Bonsoir à tous !
J'espère que vous allez bien ! Je suis de retour avec un nouveau chapitre ! Je vous avais laissés en plein suspense, Chii et Hideki étaient en mauvaise posture, donc ... sans plus attendre, la suite du duel !
Bonne lecture !
Chapitre 21 - Passé et présent
Quand Chii avait surgi, mon cœur avait manqué de s'arrêter. Je ne voulais surtout pas qu'elle voie ce duel, et encore moins qu'elle y soit mêlée. Hélas, les fils du duc de Laíth ont aussitôt compris comment l'utiliser pour me déstabiliser : je les ai vus la frapper sans pouvoir m'interposer, bloqué par la résistance que m'opposait Tugdual. J'avais été blessé à plusieurs reprises et mes réflexes se faisaient plus lents, mais mon adversaire continuait de m'assaillir de coups, ni me laissant aucun moyen de rejoindre Chii. Lorsque j'ai vu l'un des frères la jeter à terre et s'asseoir sur elle, mon sang n'a fait qu'un tour. Avec colère, j'ai frappé, piqué, tranché, mais je n'ai pas réussi à percer les défenses de Tugdual. J'ai entendu Chii crier, j'ai vu l'homme la gifler et plonger sa tête dans l'eau d'une flaque profonde. La rage a bouilli dans mon sang et je crois que j'aurais été capable de les tuer tous les trois, quand l'impensable s'est produit.
Un éclair bleu a traversé l'air et j'ai eu l'impression que l'atmosphère se gelait instantanément. Alan, le frère qui s'en était pris à Chii, a poussé un hurlement et s'est affaissé au sol, une main plaquée sur une longue blessure qui lui barrait le visage. Alerté par son cri, Tugdual a interrompu notre combat et s'est retourné. Je me suis penché à mon tour et mes yeux se sont écarquillés.
Le souffle court et les cheveux ruisselants d'eau, Chii s'était relevée. Tout son corps crépitait comme une foudre de glace et jamais ses yeux ne m'avaient paru si bleus, comme si la soudaine puissance qui l'avait investie siégeait dans ses pupilles. La déflagration d'un éclair a brièvement illuminé la clairière et j'ai frissonné : Chii fixait les fils du duc de Laíth avec une expression que je ne lui connaissais pas, froide et implacable, totalement dénuée de compassion.
– Je vous interdis de toucher à Hideki.
Tudgual a haussé un sourcil, pas le moins du monde impressionné. Lentement, il a rengainé son épée et a levé une main devant lui : des flammèches d'un rouge menaçant ont dansé au bout de ses doigts et se sont dardés vers Chii tels des serpents furieux. Je l'ai fixé avec stupéfaction : je savais que certains nobles possédaient ce don, tout comme mon frère l'avait reçu à sa naissance, mais j'étais loin de penser que mon adversaire maîtrisait un tel pouvoir. J'ai frémi en songeant qu'il aurait pu me tuer à tout instant au cours de notre duel, mais qu'il avait choisi de n'utiliser que son épée. Quand bien même je le haïssais de se mettre sur mon chemin, je ne pouvais que lui reconnaître son honnêteté. Tugdual a dévisagé Chii avec dédain.
– Crois-tu donc que tu es la seule à utiliser la magie, petite ? Dans la famille de Laíth, nous avons aussi des sorciers, et je vais te faire payer ce que tu as fait à mon frère …
À peine avait-il terminé sa phrase qu'une série de projectiles a traversé l'air, passant à un centimètre du visage de Tudgual. Ce n'est que lorsqu'ils se sont fichés dans des troncs d'arbre que j'ai compris qu'il s'agissait de pointes de glace.
– Je vous déconseille d'essayer.
La voix de Chii, grave et effrayante, n'avait rien à voir avec la douce jeune fille que je côtoyais tous les jours. Que lui arrivait-il donc ? Quel était ce pouvoir terrifiant qui venait de la submerger ? Pourquoi sentais-je des frissons courir le long de ma colonne vertébrale quand je fixais ses yeux bleus ? Tugdual l'a toisée avec rictus. À quelques mètres d'eux, Alan se tordait de douleur au sol. Sa main, appuyée sur son visage, ne permettait pas de voir entièrement sa blessure, mais elle semblait assez grave. Eyden, furieux, a échangé un regard avec son frère et hoché la tête.
– Je vais la retenir. Toi, Tugdual, charge-toi de la maîtriser.
L'aîné a acquiescé et ensemble, ils se sont élancés vers Chii. Celle-ci a aussitôt tendu la main vers Eyden et un faisceau de runes l'a projeté vers un tronc où il s'est fracassé avec violence. Tugdual, les yeux exorbités de rage, a attaqué à son tour. D'une main, il a lancé un tourbillon enflammé, mais Chii avait préparé sa contrattaque : un brouillard neigeux a encerclé les flammes pour les dissoudre en une épaisse vapeur d'eau. La clairière a disparu sous cette brume volatile et je n'ai plus vu ni Chii, ni Tudgual, ni les autres fils du duc de Laíth.
En revanche, j'ai tout entendu.
Les sortilèges ont claqué comme des fouets sous la pluie, l'air a enflé de chaleur au passage des attaques de Tugdual, s'est contracté sous le souffle glacée des répliques de Chii. Déstabilisé, j'ignorais dans quelle direction me diriger. Je redoutais d'être pris entre deux feux et d'être à nouveau blessé. Soudain, des sifflements aigus ont fusé dans l'atmosphère, quelque chose a frôlé mes vêtements et s'est fiché sur les troncs d'arbre derrière moi. Je me suis retourné, le cœur battant : des pointes de glace aussi effilées que des aiguilles venaient de se planter sur l'écorce comme des sarbacanes. D'autres coups ont suivi, les collisions entre sortilèges se sont intensifiées. J'ai deviné des bruits plus sourds, comme des chocs contre des corps humains. Une odeur âcre de fumée m'a piqué les yeux, bientôt recouverte par une lourde vapeur d'eau qui s'est infiltrée dans mes narines pour m'étouffer. Des râles rauques se sont élevés et j'ai senti la panique m'envahir : Chii, où était Chii ? Il fallait que je la rejoigne, il fallait que je l'aide ! Soudain, un dernier coup a résonné. Puis, plus rien. Un silence glaçant est tombé sur la clairière, un silence de cimetière. À cet instant, le brouillard s'est dissipé, j'ai de nouveau discerné les reliefs … et je me suis immobilisé, épouvanté.
