informée que le roi avait convoqué Hideki dans la salle du trône. J'étais descendue jusqu'à la salle d'honneur et parvenue sur le seuil, j'avais remarqué que la porte était restée entrebâillée. J'avais alors glissé un œil à l'intérieur ...
… et j'avais tout entendu.
Les mots acerbes du roi s'étaient imprimés dans mon esprit à l'encre indélébile et me tourmentaient comme un écho sans fin. Ma présence nuisait à Hideki. Parce que je n'étais pas issue d'une famille noble, je n'aurais pas dû demeurer aussi longtemps à ses côtés, dans ce palais. J'entachais son image et je l'empêchais d'assumer ses responsabilités. Mon cœur s'est douloureusement accéléré dans ma poitrine. Était-ce la vérité ? N'étais-je donc qu'un poids pour lui ? Me l'avait-il caché pour ne pas me faire de peine ? À cet instant, deux femmes de la cour sont passées derrière moi. Même si elles ont baissé d'un ton, je les ai tout de même entendues murmurer :
– Tu as vu, c'est la fille que son altesse Hideki a recueillie …
– Ah, oui, celle qui a perdu la mémoire. Une pauvresse, si tu veux mon avis. Je ne comprends pas que le prince s'encombre d'une fille comme elle. Elle ferait mieux de se trouver un travail et ne pas rêver à une place qu'elle n'aura jamais !
J'ai cillé tandis que les mots de ces femmes résonnaient mon esprit. Ainsi, le roi n'était pas le seul à penser que j'importunais Hideki en restant auprès de lui : toute la cour partageait son avis. En prenant conscience de cette terrible vérité, une blessure atroce s'est ouverte dans mon cœur.
Le jour où je m'étais réveillée dans le palais de Valeria, je n'avais plus d'identité, je n'appartenais plus à plus aucune famille, aucune société. Hideki m'avait offert une seconde chance, il m'avait donné un nom, il m'avait permis de prendre confiance en moi, et … j'avais même cru qu'il éprouvait à mon égard plus que de l'amitié. Cependant, je comprenais à présent que je m'étais bercée d'illusions : je n'étais personne, et ce n'était pas un simple nom qui y changerait quelque chose. Parce que je n'avais aucun passé, aucune ascendance prestigieuse, je n'avais aucune valeur. Je ne faisais qu'entraver Hideki dans sa fonction. Par ma faute, il avait repoussé le moment où il se marierait. Je l'empêchais égoïstement d'assumer ses devoirs. Une horrible culpabilité mêlée d'une douleur indéfinissable m'a étreinte … J'avais cru compter à ses yeux, mais c'était faux. Je n'avais rien à lui apporter, aucun titre, aucune terre, aucune alliance politique. J'ai refoulé mes larmes et je me suis éclipsée avant qu'il ne ressorte de la salle du trône.
Je n'ai pas tenté d'aller le voir de la journée, et étrangement, lui non plus n'est pas venu frapper à ma porte. Sans doute les paroles de son frère lui avaient-elles fait prendre conscience qu'il avait assez perdu de temps avec moi. Son absence confirmait mes soupçons et je ne m'en suis sentie que plus meurtrie.
Le lendemain, deux femmes très richement parées se sont présentées à la cour du château. Je les ai vues descendre d'un coche tendu de tissus ornés d'armoiries et saluer Hideki avec respect. Je les ai trouvées très belles, bien plus jolies que moi, et bien plus riches. Je ne voulais pas les espionner, mais cela a été plus fort que moi. Je les ai suivies à distance tandis qu'Hideki les accompagnait pour une promenade dans les jardins situés sur les flancs de la colline du palais royal. La neige avait fini de fondre un mois auparavant et les jacinthes bleues égayaient le paysage.
J'aurais cru que les filles du duc de Laíth seraient peut-être moins cultivées que moi, mais j'ai vite constaté qu'elles avaient de la conversation. Hideki les écoutait d'une oreille attentive et j'ai même vu un petit sourire se dessiner sur ses lèvres. Mon cœur s'est serré plus fort et j'ai senti ma gorge se nouer. Ces femmes lui apportaient tout ce dont il pouvait rêver, et surtout, elles possédaient quelque chose que je n'aurais jamais : un nom. Elles étaient issues d'une lignée de vieille noblesse et les exploits de leurs ancêtres rejaillissaient sur elles. Même si elles n'avaient rien accompli de leurs mains, leur passé familial les légitimait et leur donnait un atout contre lequel j'étais incapable de lutter. J'ai essuyé rageusement les larmes qui coulaient le long de mes joues et j'ai repris la direction du château avant qu'ils n'aient terminé leur promenade. J'en avais assez vu.
