Bonsoir à tous !

Me revoici avec la suite ! Aujourd'hui, retour au présent pour retrouver nos héros. Ils n'ont fait qu'écouter Chii et Hideki pendant les derniers chapitres, il est temps qu'ils se bougent un peu. Au programme, l'éclaircissement d'un mystère.

Bonne lecture :)


Chapitre 24 - Les âmes de Tirmeíth

Dans la salle à manger du chalet de Clef, on n'entendait plus un bruit. Un silence irréel et spongieux absorbait tous les sons, comme si les huit personnes en présence avaient cessé de respirer. Seul le crépitement de la cheminée faisait écho aux pensées désordonnées qui agitaient leurs esprits, sans que personne n'ose prononcer une parole.

Encore sous le choc du récit de Chii et d'Hideki, Shaolan, Sakura, Kurogane et Fye mirent plusieurs minutes à se reprendre pied dans la réalité. L'histoire des souverains cadets de Valeria les avait à la fois bouleversés et dévastés. Quand la voix de Chii était retombée, ils avaient eu la sensation de se réveiller d'un long cauchemar dont la fin ressemblait à une descente aux enfers. Même s'ils n'avaient pas assisté eux-mêmes à tous ces évènements, la façon dont Chii et Hideki les avaient narrés faisait résonner jusqu'au plus profond de leur être toutes les épreuves qu'ils avaient traversées. Fye cligna des yeux, hanté par des images auxquelles venaient s'associer ses propres souvenirs. À la mort de Freya se superposait celle de Fye, et il n'imaginait que trop bien la douleur que sa mère avait éprouvée ce jour-là. Freya s'était sacrifiée pour elle, comme Fye s'était sacrifié pour lui. Pourquoi, pourquoi le destin s'était-il répété ? Il releva la tête vers ses parents et les dévisagea.

En dépit de tout, il savait à présent qu'ils ne les avaient jamais abandonnés, lui et son frère, et qu'ils s'étaient battus jusqu'à la limite de leurs forces pour les défendre. S'il ne se rappelait pas leur arrestation, c'était parce qu'on avait modifié sa mémoire afin de lui faire croire que leur mère s'était suicidée et que leur père était décédé de maladie. On leur avait menti pour mieux renforcer leur sentiment de culpabilité et les condamner, mais il savait aujourd'hui que tout cela était faux. Il posa une main sur sa poitrine et la sentit plus chaude que d'habitude. Chii et Hideki n'osaient plus le regarder, poursuivis par les remords de n'avoir pas su les protéger. Pourtant, Fye n'éprouvait que de la gratitude à leur égard.

Près de lui, Kurogane observait les anciens souverains ; il les avait mal jugés. Derrière leur apparence fragile, ils avaient fait preuve d'un courage sans borne, et malgré leurs efforts ils n'étaient pas parvenus à sauver les deux êtres les plus chers à leurs yeux. Ce sentiment d'échec, le ninja le connaissait bien, il l'avait lui-même éprouvé le jour où il n'avait pas pu sauver sa mère des griffes de Fei Wang Reed. Alors, même s'il n'avait pas d'enfant, il comprenait ce que pouvaient ressentir les parents du blond.

Sakura, elle, devinait la force qui unissait les parents de Fye. Malgré leurs blessures, leurs malheurs, ils se tenaient aujourd'hui devant eux et ils assumaient ensemble leurs choix. Serait-elle un jour aussi forte aux côtés de Shaolan ? La bravoure de ce couple royal ne lui inspirait que du respect et de l'admiration. Elle leur adressa un regard plein de compassion.

– Je suis vraiment désolée, Chii-sama, Hideki-sama, pour tout ce que vous avez vécu.

Les anciens souverains la dévisagèrent, puis un sourire triste étira les lèvres de Chii.

– Non, c'est à nous d'être désolés.