Au milieu de la clairière, Chii se tenait à genoux dans la boue, les mains appuyées sur le sol. Ses longs cheveux blonds salis par l'orage m'empêchaient de distinguer son visage, mais à ce moment-là je n'étais pas certain de vouloir voir son expression. J'avais peur, si elle relevait la tête, de ne pas la reconnaître. Je craignais de me retrouver face à une étrangère, une créature incontrôlable et terrifiante, car Chii, la Chii avec laquelle j'avais vécu pendant plus d'un an n'aurait jamais commis un tel carnage.
Adossé à un tronc au fond de la clairière, Eyden serrait contre lui un bras à la torsion effrayante, dont l'os était probablement cassé. Plusieurs plaies maculaient son flanc, son autre bras et l'une de ses jambes, et sa respiration hachée traduisait la douleur qu'il éprouvait. Non loin de lui, Alan plaquait toujours une main sur son visage. Le sang avait coulé le long de son cou pour tâcher ses vêtements : son seul œil valide observait fixement Chii et sa pupille rétrécie révélait la terreur qu'elle lui inspirait. Tugdual, lui, gisait face contre terre. Son corps était inerte. Saisi d'une terrible appréhension, je me suis approché lentement de lui. Du sang s'écoulait depuis ses cotes pour se mêler à la boue, mais il respirait encore faiblement. Je me suis agenouillé dans une flaque gelée.
– Tugdual … Tugdual de Laíth, vous m'entendez ? Est-ce que … c'est Chii qui vous a fait ça ?
Il a ouvert faiblement les yeux et m'a reconnu. Avec une grimace, il a susurré :
– Elle m'a renvoyé ma propre attaque, la garce … qui est donc cette fille ? Son pouvoir … il n'est pas habituel. Qui est-elle ?... j'aurais bien voulu le savoir …
À ce moment, le regard de Tugdual est devenu fixe et son corps s'est affaissé. Paniqué, j'ai cherché son pouls au niveau de son cou. Rien. Je n'ai absolument rien senti. L'aîné du duc de Laíth venait de rendre son dernier souffle, terrassé par sa propre magie.
Le cœur battant, j'ai relevé la tête vers Chii : elle n'avait pas bougé d'un pouce. Que venait-il de se passer ? Que lui était-il arrivé ? D'où venait cette puissance redoutable qui l'avait soudain envahie ? Se pouvait-il que Clef ait eu raison ? Que Chii soit détentrice d'une magie qu'elle-même ignorait jusqu'à quelques instants ? Clef avait affirmé que ce pouvoir représentait une menace et en regardant les corps ensanglantés des fils du duc, j'étais prêt à le croire. Je savais que Chii s'était défendue, mais avait-elle besoin d'aller aussi loin dans son châtiment ? La colère que j'avais lue dans ses yeux, juste avant qu'elle ne lance son attaque, charriait une haine et une rage qui dépassaient les évènements que nous étions en train de vivre. C'était comme si cette colère, enfouie en elle depuis longtemps, se raccrochait à des choses qu'elle avait vécues … dans son ancienne vie. Venait-elle de retrouver la mémoire ? Lentement, je me suis redressé et j'ai fait un pas vers elle. Quoi qu'elle ait fait, quoi qu'elle ait subi, j'étais déterminé à ne pas l'abandonner. Elle avait besoin de moi, en cet instant plus que jamais.
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Quand le jeune noble a fait appel à sa magie pour me défier, le pouvoir qui fourmillait dans mes doigts s'est intensifié. J'étais déterminée à protéger Hideki quoi qu'il arrive, et lorsque le fils du duc et son frère ont lancé leur attaque, je n'ai pas hésité. Pourtant, tandis que je luttais, des souvenirs se sont superposés à la scène que je vivais, et j'ai compris que ce n'était pas vraiment contre ces deux nobles que mon instinct se révoltait. Mes mains agissaient seules, façonnaient les sortilèges, mais mon esprit, lui, revivait ce terrible duel entre une fille qui me ressemblait et un homme au visage effacé.
À chaque réplique de l'adversaire d'Hideki, j'avais l'impression de repousser cet inconnu dont je ne me rappelais pas les traits. Ma colère décuplait la violence de mes attaques, je ne me contrôlais plus. Une voix dans ma tête me soufflait d'arrêter, mais la rage, cette rage ressuscitée de mon passé écrasait ma raison. J'ai enchaîné les sortilèges, sans savoir comment je connaissais autant de combinaisons de runes, sans savoir d'où me venait cet extraordinaire pouvoir, sans prendre la mesure des effets dévastateurs de ma magie. J'avais contré toutes les attaques que m'adressait le jeune homme avec une précision redoutable, et seule son agilité l'avait préservé de sévères blessures. Cependant, son dernier sort était plus puissant que les précédents. Il voulait tenter de briser mes défenses. Sans prendre le temps de réfléchir, je le lui ai renvoyé à la figure avec la même force : sa magie l'a frappé en pleine poitrine, sa bouche s'est ouverte dans un cri de douleur et il s'est effondré sur le sol. Puis, il n'a plus bougé.
Alors, seulement, la fureur qui m'habitait est retombée. Les éclairs au bout de mes doigts ont disparu, la vapeur étouffante qui m'entourait s'est évanouie et j'ai brusquement eu très froid. Les tambours de l'orage avaient cessé de battre pour laisser place à la lamentation de la pluie, mais j'entendais à peine le son des gouttes d'eau. Je suis tombée à genoux dans la boue, tremblante, haletante. Les arbres brûlés et brutalement refroidis par l'averse dégageaient une odeur âcre qui me donnait la nausée. Dans un coin, j'entendais le premier des trois frères gémir, tandis que l'autre, affaissé contre un arbre, respirait de manière hachée. À travers mes cheveux dégoulinants, je devinais le corps du dernier frère, immobile face contre terre. Des pas ont foulé les flaques et j'ai vu Hideki se pencher sur lui. Ils ont échangé quelques mots que je n'ai pas entendus et soudain, l'aura rouge carmin qui entourait le jeune noble s'est estompée, puis totalement évanouie. Les yeux écarquillés, j'ai senti mon cœur manquer un battement. L'aura d'un magicien était liée à son souffle vital, elle se mêlait à son âme, ce qui signifiait que si elle s'éteignait, la personne était ... j'ai senti des sueurs froides couler le long de mon dos.