J'ai passé le reste de la journée dans ma chambre, le regard rivé au plafond à caissons qui surmontait mon lit. La luminosité a peu à peu diminué, de gros nuages pâteux ont barbouillé le ciel et occulté le soleil. Seul un mince faisceau de lumière traversait ce gruau gris et tombait sur l'herbe des collines comme un trait divin. L'atmosphère s'est alourdie et j'ai ouvert mes fenêtres pour mieux respirer : une humidité à la senteur de terre fraîche flottait dans l'air. Il allait pleuvoir. Le soleil continuait de cribler les nuées de ses rayons d'or, submergeant le paysage dans une atmosphère d'Apocalypse.
Soudain, quelqu'un a frappé à ma porte. J'ai sursauté et j'ai entendu sa voix, depuis le couloir.
– Chii ? Tu es là ?
J'ai fixé la porte, indécise. Devais-je répondre ? Devais-je ouvrir ? Lorsque je repensais aux filles du duc de Laíth, la colère s'emparait de moi. Ce sentiment inexplicable s'accentuait lorsque je me rappelais le petit sourire qu'Hideki leur avait adressé, et pendant un instant j'ai été tentée de garder le silence. Cependant, une autre partie de moi ne rêvait que d'une chose, me précipiter sur cette porte et lui ouvrir. Au bout de quelques secondes, la deuxième option l'a emporté sur la première.
J'ignore jusqu'à quel point ma peine et ma contrariété se lisaient sur mon visage, mais quand Hideki a découvert mon expression, je l'ai vu pâlir.
– Chii …
– Tu me voulais me voir ?
Mon ton était neutre et ne laissait transparaître aucune émotion. Toutefois, mes yeux devaient le faire pour moi car j'ai senti Hideki déstabilisé.
– Oui, je … je dois te parler, Chii.
Je n'avais absolument pas envie de l'écouter. Je ne devinais que trop bien ce qu'il avait à me dire : il avait fait son choix, il avait formulé sa demande en mariage à l'une des filles du duc de Laíth et d'ici peu, je devrais quitter le château. Je ne voulais pas l'entendre, mais il a refermé la porte de ma chambre et a désigné deux fauteuils.
– Pouvons-nous nous asseoir ?
De mauvaise grâce, j'ai acquiescé et je l'ai suivi. Nous nous sommes assis face à face, près de la fenêtre où des cumulus cendrés obscurcissaient de plus en plus le paysage.
– Chii, mon frère m'a convoqué hier pour m'informer qu'il souhaitait … que je me marie.
Il a guetté ma réaction, mais je suis demeurée imperturbable.
– Il m'a proposé de faire la connaissance des filles du duc de Laíth, un des pairs les plus du royaume. J'ai rencontré ces demoiselles aujourd'hui, et ...
– Je sais.
– Pardon ?
– Je sais, je vous ai vus par la fenêtre. Tu as passé une bonne après-midi ?
Hideki m'a dévisagée, désarçonné par la froideur de mon ton et par mon regard noir.
– Eh … eh bien, je … à vrai dire, je voulais t'avouer que …
– Quoi ? Tu voulais m'avouer quoi ? Que tu avais trouvé l'une d'entre elles merveilleuse et que le mariage est prévu pour le mois prochain ?
Ses yeux se sont écarquillés et il est demeuré un instant bouche bée. C'était la première fois qu'il me voyait en colère, et moi-même je ne me reconnaissais pas.
– Je sais bien que je ne représente pas grand-chose aux yeux du roi. Même si je me souvenais de mon identité, j'ai bien conscience que je suis probablement d'origine humble et que je ne correspondrais jamais à tes ambitions matrimoniales. Je ne suis pas noble, je ne possède rien, je n'ai aucun ancêtre qui s'est battu pour le royaume de Valeria, je suis qu'une inconnue sans importance. J'ai bien compris que c'était l'opinion de toute la cour, mais je croyais …
J'ai senti ma voix s'enrouer, mais je ne voulais pas pleurer devant lui.
– … je croyais que notre amitié allait au-delà de tout ça. Toutefois, si tu me demandes de partir, je le ferai.
Voilà, j'avais dit tout ce que j'avais à dire. J'ai lentement relevé la tête et j'ai découvert qu'Hideki me fixait, confondu.
– Tu crois vraiment que je pourrais te demander de quitter ce château ?
J'ai froncé les sourcils et à cet instant, le doute s'est éveillé en moi.
– Tu crois vraiment que je demanderais à une femme que je connais à peine de m'épouser après tout ce que nous avons vécu ensemble ?
– …
– Mon frère m'a demandé de me marier avec l'une des filles du duc de Laíth, mais je n'ai jamais dit que c'était ce que je désirais.
Dans mon cœur, une étincelle s'est allumée. Hideki s'est levé de son fauteuil et s'est agenouillé près du mien, puis m'a regardée droit dans les yeux.
– Je suis venu te voir pour te dire que j'avais repoussé l'offre du duc du Laíth.
– Tu … quoi ? Tu n'épouseras pas l'une de ses filles ?