Shaolan cilla. Quelque chose, dans le récit des anciens souverains, ne collait pas. Si Ingvar n'avait pas évoqué la malédiction le jour de son arrestation, les soupçons ne se seraient pas immédiatement tournés vers Fye et son jumeau. Shaolan avait donc cru qu'Ingvar pouvait être l'origine de la malédiction, qu'il avait ensorcelé les deux frères, mais ce n'était visiblement pas le cas. Fye et son jumeau seraient-ils donc vraiment responsables des maux qui avaient décimé leur pays ? Shaolan se refusait à le croire, mais il ne voyait aucune autre explication à opposer à ces évènements terribles.

– Qu'est devenu Ingvar ? demanda-t-il. Dans le palais, nous n'avons senti aucune présence vivante hormis la vôtre, Hideki-sama, et la vôtre Chii-sama. Cela signifie qu'il n'était plus enfermé dans le château des rois de Valeria.

– Étant donné que j'ai sombré dans la plus complète inconscience lors de mon emprisonnement, je ne saurais te répondre, déclara Hideki. Chii, tu en sais peut-être plus ?

Pour toute réponse, la jeune femme se tourna vers Clef. Presque tous avaient oublié la présence du petit mage blanc. Fye dévisagea cet homme contre lequel il s'était battu lors du tournoi de Tirmeíth. Désormais, il savait qu'il était responsable de l'emprisonnement ses parents. Le souvenir du kekkai qui retenait sa mère prisonnière lui revint à l'esprit et brusquement, il comprit : ce pouvoir familier qu'il avait senti en détruisant la barrière, c'était celui de Clef. Certes, le petit mage n'avait fait qu'obéir à son oncle, mais il ne s'était pas opposé à sa décision, tout comme il avait accepté d'effacer sa mémoire et celle de son jumeau sans le moindre état d'âme. Fye comprenait mieux pourquoi son père s'était emporté face à lui, quelques heures plus tôt. Lui-même, il songea qu'il aurait pu le détester, pourtant, sa mère l'avait défendu. Pourquoi ?

– Ingvar s'est échappé, déclara Clef.

– Comment ça ? s'exclama Kurogane. Je croyais qu'il était surveillé par vos meilleurs magiciens.

– Après l'emprisonnement de ses altesses le roi et la reine cadette, l'état du royaume ne s'est pas amélioré. La condamnation des princes jumeaux n'a pas amoindri le froid qui s'abattait sur nous, ni la famine et les maladies qui en découlaient. Les quatre années qui ont suivi ont été noires, des milliers de personnes sont mortes.

« La colère grondait au sein du peuple : le roi aîné avait assuré à ses sujets que l'emprisonnement des petits princes ferait cesser leurs tourments, pourtant, ils ne voyaient aucune différence. Ils commençaient à douter de la parole de leur souverain et des révoltes ont éclaté partout dans le royaume. Le roi s'est montré impitoyable et a fait exécuter tous les rebelles, mais ces mesures drastiques n'ont pas infléchi les fléaux qui touchaient notre pays : l'hiver demeurait éternel.

« Devant son impuissance, le roi s'est laissé totalement submerger par la folie qui le guettait depuis des mois. Sa démence a atteint son paroxysme quand sa femme et ses fils sont morts de la fièvre. Lui qui s'imaginait en sauveur de son peuple a compris qu'il ne pouvait rien faire contre la malédiction et qu'il en subissait les conséquences comme n'importe quel autre habitant de Valeria. À partir de là, il a commencé à tuer des innocents tout en faisant surveiller les frontières pour que personne ne sorte du pays. La noblesse était trop affaiblie pour l'empêcher d'agir, et le peuple, exsangue, n'avait plus aucun moyen de se dérober à sa fureur. »

Fye cilla : oui, il se rappelait très bien de ce moment où le nombre de corps jetés dans la fosse où il était emprisonné avait augmenté. C'était à cet instant qu'il avait deviné que quelque chose de grave se produisait dans le royaume.

– À la cour, plus personne n'était capable de diriger ce pays avec raison … personne, sauf moi.

Clef s'interrompit et baissa la tête. Dans ses yeux, ses interlocuteurs devinèrent des regrets longtemps enfouis.