Qu'avais-je fait ? Je voulais seulement protéger Hideki, je voulais seulement empêcher qu'il ne lui arrive la même chose qu'à cet homme inconnu que j'avais vu dans mon flash. Qui avais-je réellement défendu, dans ce duel ? Contre qui m'étais-je vraiment battue ? Je n'en étais plus certaine et le sang poisseux sur mes mains m'écœurait. C'était le sang du premier frère, celui qui avait giclé lorsque je l'avais repoussé avant de m'en prendre aux autres. Je les avais tous écartés sans sourciller, sans éprouver la moindre compassion … comment avais-je pu agir de la sorte ? Avais-je donc déjà tué dans mon ancienne vie ? Avais-je déjà des meurtres sur la conscience ? À cet instant, un nouveau flash m'a aveuglée et encore une fois, la même scène s'est imposée à moi.
La fille qui me ressemblait se penchait sur le corps de l'homme à la poitrine ensanglantée. Plus je regardais cette adolescente aux cheveux blonds, plus j'étais convaincue que ce n'était pas moi. Pourtant, j'avais l'impression de la connaître dans les moindres détails, d'avoir vécu sa vie comme si je vivais en elle, ou plutôt comme si elle vivait en moi. Le sorcier l'a empoignée par les cheveux, ce sorcier dont je ne parvenais toujours pas à discerner le visage mais que je haïssais de toute mon âme. J'ai fait un pas dans sa direction et au même moment, sur un plan parallèle, j'ai entendu Hideki marcher vers moi.
À mesure que j'avançais vers Chii, je me suis aperçu que son dos tremblait. Ses bras tendus tressaillaient et que des spasmes la parcouraient, comme si une violente émotion la tenaillait. J'ai tendu une main vers elle.
– Chii …
– Ne m'approche pas !
J'ai sursauté et retiré immédiatement ma main, désarçonné. Je l'ai observée, perdu : qu'était-il advenu de la Chii que je connaissais ? Avait-elle disparu lorsque cette magie incommensurable s'était éveillée en elle ? Que devais-je faire pour retrouver la femme que j'aimais ? Que devais-je faire ?
Je ne voulais pas qu'il m'approche, je ne voulais pas lui faire de mal. Dans ma tête, le passé se confondait avec le présent, le bruissement de la pluie faisait écho aux flammes qui embrasaient mon ancienne maison, l'odeur des arbres calcinés se mêlait à la fumée qui émanait du toit de chaume de mon souvenir. J'aidais cette fille qui me ressemblait à porter le corps sans vie de l'homme hors de la maison incendiée. L'autre, le sorcier, avait disparu avant que je ne puisse me rappeler de son nom. Qui était cet homme ? C'était à cause de lui que ma vie avait basculée. Le bruit des pas de mon souvenirs s'entrecroisait avec ceux d'Hideki et j'avais peur, si ce dernier venait vers moi, que le passé ne supplante le présent et que je ne m'en prenne à lui. Je devais le protéger, quoi qu'il arrive … mon cerveau se consumait mais mes mains, noyées sous la glaise, étaient glacées.
Chii continuait de trembler, sa respiration devenait rauque et je n'avais aucune idée de la manière dont je devais agir. Je devais l'aider à recouvrer sa raison, et si je devais être blessé pour y parvenir j'étais prêt à en payer le prix. J'ai de nouveau avancé une main vers elle et à cet instant, je l'ai entendue murmurer :
– Non, Hideki … laisse-moi …
Derrière son ton plaintif, j'ai deviné de la peur, une terreur si grande qu'elle frôlait la panique, et à cet instant seulement j'ai compris : ce n'était pas contre moi que se dirigeaient les mots menaçants qu'elle m'avait criés. Elle n'avait jamais voulu me faire du mal, tout comme, j'en étais persuadé, elle n'avait jamais voulu blesser à ce point les fils du duc de Laíth. Ce n'était pas contre eux qu'elle avait lutté, mais contre quelqu'un d'autre, quelqu'un profondément enraciné dans sa mémoire et qui refaisait brusquement surface.
– Chii … je suis là. Je suis avec toi.
Les images, les sons et les époques s'enchevêtraient dans un tourbillon qui me donnait envie de vomir. Moi et mon autre moi étendions le corps sans vie de l'homme au sol, et à cet instant une silhouette surgissait du néant : une femme. Je la connaissais, j'avais vécu de nombreuses années avec elle. C'était une personne importante à mes yeux, mais qui était-elle ? La fumée de mon flash s'est dissipée et j'ai distingué ses traits.
Cette femme paniquée, à l'expression si bouleversée, c'était ma mère. Mon regard a glissé sur le cadavre tout près de moi et le visage de l'homme décédé s'est enfin précisé : cet homme qui gisait à terre, c'était mon père. Comme si ces deux éléments faisaient sauter tous les verrous de ma mémoire, les souvenirs ont ressurgi comme l'eau se déchaîne après avoir brisé une digue. Les traits déformés de haine des villageois se sont imposés à moi, le claquement de mes sortilèges contre ceux du mage du village a résonné dans mes oreilles, l'odeur d'incendie a envahi mes narines. La fille qui me ressemblait m'a aidée et ensemble, nous avons fui. Nous avons laissé derrière nous notre mère désemparée près de notre père et nous avons couru en nous tenant par la main. Pourtant, mon autre moi a fini par s'arrêter, car elle aussi était blessée. Elle s'est effondrée, elle a pris ma main, a tracé des dizaines de runes et le bleu de ses yeux a quitté ses pupilles pour pénétrer dans les miennes. C'était ce jour-là que j'avais perdu la mémoire. C'était elle qui me l'avait effacée avant de sceller ma magie. Elle voulait me protéger. À ce moment, un nom a résonné dans mon esprit comme une voix d'outre-tombe.
« Freya ».
Cette fille, ce n'était pas moi. Cette fille, c'était ma sœur, ma jumelle. Celle qui s'était sacrifiée pour que je sois libre. J'ai brutalement ouvert les yeux et de l'eau salée a mouillé mes lèvres.
Les tremblements qui parcouraient Chii se sont transformés en tressautements erratiques. Inquiet, je me suis approché et j'ai compris qu'elle pleurait.