– Je ne peux pas faire ça, Chii. Je ne peux pas, parce que tu es apparue dans ma vie. Avec toi, j'ai trouvé un sens à mon existence, j'ai donné le meilleur de moi-même et je suis devenu moins égoïste. Chaque jour depuis notre rencontre, je suis heureux de me réveiller en sachant que nous allons partager mille instants extraordinaires et ordinaires, jour après jour. Tu n'es pas ce que mon frère et la cour affirment, Chii. Je me moque de ne pas connaître ton passé, parce qu'à mes yeux, ce que nous avons vécu ensemble a suffi à me faire comprendre la personne incroyable que tu es et la chance que j'ai de te connaître. Je veux rester à tes côtés, Chii.
Je l'ai dévisagé, interdite, médusée, incapable de prononcer un mot. Mon cerveau a mis une longue minute à comprendre ce qu'impliquait la déclaration qu'il venait de me faire. Peu lui importait mon amnésie, peu lui importait que son frère veuille le voir à tout prix marié, il était heureux de m'avoir rencontrée. Heureux de se lever chaque jour en sachant que nous allions accumuler des souvenirs aussi incroyables que la plaine de bruyères en fleurs où nous avions pratiqué la chasse au vol ou aussi communs qu'un repas pendant lequel je mélangeais encore les couteaux et les fourchettes. Il voulait que nous restions ensemble … pour toujours. Mon cœur battait à tout rompre, j'ai tremblais presque.
– Tu ne me crois pas ?
Bien sûr que si, je te croyais. J'en étais simplement si bouleversée que je ne trouvais pas les mots pour te répondre, et pourtant j'aurais voulu te dire combien toi aussi, tu comptais pour moi. J'ai souri.
– Si, Hideki, je te crois … moi aussi, je veux rester près de toi.
Un immense sourire a illuminé son visage. Je me suis alors rendue compte qu'il avait posé ses mains sur les miennes : j'ai toujours aimé sentir le contact de ses paumes fortes et chaudes. J'ai l'impression qu'elles me protégeront de tout, du passé comme du futur. Dehors, le tonnerre a grondé et les nuages noirs se sont déchirés, déversant une pluie aux odeurs de fleurs sur la vallée. J'ai retourné mes paumes vers les siennes et j'ai serré ses mains entre les miennes. J'ai senti le sang battre dans ses veines au même rythme que le mien. Nos respirations, qui vibraient à l'unisson, ont fait se rencontrer nos souffles à quelques centimètres de notre bouche. J'aimais son regard franc, droit et tendre ; aucun mensonge ne pouvait se cacher dans ces prunelles. J'aimais sa force et sa foi en l'avenir. Il m'avait donné l'énergie d'avancer et de ne jamais renoncer malgré mes peurs, malgré la crainte d'avoir pu, jadis, commettre des actes terribles. Il a posé une main sur mon visage, puis s'est rapproché lentement de moi. Ses lèvres se sont posées sur les miennes et j'ai senti sa main se glisser dans mes cheveux. Nous nous sommes levés, il m'a serré contre lui et je lui ai rendu son étreinte.
Quand nous nous sommes séparés, il m'a souri.
– Chii, il n'y a qu'un moyen pour que nous puissions rester ensemble.
– … lequel ? ai-je demandé avec une pointe d'inquiétude.
– Si l'opinion de mon frère m'importe peu, je ne peux pas m'enfuir avec toi par respect pour les habitants de Valeria. Je suis un prince de sang et disparaître ainsi serait comme une trahison à leur égard, mon honneur me l'interdit. Cependant, rien ne nous empêche de rester ensemble, ici.
– Comment ça ?
– Chii, est-ce que tu veux devenir ma femme ?
Je croyais que mon cœur avait atteint sa vitesse maximale, mais visiblement je m'étais trompée. Je suis restée quelques secondes stupéfaite tandis que la joie m'inondait.
J'ai dit oui.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
Je n'arrivais pas à croire ce que j'avais fait. Quand Shinbo m'avait averti que Chii était descendue à la salle du trône au moment où je m'y trouvais avec mon frère, j'avais tout de suite compris qu'elle nous avait entendus. Honteux de ne pas l'avoir pas davantage défendue face à mon frère, je n'avais plus osé aller la voir de la journée. Le lendemain, Chii ne s'était pas montrée et j'avais été contraint de rencontrer les filles du duc de Laíth. Je leur ai souri, mais mon esprit était ailleurs et je n'écoutais pas un mot de ce qu'elles me disaient. Je ne cessais de penser à Chii. Je crois que c'est au cours de cette promenade que j'ai compris que je ne pouvais pas accepter ce que mon frère me demandait. Cela aurait équivalu à trahir Chii et mes propres sentiments, et cela, je m'y refusais.
Sans agressivité mais d'un ton ferme, j'avais dit aux filles du duc de Laíth que malgré l'honneur que me faisait leur père en m'offrant leur main, je ne désirais pas me marier. Choquées et humiliées, elles n'avaient rien répliqué et étaient reparties. Puis, j'avais regagné le château et tout en arpentant les couloirs, j'avais beaucoup réfléchi. Mon frère ne me laisserait pas tranquille tant que je ne serais marié, car il voulait m'assurer une descendance en cas de problème dynastique. Puisque c'était ce qu'il souhaitait, j'allais me marier, mais avec la femme de mon choix. C'était la seule solution pour que Chii et moi demeurerions ensemble, et pour je puisse continuer d'assumer mon rôle de prince. Sûr de ma décision, j'avais avoué mes sentiments à Chii en espérant qu'elle les partage. Je n'oublierai jamais notre premier baiser, ni ce simple mot qu'elle a prononcé et par lequel elle acceptait de m'épouser. À la joie intense avait toutefois succédé l'inquiétude : mon frère s'était absenté pour quelques jours, il ignorait donc que j'avais repoussé les filles du duc de Laíth. Quand il l'apprendrait, je devais me préparer à subir ses foudres, mais peu m'importait, j'avais fait ce qui me semblait juste. Pour vivre auprès de Chii, j'aurais été capable d'affronter mon frère cent fois. Presque personne n'était au courant de notre projet. Nous avions juste mis Shinbo dans la confidence, qui à ma grande gêne n'avait pas semblé le moins du monde surpris. « Je me demandais juste quand vous vous décideriez à lui faire ta demande », m'a-t-il dit. J'ai piqué un fard, mais Chii a ri et nous avons gardé ce secret pour nous.
Trois jours s'étaient écoulés et mon frère n'était pas toujours pas revenu. Aux dires de son secrétaire, il ne tarderait plus et je me préparais mentalement à notre entrevue. J'imaginais tous les scénarios possibles, tous les arguments que mon frère m'opposerait pour empêcher mon mariage et j'essayais d'y trouver des réponses percutantes. Je passais mon temps à tourner en rond dans ma chambre et un jour, en fin d'après-midi, j'ai eu la sensation de manquer d'air ; j'ai donc décidé d'aller faire un tour.
Dehors, de lourds nuages obstruaient le ciel comme une chape de cendres. J'espérais qu'ils me laisseraient terminer ma promenade avant de répandre leurs trombes d'eau sur le pays, car j'avais vraiment besoin de m'aérer l'esprit. Je suis descendu dans les jardins royaux et j'ai gagné la partie boisée, où la terre humide de printemps exhalait une bonne odeur d'humus. Je marchais d'un pas vif, en proie à mes réflexions, quand j'ai soudain entendu une branche craquer.
Je me suis retourné et j'ai découvert trois hommes à quelques mètres de moi. Ils paraissaient plutôt jeunes, je leur aurais donné mon âge. Ils portaient des vêtements élégants et une épée pendait à leur côté : aucun doute, il s'agissait de nobles. Appartenaient-ils au cercle des courtisans ? Je ne me souvenais pas les avoir déjà croisés dans les couloirs ou dans la salle du trône, ni même à une fête. Ils me fixaient avec méfiance. Le plus âgé des trois s'est avancé :
– Vous êtes bien le prince cadet Hideki de Valeria ?
J'ai haussé les sourcils : à présent, j'en étais sûr, ces hommes ne s'étaient jamais présentés à la cour. Si cela avait été le cas, ils m'auraient immédiatement reconnu.
– Oui, c'est moi. Qui êtes-vous ?
– Je m'appelle Tugdual de Laíth. Je suis le fils aîné du duc de Laíth, et voici mes frères, Alan et Eyden.
Un signal d'alerte s'est aussitôt allumé dans mon esprit. Les fils du duc de Laíth … le duc était-il déjà au courant que j'avais refusé d'épouser l'une de ses filles ? Oui, sans doute. Que signifiait la présence de ces hommes au château ? Venaient-ils réitérer leur demande auprès de mon frère afin de me forcer la main ? Dans ce cas, pourquoi m'avaient-ils suivi jusque dans les jardins au lieu de se faire annoncer ?
– Si vous voulez voir le roi, il est actuellement absent.
– Nous ne sommes pas venus voir sa majesté. C'est vous, votre altesse, que nous souhaitions rencontrer.
– Moi ?
– Oui. Vous avez bafoué l'honneur de nos sœurs en refusant d'en prendre une pour femme : nous voulons connaître le motif de ce refus.
Des sueurs froides ont coulé le long de mon dos. Quelle que soit la raison que j'invoquerais, je devinais au visage fermé des trois frères qu'ils le prendraient comme un affront. J'ai donc choisi de dire la vérité ; de toute manière, tout le royaume ne tarderait pas à le savoir.
– J'ai déjà demandé sa main à une autre femme.
– Quoi ? s'est exclamé le dénommé Alan. Une femme de meilleure naissance que nos deux sœurs ?