– Chii …
Lentement, je me suis agenouillé auprès d'elle. Pour la première fois depuis que sa magie s'était réveillée, j'ai vu son visage : le regard rivé au néant, elle fixait le sol sans le voir et dans ses pupilles dévastées criait une douleur terrible. Les larmes dévalaient ses joues et elle grelottait, non pas de froid, mais sous le coup d'une émotion si violente que tout son corps en subissait les conséquences. Elle a fermé les yeux et entre deux sanglots, je l'ai entendue murmurer :
– Papa … maman … Freya …
Plus aucun doute, elle venait de retrouver la mémoire. Bouleversé, je l'ai fixée : quoi qu'elle ait pu vivre avant que nous nous rencontrions, son corps recroquevillé, ses larmes et sa voix brisée disaient à eux seuls le traumatisme qu'elle avait enduré.
À ce moment-là, les fourrés autour de moi ont bruissé et j'ai entendu des pas se précipiter vers la clairière. J'ai relevé la tête et j'ai vu Shinbo faire irruption, hors d'haleine :
– Votre altesse, je vous ai cherché partout ! J'ai entendu un énorme bruit depuis le palais, alors je suis sorti, et …
Il n'a pas terminé sa phrase, car son regard venait de se poser sur le corps sans vie de Tudgual de Laíth. J'ai vu sa bouche se figer dans une expression de stupeur qui s'est accentuée quand il a repéré les deux autres frères couverts de sang.
– Par tous les dieux votre altesse, que s'est-il passé …? Est-ce que c'est vous qui …?
Je l'ai fixé, incapable de lui répondre, incapable de dire quoi que ce soit. J'avais posé une main sur le dos de Chii qui continuait de sangloter, mais je n'étais même pas sûr qu'elle ait conscience de ma présence. De bruissements de feuillage m'ont averti de l'approche d'une seconde personne et Clef a surgi à son tour. En découvrant le carnage qui nous entourait, ses yeux se sont écarquillés d'horreur. Il est demeuré un bref instant muet, puis ses yeux ont glissé sur moi, et enfin se sont posés sur Chii. A-t-il perçu son aura, ce halo que tous les magiciens possèdent et savent détecter chez les autres ? Je le crois. Clef a lentement relevé la tête vers moi et nos regards se sont croisés : à cet instant, j'ai su qu'il avait compris. Il savait que Chii était responsable de l'état des fils du duc. Dans un instinct protecteur, j'ai entouré la jeune femme de mes bras, mais il était trop tard : la défiance avait déjà envahi le regard de Clef. Au même moment, j'ai perçu le bruit de nombreux pas dans la gadoue. Si Shinbo avait perçu les échos du combat de Chii depuis le château, toute la cour nous avait probablement entendus. Clef a agité son bâton à la tête d'aigle et une bulle translucide parcourue de filaments d'un blanc étincelant a soudain enveloppé la clairière. L'instant d'après, des dizaines de domestiques et de courtisans déboulaient, l'air affolé : je pouvais entendre leurs voix, ainsi que celles de Clef, mais elles me parvenaient de manière étouffée.
– Maître Clef, s'est exclamé l'un des domestiques, nous avons entendu comme le bruit d'une explosion depuis les cuisines !
– Oui, c'était un bruit effrayant, a ajouté l'une des courtisanes.
– Que s'est-il passé ? a demandé un noble. Cela provenait de cette partie boisée des jardins …
– Ne vous inquiétez pas, tout va bien, a déclaré le magicien d'une voix neutre. Je m'exerçais seulement à des sortilèges particulièrement puissants.
– Sous la pluie battante ? s'ébahit l'un d'eux.
– Un mage doit savoir défendre son roi en toutes circonstances. Mais comme vous pouvez le constater, la forêt est intacte et j'avais pris soin de venir seul ici.
J'ai haussé les sourcils, stupéfait : ces gens ne nous voyaient-ils donc pas ? Aucun d'eux ne paraissait avoir remarqué les corps ensanglantés des fils du duc de Laíth, pas plus qu'ils ne semblaient m'avoir reconnu. Mon regard s'est alors posé sur la bulle magique que Clef avait créée et j'ai compris : elle nous rendait momentanément invisible aux yeux de la cour. Nobles et serviteurs ont fini par se satisfaire des explications du mage et ont rebroussé chemin vers le palais sous de grands parapluies. Le sortilège s'est dissipé et Clef s'est avancé vers nous. Je l'ai dévisagé, reconnaissant.
– Merci de l'avoir protégée …
– Je ne l'ai pas fait pour elle.
J'ai tressailli : le ton sévère du magicien ne laissait transparaître aucune pitié.
– Je l'ai fait pour vous, votre altesse, et pour le roi. Pour protéger votre honneur et celle de la famille royale, car tel est mon unique mission dans ce palais.
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Les jours qui ont suivi m'ont paru irréels. Mon frère est rentré de voyage au lendemain de mon duel et j'ai dû lui rendre des comptes. Quand il a appris la mort de Tugdual, puis le sort des deux autres frères, il est entré dans une fureur terrible. Il m'a traité d'incapable, de piètre escrimeur, il m'a reproché d'avoir sali l'honneur de notre famille, et par conséquent, le sien, ce qui aggravait plus encore ma faute. Accablé par tant de remontrances, je ne parvenais pas m'expliquer, car à chaque tentative pour prendre la parole, il me la coupait.
– Par tous les dieux, comment se fait-il que cette fille ait soudain acquis de telles capacités ?!
J'ai dévisagé mon frère : pour être tout à fait honnête, j'ignorais moi-même comment Chii avait pu se transformer en si peu de temps. À ma grande surprise, c'est Clef qui lui a répondu.
– Mademoiselle Chii possède une quantité incroyable de magie en elle, une magie qui avait été scellée par une personne très puissante. Ce soir, le sceau s'est brisé et la jeune fille a retrouvé toutes ses facultés.
– Et elle a tué le fils du duc de Laíth ? s'est écrié mon frère.
– Elle voulait seulement me défendre ! ai-je répliqué. Tugdual m'avait provoqué en duel et j'avais reçu plusieurs blessures !
– Plusieurs blessures ?
– Oui, Tugdual a refusé que nous nous arrêtions au premier sang. Il voulait que j'admette ma défaite, mais … pour rien au monde je n'aurais cédé.
– Ce n'est pas réglementaire !
– Je sais, mais j'ai quand même accepté.
– Espèce d'inconséquent, tu ne réfléchis jamais avant d'agir ! Voilà pourquoi tu n'occupes aucune position importante dans ce royaume !
– Quand Chii a fait irruption dans la clairière, elle m'a vu couvert de sang et elle a eu peur pour moi.
– Pour toi ?
– Oui, et pour elle aussi. L'un des frères de Tudgual a tenté de la tuer.
Les sourcils de mon frère se sont haussés. Il ne s'attendait visiblement pas à cela de la part de l'un des fils du duc de Laíth, et à vrai dire, le comportement d'Alan m'avait moi-même surpris car il contrastait de manière surprenante avec l'honneur de Tugdual. Mon frère avait croisé les mains.
– Et puis-je savoir pourquoi Tugdual de Laíth t'a provoqué en duel ?
Je me suis mordu la lèvre : j'avais oublié que mon frère n'était au courant de rien. J'aurais mille fois préféré lui annoncer la nouvelle en d'autres circonstances, mais je n'avais pas le choix.
– Parce que j'ai refusé d'épouser l'une de ses sœurs.
Je pensais que mon frère avait atteint le comble de la colère, mais je m'étais trompé. Ses joues ont brusquement perdu toutes leurs couleurs avant qu'une vague de sang ne lui remonte à la tête. Il s'est levé de son trône d'un bond :
– Quoi ? Tu as repoussé les filles du duc de Laíth ?
– Oui.
– Pourquoi ? Je t'avais ordonné de te marier avec l'une d'elle ! Tu m'as désobéi ?
– J'ai déjà choisi la femme que je veux épouser !
– Ah, vraiment ? Qui est-ce ?
– C'est Chii.
– Hein ?! Cette fille, cette meurtrière, c'est elle que tu veux épouser ?
– Chii n'est pas une meurtrière ! Tugdual a lui-même invoqué le sort qui l'a tué, Chii n'a fait que le retourner contre lui. De toute façon, je ne crois pas que ce soit vraiment contre Tugdual que Chii se battait. À ce moment-là, elle voyait quelqu'un d'autre, quelqu'un qui avait été enfoui au fond de sa mémoire.
– Tu veux dire qu'elle n'est plus amnésique ?
– Non, je crois qu'elle a retrouvé ses souvenirs. Celui qu'elle voyait à la place de Tugdual de Laíth a dû la faire beaucoup souffrir. La colère qui s'est emparée d'elle traduisait de la douleur, pas de la cruauté.
– Va donc dire ça aux frères de Tudgual !
– Si Alan ne s'en était pas pris à Chii, il serait dans un état moins pitoyable ! ai-je répliqué acerbement.
Mon frère a froncé les sourcils. Je savais qu'il me détestait de l'avoir mis dans une position aussi délicate. Toutefois, j'avais l'impression que son énervement était aussi tourné contre les fils du duc. Tugdual et ses frères auraient pu se faire recevoir en audience pour protester contre l'humiliation que j'avais infligée leurs sœurs, mais ils avaient préféré venir me trouver pour régler leurs comptes. Ils avaient ainsi contourné la justice royale, ce qui pouvait être considéré comme un crime de lèse-majesté. Mon frère ne pouvait tolérer qu'on bafoue ainsi son autorité, même de la part d'une famille noble qu'il appréciait. Une telle audace portait atteinte à sa dignité et mon frère a toujours été orgueilleux. De mon côté, je me moquais de ce qu'il pouvait penser : protéger Chii après le drame que nous venions de vivre constituait mon unique priorité.
– Tu as conscience, Hideki, que par ce duel tu as ruiné mes relations avec le duc de Laíth ?
– Je sais, mais je n'ai jamais voulu ce combat.
– Le corps de Tugdual va être stabilisé par nos mages le temps qu'il soit rendu à sa famille. Quant à Eyden et Alan de Laíth ont été pris en charge par nos médecins. Je pourrais les faire exécuter tous les deux, mais je vais me contenter de les déchoir de leurs titres et de confisquer leurs terres, à eux et à toute leur famille. Ne crois pas t'en tirer aussi facilement, cependant. Tu m'as fait perdre l'amitié du duc de Laíth. J'exige donc, en compensation, que Chii quitte le royaume de Valeria dans les plus brefs délais.
À ces mots, j'ai sursauté et mes yeux se sont agrandis de stupeur.
– Quoi ? Non, tu ne peux pas faire une chose pareille !
– Et comment que je peux !
– Mais … Chii n'a nulle part où aller, et elle n'a aucune ressource sur laquelle s'appuy …
– Arrête de discuter mes ordres, je suis déjà bien assez magnanime de la laisser en vie ! Si tu n'es pas capable d'obéir à ton frère, je te rappelle que je suis aussi ton roi et qu'en tant que tel, tu dois te soumettre à ma volonté !
– Jamais je n'abandonnerai Chii ! Si tu la chasses du royaume, je partirai avec elle !
– Comment oses-tu ? Toi, un prince de Valeria, tu trahirais ton royaume pour une fille comme elle ?
– Tu m'en crois incapable ?
Nous nous sommes défiés du regard, aussi furieux l'un que l'autre. J'ai fini par tourner les talons et quitter la salle du trône d'un pas vif.
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Assise près de la fenêtre de ma chambre, je regardais la pluie tomber sur la capitale. Les nuages d'onyx ne désemplissaient pas, pourtant je savais que toute l'eau du ciel ne suffirait pas à laver le sang que j'avais fait couler.
Elda. C'était mon véritable nom, avant que tout ne bascule, avant mon père ne soit tué et que Freya ne se sacrifie pour me sauver. À la suite de mon combat contre Tugdual de Laíth, des centaines de souvenirs m'étaient revenus et s'étaient peu à peu assemblés pour reconstituer le puzzle de ma mémoire. Cependant, une pièce y manquait toujours, celle du visage de l'homme qui avait détruit ma famille. J'avais beau me concentrer, l'identité du meurtrier de mon père continuait de m'échapper. Qui était cet homme, ce mage si puissant qui voulait nous utiliser ma sœur et moi ? Je l'ignorais.
Que j'aie les yeux ouverts ou fermés, les images de ce sinistre jour me hantaient comme un cauchemar impérissable. Freya m'avait transféré sa mémoire, je me souvenais donc de tous les moments qui avaient précédé mon arrivée dans notre maison, ces instants où elle avait affronté seule ce sorcier dangereux. Me rappeler d'évènements que je n'avais pas vécus avec la même acuité que s'ils faisaient partie de ma propre existence était un phénomène étrange. Peu à peu, j'ai pris conscience d'une terrible vérité : si j'étais arrivée plus tôt, et surtout, si j'avais continué de pratiquer la magie, Freya et mon père seraient peut-être encore en vie.