– Qui est-ce ? a demandé Tugdual.
– Elle s'appelle Chii.
– Chii ? a répété Eyden comme s'il s'agissait d'une chose répugnante.
– Ne s'agirait-il pas de cette inconnue dont le roi a parlé à notre père ? a relevé Tugdual. Cette fille sans nom, sans lignée, sans terres et sans fortune ?
– Si, c'est elle.
– Comment osez-vous ? s'est insurgé Eyden. Comment avez-vous pu repousser nos sœurs pour cette …
Son frère aîné l'a arrêté d'un bras et m'a dévisagé froidement.
– Devons-nous comprendre, votre altesse, que vous avez dédaigné nos sœurs et toute la maison de Laíth pour faire une mésalliance avec cette … moins-que-rien ?
– Je vous interdis de parler de Chii de la sorte.
– Et moi, votre altesse, avec tout le respect que je vous dois, je ne peux tolérer que vous insultiez ainsi ma famille.
Tugdual a tiré son épée et a levé sa pointe dans ma direction.
– Prince Hideki de Valeria, je vous défie en duel afin de réparer l'honneur de mes sœurs.
J'ai serré les dents : malgré les nombreuses leçons d'escrime que j'avais reçues, j'étais loin d'être le meilleur épéiste du royaume. Cependant, je n'avais aucun moyen d'éviter ce combat : légalement, peu de personnes pouvaient provoquer en duel un membre de la famille royale ; ce privilège était réservé aux pairs du royaume et à leurs descendants, ce qui était précisément le cas des trois hommes qui se tenaient devant moi. Ne pas accéder à leur requête aurait rajouté une humiliation à celle que je leur avais déjà infligée en repoussant leurs sœurs.
– Très bien.
– Si vous perdez, vous devrez reconnaître publiquement votre erreur et prendre l'une de nos sœurs pour épouse.
– Et si je gagne ?
– Nous nous soumettrons à votre choix, quel qu'il soit.
J'ai posé ma main sur la garde de mon épée : si je voulais que mon frère accepte mon mariage avec Chii, je devais écarter tous les opposants à ce projet. Il fallait que je gagne, coûte que coûte.
– Duel au premier sang ? ai-je demandé.
– Non, nous nous battrons jusqu'à ce que l'autre admette sa défaite.
J'ai froncé les sourcils : ce n'était absolument pas réglementaire, mais je n'avais pas le choix. Même si j'étais le prince cadet du royaume, je n'étais pas en position d'imposer quoi que ce soit à trois nobles qui pouvaient traîner mon nom dans la boue et salir celui de toute la royauté au passage. J'ai donc tiré mon épée.
– Je vous attends, Tugdual de Laíth.
Le fils du duc s'est aussitôt fendu vers moi. Il a projeté la pointe de son arme vers ma poitrine et j'ai bondi sur le côté : si mon instinct ne m'avait pas guidé à temps, une belle estafilade m'aurait couru sur les côtes. Sans me laisser le temps de réfléchir, Tugdual a enchaîné les attaques avec vitesse et précision. Il alternait les coups hauts et les coups bas, mettait en danger tantôt mon buste, tantôt mes jambes, m'obligeait à protéger mon visage puis à me tordre le poignet pour arrêter les assauts qu'il portait sur ma droite. Plusieurs fois, nos lames se sont entrechoquées et l'acier a crissé. Mon adversaire possédait un jeu de jambe remarquable qui lui permettait de se soustraire à mes offensives. Quoi que je fasse, je n'arrivais pas à prendre l'avantage sur lui.
Au-dessus de nous, le tonnerre grondait et l'air chargé d'humidité est devenu suffocant. J'ai tenté un nouvel assaut, mais Tudgual a repoussé ma lame avec force. Nous nous sommes toisés et avons reculé de quelques pas. Un premier éclair a zébré les nuages et son grondement nous a déchiré les tympans : l'orage n'allait pas tarder à éclater. Je suis repassé à l'attaque avant que Tudgual ne le fasse, mais il a baissé son arme pour se protéger et ne m'a laissé aucune ouverture. Avant que je n'aie le temps de concevoir une nouvelle stratégie, il avait repris l'avantage. Il ne maîtrisait pas seulement les bonnes techniques, il y mettait aussi une rage qui donnait à sa lame des reflets de hache d'exécution. Mon cœur battait à tout rompre, j'avais la gorge en feu et si j'arrivais à le maintenir à distance, je ne parvenais pas à le mettre en difficulté. La seule solution était de faire durer le combat en espérant qu'il s'épuise. Hélas, cette remarque valait également pour moi et j'ignorais lequel de nous deux ploierait le premier.