Parce que j'avais égoïstement renié mes pouvoirs lorsque j'étais enfant, j'avais forcé Freya à prendre des risques à ma place. Si nous avions dès le départ combattu ce mage ensemble, celui-ci n'aurait pas pu s'en prendre à notre père. Si j'avais mieux maîtrisé ma magie, l'inconnu n'aurait pas pu se dresser contre nous, il ne m'aurait pas envoyée mordre la poussière et Freya n'aurait pas été blessée. Le souvenir du sang sur le flanc de ma sœur m'obsédait, je la revoyais sans cesse s'effondrer dans la neige glacée et tracer des runes pour sceller ma magie. Freya avait sacrifié sa vie pour sauver la mienne, elle s'était condamnée pour m'offrir la liberté. Pourquoi avait-elle fait cela, pourquoi avait-elle jugé mon existence plus précieuse que la sienne ? Si elle avait continué à se soigner à l'aide de sortilèges, j'étais certaine qu'elle aurait pu guérir. Sans le vouloir, je l'avais tuée, tout comme j'avais tué ce jeune noble qui avait provoqué Hideki en duel. J'avais beau m'être lavé les mains des dizaines de fois, la sensation du sang poisseux persistait comme un mémorandum de mon crime.
J'ai levé ma main droite et j'ai froncé les sourcils : au fond, Freya et les gens de mon village avaient raison : notre pouvoir ne causait que le malheur. Quel que soit l'usage qu'on en fasse, qu'on l'emploie trop ou trop peu, il finissait toujours par causer la mort et blesser ceux que nous aimions. Le carnage que j'avais causé dans la clairière m'avait révélée telle que j'étais à Hideki et je savais que le regard qu'il posait sur moi avait changé. Au moment où j'avais discerné l'expression de terreur qui hantait ses pupilles, j'avais compris que je l'avais perdu. Pour toujours.
Quand je suis entré dans la chambre de Chii, elle n'avait pas pas bougé depuis la veille. Immobile près de la fenêtre, elle observait les filets d'eau dégouliner de l'autre côté de la vitre, perdue dans un monde de souvenirs auquel je n'avais pas accès. Désormais plus rien, dans son visage, ne me paraissait juvénile : un pli stoïque marquait son front et ses yeux, légèrement plissés, luisaient d'un éclat dur, chargés d'une douleur qu'elle ne fuyait pas mais qui la brisait de l'intérieur. Son expression grave et lasse creusait des ombres sur son visage et donnait l'impression qu'elle avait vieilli de plusieurs années. Elle n'avait pas prononcé un seul mot depuis son combat contre Tugdual, s'enfermant dans un mutisme que rien ne semblait pouvoir rompre. Je me suis avancé vers elle, puis je me suis agenouillé près du fauteuil où elle était assise pour être à sa hauteur.
– Chii … il faut que tu manges quelque chose. Ça fait deux jours que tu n'as rien avalé.
– Je n'ai pas faim.
J'ai froncé les sourcils. J'avais l'impression que quoi que je dirais, mes mots se heurteraient à un mur infranchissable. Elle avait déjà reporté son regard sur le paysage extérieur.
– Ton frère est rentré, n'est-ce pas ? J'ai vu de l'agitation dans la cour du château.
– Oui …
– Tu lui as dit ce qu'il s'était passé ? Ce que j'avais fait ?
– Tu n'as fait que te défendre, Chii.
– Tu sais très bien que c'est faux. Je l'ai tué, Hideki.
– Si tu ne l'avais pas fait, c'est lui qui t'aurait tuée !
Elle n'a pas répondu, comme s'il ne s'agissait pas d'une réplique valable à ses yeux. Son regard s'accrochait à la pluie et un nouveau silence s'est installé entre nous, un silence si pesant qu'il m'a donné l'impression d'amplifier le tonnerre qui grondait au-dehors.
– Que t'a dit ton frère ?
J'ai senti ma gorge se nouer : je n'avais pas envie de penser à mon frère, et surtout, je n'avais pas envie d'annoncer sa décision à Chii, mais je n'avais aucun moyen de me dérober.
– Il … il a dit qu'il va bannir la famille de Laíth, puisqu'ils se sont permis de contourner sa justice pour me provoquer en duel. Par contre, il a dit … qu'il veut … que tu quittes le royaume.
Les sourcils de Chii se sont légèrement haussés.
– Vraiment ? Il est plus indulgent que je ne le croyais.
– C'est tout l'effet que ça te fait ? Chii, il veut t'exiler !
– C'est le prix qu'il me fait payer pour avoir rompu ses relations avec le duc de Laíth. Je le trouve plutôt généreux, je pensais qu'il allait me faire arrêter.
– Je ne l'aurais jamais laissé faire une chose pareille !
Chii m'a dévisagé, surprise.
– Hideki, tu as vu ce que j'ai fait dans cette clairière. Ne m'as-tu pas trouvée effrayante ?
– Non, pas du tout. J'ai été impressionné, mais jamais tu ne m'effraier …
– Menteur.
J'ai sursauté, honteux d'avoir été percé à jour. Chii me fixait d'un regard glacé qui me donnait l'impression de passer au crible toutes mes pensées. J'ai baissé la tête et j'ai soufflé :
– Quand tu t'es battue contre Tugdual, quand j'ai vu ces piques gelées se ficher sur les arbres, c'est vrai, j'étais déboussolé … et je ne te reconnaissais plus. Mais ensuite, quand tout s'est calmé et que je me suis approché de toi, quand j'ai posé ma main sur ton dos, j'ai su … j'ai su que ce n'était pas vraiment contre les fils du duc, ni contre moi que ta colère s'était déchaînée. Qu'à l'intérieur, tu étais toujours toi, la femme que j'ai connue et qui n'aurait jamais commis un meurtre de sang-froid.
Chii a cligné des yeux, troublée : elle ne s'attendait visiblement pas à une telle réponse de ma part.
– Tu as retrouvé la mémoire, n'est-ce pas ? Est-ce que … tu veux m'en parler ?
Son regard s'est obscurci et elle a détourné la tête vers la fenêtre.
– Chii ?...
– Mon véritable nom est Elda. Quant à mes pouvoirs magiques, je pense que tu en as assez vu pour comprendre qu'ils sont puissants et dangereux.
– D'où te vient cette force magique ? Tu le sais ? Et qu'est-il arrivé à tes parents ? Je t'ai entendu murmurer leur nom dans la clairière.
Elle a pincé les lèvres, comme si elle hésitait, et finalement elle secoué la tête.
– Il y a des choses qu'il vaut mieux que tu ignores.