Le vent s'est levé et a emporté un tourbillon de feuilles mortes qui a troublé notre champ de vision ; quand elles sont retombées, notre combat a repris de plus belle. J'ai freiné, bloqué et repoussé la lame de Tugdual, mais il me harcelait sans relâche. Une douleur brûlante a soudain traversé ma cuisse droite. J'ai baissé les yeux et j'ai vu une tâche rouge s'étendre sur mon pantalon. Avec colère, j'ai contrattaqué, fait reculer mon adversaire. J'ai finalement réussi à l'atteindre à l'épaule. Le fils du duc a grimacé quand mon arme a éraflé sa peau, mais j'ai vite compris que c'était plus d'irritation que de douleur : la plaie n'était pas très profonde. Il m'a adressé un regard assassin et a resserré la main sur la garde de son arme.
À cet instant, les premières gouttes de pluie se sont écrasées sur les feuilles des arbres. D'abord doux, le rebond de l'eau est rapidement devenu assourdissant. L'averse s'est infiltrée sous nos vêtements, a glacé notre nuque, mais le fils du duc ne s'arrêtait pas. Il frappait, encore et encore, avec la rage des humiliés. Je devais faire de plus en plus d'efforts pour lui échapper. La douleur à ma jambe me brûlait, je peinais à respirer, mais je ne pouvais pas m'avouer vaincu : mon avenir avec Chii en dépendait. Sous nos pieds, la pluie transformait la terre en glaise et rendait le terrain instable. En repoussant l'épée de Tugdual, j'ai senti mes pieds glisser. Sans aucun point d'appui pur me retenir, je me suis effondré dans la boue et ma tête est passée à un cheveu de la lame de mon adversaire. Profitant de ma position de faiblesse, le fils du duc m'a assailli, mais j'ai bloqué son épée et je l'ai envoyé goûter la terre d'un coup de pied dans le ventre.
Nous nous sommes redressés, haletants et gelés jusqu'aux os. Dans le regard de l'autre, nous avons lu une volonté féroce d'en découdre. Sous l'orage tonitruant, j'ai relancé l'assaut. Je devais en finir avec ce duel, je n'allais plus tenir très longtemps. Le fils du duc a adopté une position défensive et j'ai continué sur ma lancée. J'ai cru reprendre l'avantage, mais je n'ai pas vu le piège qu'il me tendait : lorsque nos deux armes se sont rencontrées, Tugdual a enroulé ma lame avec la sienne, l'a déviée, puis de sa main gauche il a saisi mon bras droit. D'un geste sec, il a tordu mon membre et m'a fait tomber à la renverse. Mon dos a heurté la terre et j'ai manqué une respiration. Lorsque j'ai rouvert les yeux, la lame de mon adversaire brillait sous ma gorge.
– Vous reconnaissez votre échec, votre altesse ?
– Je tiens encore mon épée. Je peux encore me battre.
– Sauf votre respect, vous ne pouvez pas faire grand-chose contre moi dans cette position.
– Vous ne pouvez pas me tuer. Si vous le faisiez, vous attireriez l'opprobre sur votre famille pour des siècles et des siècles.
– C'est vrai, mais je peux vous forcer à admettre votre défaite.
D'un geste, il a entaillé mon avant-bras droit ; j'ai crié et l'ai repoussé d'un grand mouvement circulaire de ma lame, puis je me suis relevé. Mon souffle se raccourcissait à chaque instant et j'ai repris la lutte, mais je savais que je ne ferais pas long feu avec deux blessures. Immanquablement, je finirais perdre.
:::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::::
J'ai jeté un œil par la fenêtre de ma chambre, inquiète : l'orage venait d'éclater. Il déversait sa colère tonitruante sur le château et Hideki n'était toujours pas revenu. Je le savais préoccupé par la façon dont il allait annoncer notre mariage à son frère, mais j'avais du mal à l'imaginer poursuivre ses réflexions sous une pluie battante. Peut-être était-il déjà rentré au palais, sans repasser par sa chambre ? Non, cela n'avait pas de sens. S'il s'était fait surprendre par l'averse il serait d'abord venu se changer. Je suis passée par la chambre de Shinbo pour vérifier qu'il ne s'y trouvait pas, et en voyant que ce n'était pas le cas, j'ai brusquement eu un mauvais pressentiment. J'ai enfilé mon manteau, rabattu la capuche sur ma tête et pris la direction des jardins royaux.
Plusieurs fois, j'ai manqué de déraper sur la pente glissante du coteau et je devais plisser les yeux pour discerner quelque chose à travers le rideau de pluie. J'ai crié le nom d'Hideki, en vain. Mes bottes commençaient à prendre l'eau et je frissonnais sous le vent qui faisait hurler les arbres. Je suis remontée vers les zones boisées pour m'abriter : l'orage soulevait une forte odeur de terre, mais je ne distinguais aucune trace d'Hideki.
Par-dessus le bruissement incessant de la giboulée, j'ai soudain entendu des éclats métalliques. J'ai tendu l'oreille pour localiser le son et à nouveau, les cliquetis ont résonné. Mon cœur s'est accéléré et j'ai couru, couru jusqu'à deviner quatre silhouettes humaines à travers le déluge. À ce moment-là, je me suis figée.