– Tu fais ça pour me protéger ? Je suis prêt à tout entendre, Chii ! Même si ce que tu as vécu est terrible, je ne veux pas que tu restes seule à porter ce fardeau !
Un sourire a étiré ses lèvres. Un sourire tendre et triste.
– Tu es vraiment quelqu'un de bon, Hideki. Ce n'est pas pour te protéger que je me tais. Je sais très bien que tu serais capable d'écouter mon histoire et de l'accepter. Si je ne veux rien te dire, c'est pour me protéger moi. Après ce que j'ai fait à Tugdual de Laíth, j'ai trop peur que le récit de mon passé ne te montre à quel point j'ai été … lâche, égoïste, faible. Cela ne ferait que détruire encore plus l'image que tu as de moi, de cette Chii que tu as connue et qui n'existe plus. Je voudrais que tu conserves cette image encore un peu, jusqu'à ce que je ne sois plus avec toi. Demain, je ferai mes bagages et je quitterai Valeria.
Je l'ai dévisagée, le cœur battant, et elle a soutenu mon regard. Ses pupilles bleues étincelaient d'une résolution sans appel, pourtant, derrière cette fermeté apparente, j'avais l'impression de lire de la détresse, presque une supplique … comme si elle me demandait de la retenir malgré tout ce qu'il s'était passé. J'ai pris sa main dans la mienne, la faisant sursauter. Elle a tenté de retirer ses doigts de ma paume, mais je l'ai serrée plus fort.
– Tu crois vraiment que ce que tu as fait dans cette clairière t'a fait devenir une autre personne ? Tu crois vraiment que ce que je ressens pour toi va s'éteindre aussi facilement ? Si oui, je me sentirais vexé que tu aies si peu foi en moi.
Elle m'a adressé un regard stupéfait, puis elle baissé les yeux.
– Ce … ce n'est pas ce que je voulais dire. Je crois en toi, mais … je ne suis plus la même, Hideki. Je suis redevenue celle que j'étais avant de te connaître, ma magie est dangereuse …
– Alors, parce que tu as retrouvé la mémoire, tout ce que nous avons vécu ensemble n'a plus d'importance ?
– Je … je n'ai jamais dit ça …
– Quoi que tu aies fait avant de me connaître, cela ne changera pas le regard que je porte sur toi, car tous ces mois passés ensemble ont suffi à me faire voir combien tu étais une personne droite, honnête, courageuse et sensible.
– Hideki, tu ne comprends pas … si je te mettais en danger, je ne le supporterais pas.
– Quels que soient les malheurs que tu as vécus, je sais que tu ne ferais jamais de mal à quelqu'un volontairement. Même si tu penses être responsable de la mort de Tugdual de Laíth et d'autres personnes, je sais que c'est faux. À mes yeux, tu seras toujours la même, Chii, et je ne te laisserai pas partir. Si tu quittes ce château, je viendrai avec toi.
Je t'ai fixé, incapable de prononcer un mot, incapable de calmer mon cœur qui battait sourdement dans ma poitrine. Peu t'importait la vie que j'avais menée avant de te connaître, peut t'importait que Freya soit morte pour me permettre de vivre. Tu te moquais de la dangerosité de ma magie, tu m'acceptais comme j'étais, et même, tu voulais partager sa vie avec moi. Des larmes ont dévalé mes joues. Tu m'as prise dans tes bras et j'ai enfoui mon visage dans ton cou, mouillant ta peau de mes sanglots. Je ne méritais pas ta confiance, ni ton pardon, ni ton amour. Pourtant, jamais je n'ai été aussi heureuse qu'en cet instant. Tu as séché mes larmes et as dit :
– Demain, nous irons voir mon frère et je lui dirai que nous partirons ensemble.
J'ai hoché la tête : cette fois, où que j'aille, je ne serais plus seule. Tu m'as rendu mon sourire et as soufflé :
– Dis-moi … est-ce qu'à partir de maintenant, tu préfères que je t'appelle par ton vrai prénom ?
– Elda ?
– Oui.
Je t'ai dévisagé longuement, tandis que les pensées se bousculaient dans ma tête. Elda était le nom que m'avaient donné mes parents, celui de mon passé et celui qui incarnait le mieux celle que j'étais réellement. Chii était le nom que tu m'avais donné, ce nom par lequel tu m'avais offert une seconde chance et celui que je portais quand tu m'avais demandé de devenir ta femme. Il n'y avait pas à hésiter.
– Non, je préfère que tu continues à m'appeler Chii.
Tu as souri, et j'ai eu l'impression que tu approuvais mon choix.
– D'accord.
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– Je suis venu t'annoncer que je quittais ce palais : Chii a fait ses bagages, et je pars avec elle.
Assis sur son trône, mon frère nous a dévisagés sans manifester la moindre trace de colère. Clef, qui se tenait à ses côtés, a au contraire paru scandalisé devant mon annonce. Nous nous étions levés tôt ce matin-là, et nous avions préparé nos affaires avant d'aller demander une audience officielle. J'avais pris ma décision et j'étais prêt à en assumer les conséquences : j'allais perdre mon titre, ma dignité royale et ma fortune, mais cela m'importait peu. Ce qui m'attristait le plus, c'était de renoncer à ma fonction auprès des sujets de Valeria. En tant que prince, venir en aide aux habitants dans le besoin m'avait toujours tenu à cœur et en renonçant à mon rang, je n'allais plus pouvoir les soutenir, mais je me consolais en songeant que je protégerais Chii. Et puis, rien ne m'empêchait de continuer à prêter main forte aux personnes que je croiserais sur ma route.
J'étais prêt à aller de l'avant, à construire quelque chose de nouveau avec Chii. Je n'avais aucun regret. Mon frère m'a longuement dévisagé et j'ai soutenu son regard avec calme. Je m'attendais à ce qu'il s'emporte, qu'il se lève de son fauteuil et me traite de fou, de frère indigne, de tous les noms qui lui traverseraient l'esprit. Aussi, sa réponse m'a complètement désarçonné.
– J'ai changé d'avis.
Interloqué, je me suis demandé si j'avais bien entendu. Il avait … changé d'avis ? Qu'est-ce que cela signifiait ? J'ai échangé un regard avec Chii, qui semblait aussi décontenancée que moi, puis j'ai reporté mon attention sur mon frère.
– Tu as changé d'avis … à propos de quoi ?
– Je n'exige plus que mademoiselle Chii quitte le royaume.
Nos yeux se sont agrandis, mais nous n'étions pas au bout de nos surprises.
– Et j'accepte que tu te maries avec elle.
Là, j'ai bien cru que j'allais tomber à la renverse. Je l'ai fixé en pensant s'il s'agissait d'une plaisanterie, avant de me rappeler que mon frère ne plaisantait jamais. À quelques mètres du trône, Clef paraissait aussi stupéfait que nous.
– Majesté, que signifie …
– J'ai beaucoup réfléchi, la nuit dernière, et je crois avoir pris ma décision un peu trop vite. Tu as bien dit, Clef, que cette demoiselle possédait des pouvoirs hors du commun ?
– En effet.
– Plus puissants que les miens ?
– …
– Eh bien, Clef ?
– C'est fort probable, votre altesse.
– Plus puissants que les tiens ?
– C'est possible.
– Hum … c'est bien ce que je pensais. En tant que souverain, j'ai songé qu'il était peu judicieux d'exiler une personne si puissante hors de mon royaume, au seul prétexte qu'elle m'a brouillé avec l'un de mes vassaux. Nos voisins sont en paix depuis des décennies, mais qui sait si la présence d'une grande magiciennes ne réveillerait pas leurs velléités contre Valeria ? Nous sommes le pays le plus riche de la région et certains s'intéressent à nos ressources. Je dois d'abord penser à mon peuple et à sa sécurité.
Je n'aimais du tout la tournure que prenait cette conversation, et près de moi, j'ai également senti Chii se tendre. Mon frère a croisé ses mains devant lui et a posé son regard sur la jeune femme.
– Mademoiselle, j'ai une proposition à vous faire : si je vous offre ma protection, que j'accepte que vous demeuriez dans ce royaume et que vous épousiez mon frère, me promettriez-vous de protéger ce pays si la situation l'exigeait ?
J'ai dévisagé mon frère, sidéré et outré : comment osait-il faire une telle offre à Chii après l'avoir bannie ? Je le savais opportuniste, mais pas à ce point, et son attitude m'a révolté. Clef, méfiant, a tenté d'émettre une réserve :
– Vote majesté, je ne crois pas que cela soit une bonne id…
– Clef, je ne t'ai pas demandé ton avis.
Le magicien a froncé les sourcils, mais il n'a pas protesté davantage. Mon frère ne quittait pas Chii des yeux.
– Alors, mademoiselle ?
Je me suis tourné vers Chii, inquiet de sa réaction, mais elle n'était pas dupe : mon frère avait saisi l'étendue de son pouvoir et l'importance stratégique qu'elle représentait. S'il lui parlait de « protection » et lui accordait le droit de demeurer à mes côtés, nous avions tous les deux compris qu'il ne voulait surtout pas abandonner une magicienne aussi puissante à des souverains belliqueux. Il la voulait pour lui, pour son prestige, pour conserver l'ascendant sur ses voisins et renforcer son aura. C'était, encore une fois, son orgueil qui parlait. Chii l'a dévisagé froidement, sans laisser transparaître une once d'émotion.
– Vous voulez m'utiliser comme une arme pour défendre votre royaume, sire ?
– Je n'ai jamais dit une chose pareille.
– Vraiment ?
– Vous savez que votre pouvoir est immense, des personnes peu scrupuleuses peuvent chercher à s'en emparer. Je vous offre la meilleure protection du royaume : tous mes mages seront là pour votre protéger, et je ne laisserai personne vous manipuler à son profit.
– À part vous.
– Voyons, je n'oserais pas ! Je ne veux que vous préserver de gens mal intentionnés … en échange, je vous demande simplement, en cas d'urgence, d'apporter votre soutien à mes mages et à mes troupes.
Chii l'a longuement observé et j'étais persuadé qu'elle refuserait sa proposition. Elle devinait les intentions de mon frère aussi clairement que moi, et si j'avais été à sa place j'aurais déjà repoussé son offre. Pourtant, elle a demandé :
– Si j'accepte, Hideki pourra-t-il demeurer prince de Valeria ? Pourra-t-il conserver son rang et participer plus activement à la politique du royaume, sur un pied d'égalité avec vous ?
Bouche bée, je me suis tournée vers Chii. Elle regardait mon frère droit dans les yeux, comme s'ils traitaient d'égal à égal alors qu'il avait le pouvoir de la mettre à mort. Elle ne montrait aucune marque d'hésitation et moi, j'avais peine à le croire. Était-elle bien en train … de négocier ma place au pouvoir ? Oui, c'était exactement ce qu'elle était en train de faire. Avec une habileté dont je ne l'aurais pas cru capable, elle venait de retourner la proposition de mon frère contre lui. Il voulait la garder auprès de lui, profiter de sa puissance ? Très bien, mais à la condition que je possède autant de poids politique que lui, afin de limiter l'emprise que mon frère aurait sur Chii. Tel était, plus ou moins, la teneur du marché muet qui était en train de se passer, et en prendre conscience m'a donné des frissons. Chii était prête à prendre le risque d'être utilisée si cela me permettait de conserver mon rang, car elle savait que je serais là pour la protéger. Contrairement à ce que j'avais pensé après mon duel contre Tugdual, Chii n'avait jamais cessé de croire en moi. J'ignorais ce qu'elle avait vécu avant de me connaître, mais une chose était certaine, elle avait traversé des moments difficiles, au point d'en arriver à douter d'elle-même. À moi pourtant, elle m'accordait une confiance aveugle.
Un petit sourire a étiré les lèvres de mon frère. Je savais qu'il détestait qu'on essaie marchander avec lui, toutefois, l'audace silencieuse de Chii paraissait l'amuser. A-t-il jugé que les conditions qu'elle posait valaient largement l'obtention de l'arme qu'elle représentait ? Sans doute. A-t-il pensé que même en me donnant davantage de pouvoir, il conserverait un empire sur moi et pourrait utiliser Chii à sa guise ? Peut-être. Son sourire s'est accentué et avec un air entendu, il a acquiescé :
– Si vous acceptez, je ferai d'Hideki le roi cadet du royaume dès votre mariage. Il partagera le pouvoir à égalité avec moi et nous prendrons toutes les décisions importantes ensemble.
Les yeux de Chii se sont plissés, puis elle a hoché la tête :
– Dans ce cas, j'accepte.
Les dés avaient été jetés. Aujourd'hui que le temps a passé, j'ignore si nous avons pris la bonne décision. Un choix différent aurait-il pu préserver nos fils du destin tragique qui les attendait ? Nous ne le saurons jamais.