Hideki se tenait à genoux au centre d'une petite clairière, une main crispée sur son épaule gauche. Un jeune homme lui faisait face et le fil de son épée luisait d'un rouge écarlate. Horrifiée, j'ai distingué trois tâches sur les vêtements d'Hideki : une à la cuisse, une à l'avant-bras, et une sous sa main, au niveau de son épaule.
– Vous feriez mieux d'accepter votre défaite, votre altesse, a déclaré le jeune homme à l'épée.
– Jamais … jamais n'abandonnerai. Jamais je ne renoncerai à Chii.
Je ne comprenais pas ce qu'il se passait et j'ignorais qui étaient ces trois hommes. Tout ce que je savais, c'était qu'Hideki se battait pour moi. Je l'ai vu baisser sa main droite pour reprendre son épée et j'ai plaqué une main sur ma bouche : sur sa poitrine, une quatrième plaie sanglante s'élargissait. J'ai fixé la blessure, paralysée, et à cet instant un vertige m'a saisie.
Dans un flash aussi fulgurant que la foudre, une image s'est imposée à moi : celle d'un homme gisant à terre, l'épaule rouge de sang et le visage crispé de douleur. Était-ce … Hideki ? Non, il s'agissait de quelqu'un d'autre. Quelqu'un dont je ne réussissais pas à distinguer nettement les traits. Face à lui se dressait un autre homme, aussi menaçant que le jeune homme qu'Hideki affrontait. Agenouillée près de l'homme blessé se tenait une silhouette plus petite, plus frêle, avec des longs cheveux blonds et des yeux bleus. Cette jeune fille me ressemblait … est-ce que c'était moi ? Une voix dans ma tête me soufflait que oui, une autre affirmait que non. Le flash s'est dissipé aussi rapidement qu'il était apparu et j'ai de nouveau discerné les arbres de la forêt, la pluie torrentielle sur mon dos et l'écho des lames qui se défiaient.
Que venait-il de se passer ? Ces images, d'où provenaient-elles ? Qui étaient cet homme blessé et cette jeune fille à l'apparence si proche de la mienne ? Il ne s'agissait pas de souvenirs que j'avais forgés pendant ma vie au palais, alors se pouvait-il qu'il s'agisse … de souvenirs de mon ancienne vie ? Hideki s'était redressé, le corps couvert de plaies et l'épée au poing. Dans cet état, il ne tiendrait pas longtemps. Je ne pouvais pas le laisser se faire blesser pour moi. Sans réfléchir, j'ai fait irruption dans la clairière.
– Arrêtez !
Les trois hommes se sont figés et les yeux d'Hideki se sont agrandis.
– Chii …
Son adversaire s'est arrêté, puis s'est lentement retourné vers moi et m'a dévisagée avec un rictus.
– La moins-que-rien vient à votre secours, votre altesse … comme c'est romantique !
– Taisez-vous !
– Voici donc la jeune fille pour laquelle vous avez repoussé nos sœurs ? Elle est encore plus vulgaire que ce que j'imaginais.
Les deux autres hommes, sans doute les frères du premier, ont approuvé avec une moue de mépris.
– Elle n'arrive pas à la cheville de nos sœurs ! Vous avez vu son maintien ? Elle n'a rien de noble !
– Cela se voit tout de suite qu'elle n'appartient à aucune lignée.
– Chii, ne reste pas ici ! m'a lancé Hideki. Rentre au château !
– Pas question ! Je ne te laisserai pas seul face à ces trois hommes !
J'ai tenté de m'interposer, mais les deux frères m'ont barré la route.
– Pas si vite, tu dois laisser notre frère et le prince achever leur duel.
– Non, je ne laisserai pas Hideki se battre avec toutes ces blessures !
– Il ne tient qu'au prince d'abréger ses douleurs en reconnaissant sa défaite.
– Je m'en moque, laissez-moi passer !
– Ooh, mais c'est qu'elle a du caractère, la petite !
J'ai insisté, mais les deux frères m'ont violemment repoussée et je suis tombée en arrière.
– Chii ! s'est exclamé Hideki.
– Allons, votre altesse, gardez votre sang-froid, a déclaré l'aîné des trois frères. N'oubliez pas que nous avons un duel à achever. Si nous en sommes là, c'est parce que vous l'avez voulu.
La boue glacée imprégnait mes vêtements et mes cheveux, mais peu m'importait : je devais aider Hideki, c'était tout ce qui comptait. Les entrechocs métalliques avaient repris. Je me suis redressée et j'ai de nouveau essayé de passer le barrage des deux frères. Face à mon obstination, l'un d'entre eux s'est énervé.
– Tu vas te tenir tranquille, oui ?
Il m'a saisie par les bras et m'a fait tomber à la renverse ; j'ai senti son corps lourd s'asseoir à califourchon sur moi et m'enfoncer les poignets dans la boue. Furieuse, je me suis agitée dans tous les sens.
– Lâchez-moi !
– Laissez-la tranquille ! s'est écrié Hideki, paniqué.
– Si vous voulez l'aider, admettez votre défaite ! lui a lancé le frère aîné.
L'homme a de nouveau assailli Hideki de feintes et d'estocs, l'obligeant à se concentrer sur le combat. Coincée sous le plus massif des trois frères, je me débattais, mais ses mains retenaient fermement mes poignets.
– Laissez-moi partir !
– Tu n'as pas entendu ce qu'on vient de te dire ? On te libèrera dès que son altesse mettra fin au duel.
– Et alors, a poursuivi son comparse, il pourra enfin t'oublier et épouser l'une de nos sœurs.
– Lâchez-moi ! Hideki a besoin de moi !
Fatigué de ma résistance, l'homme m'a assénée une gifle si violente qu'elle m'a sonnée pendant un bref instant. Il m'en fallait toutefois plus que ça pour m'avouer vaincue : après quelques secondes d'hébétude, j'ai recommencé à me débattre en martelant le dos de mon agresseur de coups de pieds. Avec rage, il a appuyé sur mon front : ma nuque s'est enfoncée dans la glaise et de l'eau glacée a recouvert mon visage. La pluie torrentielle avait créé des flaques profondes d'un pied un peu partout dans la forêt et j'étais tombée tout près de l'une d'elle. Paniquée, j'ai fermé les yeux, m'abîmant dans univers obscur et terrifiant. J'allais mourir. Mon cœur battait à tout rompre, je ne pouvais plus respirer et si j'ouvrais la bouche, j'allais avaler de l'eau boueuse. Si cet homme ne relâchait pas la pression qu'il exerçait sur ma tête, j'allais me noyer. À cet instant, un nouveau flash m'a aveuglée.
Une jeune fille blonde aux yeux bleus, exactement comme moi. Elle traçait des runes luminescentes dans l'air et les projetait vers un homme sans visage qui répondait à ses attaques. Qui étaient ces gens ? Le magicien a envoyé la jeune fille s'écraser contre le mur d'une maison et j'ai eu l'impression de ressentir physiquement sa douleur. J'ai entendu une voix crier, une voix semblable à la mienne – mais était-ce bien moi ? Puis j'ai vu le sang. Le sang poisseux sur la poitrine d'un homme aux traits indistincts, le sang luisant sur un plancher de vieux bois, le sang visqueux sur le flanc de la jeune fille qui me ressemblait. Avais-je été blessée dans mon ancienne vie ? Lorsqu'Hideki m'avait trouvée, j'étais indemne … alors, qui était cette fille ? Qui était cet homme blessé à terre et cet autre qui l'avait agressé ? Et moi, qui étais-je …? La voix a brusquement résonné dans ma tête, comme un écho d'outre-tombe : « Tu dois ignorer la force que tu possèdes, afin que personne ne la convoite. Cependant, si un jour ta vie ou celle d'une personne qui t'est chère est menacée, le sceau se brisera … et tu te rappelleras de tout. »
J'ai rouvert les yeux, le cœur battant à tout rompre : je ne distinguais qu'un paysage flou et froid et je ne pouvais toujours pas respirer. Mes poumons allaient exploser. Des bulles d'air se sont échappées de mes lèvres et j'ai avalé un peu d'eau au goût de terre. En même temps, je sentais qu'un flux étrange m'envahissait, un flux glacé, si froid qu'il en devenait brûlant. Il se diffusait dans chacun de mes membres, me submergeait comme un raz-de-marée et fourmillait dans mes doigts. Étais-je en train de perdre connaissance ? Non, c'était autre chose. Si mon agresseur continuait de me brutaliser, cela signifiait qu'Hideki n'avait pas renoncé à se battre. Je l'imaginais lutter désespérément contre son adversaire, j'entendais presque sa lame grincer à chaque assaut et je me représentais, épouvantée, les plaies qui s'élargissaient sur son corps de la même manière qu'elles avaient souillé celui de l'homme que j'avais vu dans mon flash. J'ignorais comment, mais je savais que cet inconnu avait fini par mourir et j'étais persuadée que si je n'intervenais pas rapidement Hideki risquait de perdre la vie, lui aussi. La main de l'homme gardait ma tête immergée, je ne tiendrais plus très longtemps. Afin d'appuyer sur mon visage, il avait libéré l'une de mes mains. L'énergie qui venait de s'éveiller en moi contenait un pouvoir, un pouvoir que j'avais déjà utilisé, j'en avais la certitude. Si je recourrais à cette puissance, je pouvais nous protéger, Hideki et moi … j'ai levé la main et sans réfléchir, j'ai tracé des runes.