– J'avais atteint mes limites. Jusqu'alors, j'étais demeuré fidèle à mon souverain, j'avais obéi à des ordres que ma conscience réprouvait et j'avais laissé des innocents se faire condamner. La situation ne cessait d'empirer, et moi, je ne supportais plus que le roi massacre son propre peuple. Alors j'ai décidé de prendre les choses en main. Aujourd'hui encore, je prie les dieux afin qu'ils me pardonnent de m'être substitué au pouvoir royal, mais je ne voyais pas d'autre solution pour sauver ceux qui avaient survécu aux plaies qui détruisaient nos terres. J'ai envoyé des demandes de soutiens militaires aux souverains des contrées voisines, afin de renverser le roi aîné et d'installer un nouveau dirigeant sur le trône. Malheureusement, mes coursiers ont été interceptés et mis à mort ; quant à moi, seule ma grande maîtrise de la magie m'a sauvé de la rage du souverain. Ce dernier aurait pu m'emprisonner, mais j'ignore pourquoi, il a renoncé à le faire. Sans doute avait-il conscience de sa démence. Un matin gris et sombre, il est venu me voir. Son visage, hagard, ne paraissait plus habité par aucune vie, et il m'a dit : « Cela suffit, Clef. Je sais que j'ai commis le mal et que je continue de le faire. Je le sais. J'ai cru pouvoir protéger mon peuple, mais je me suis trompé. Cette malédiction me rend fou, je ne me reconnais plus. Je crois qu'elle vient me punir … moi et mes ancêtres. Il ne reste presque plus personne dans ce royaume, et d'ici quelques mois, tout le monde sera mort. Je m'en vais, Clef. Adieu … et merci. »

Stupéfaite, l'assemblée fixa Clef.

– Il est parti … comme ça ? s'insurgea Kurogane.

– Oui.

– Mais quel dégonflé !

– « Me punir, moi et mes ancêtres », répéta Sakura. Que voulait-il dire par là ?

– Je l'ignore … les deux précédents rois étaient aimés de leurs sujets, cela, je peux le garantir puisque je servais déjà la cour. Je ne sais pas à quoi le roi aîné faisait allusion. C'est la dernière fois que je l'ai vu vivant. Quelques jours plus tard, on m'a rapporté que des paysans l'avaient aperçu alors qu'il se dirigeait vers la vallée où étaient enfermés les jumeaux maudits. Ils l'avaient suivi et horrifiés, l'avaient vu se jeter de son plein gré dans la fosse aux criminels.

Fye cilla : le visage dément de son oncle, lorsqu'il était tombé près de lui, resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Son regard dément, la manière dont il l'avait accusé de tous les maux avant de se transpercer la gorge de sa propre épée … À ce moment-là, son oncle avait affirmé qu'il ne restait plus personne en vie dans le royaume, mais Fye savait désormais qu'il s'agissait du mensonge désespéré d'un souverain qui n'avait pas pu sauver son peuple.

– Qu'avez-vous fait après la mort du roi ? demanda Shaolan à Clef en avalant sa salive.

– Il ne restait aucun prétendant au trône : le roi aîné et ses fils étaient morts, les jumeaux du roi cadet avaient été emprisonnés pour contrer la malédiction et j'avais moi-même scellé son altesse Hideki dans les sous-sols du château. À ce moment-là je n'ai pas pu me résoudre à le libérer, par crainte d'aggraver la malédiction. Aujourd'hui, je sais que j'ai eu tort, votre majesté, déclara-t-il à l'intention d'Hideki. Aucun noble encore vivant n'était capable de gouverner du royaume, alors, de nouveau, j'ai assumé seul cette responsabilité. Je ne voyais aucun moyen d'arrêter le froid qui désolait nos terres. Aussi, j'ai fini par me rendre à l'évidence : pour sauver les gens de Valeria, nous devions fuir. J'ai donc organisé, le cœur brisé, le départ de toutes les populations survivantes vers les contrées voisines. Ce grand exode a marqué l'abandon définitif du royaume de Valeria et s'est étalé sur plus de deux mois. J'avais réfléchi au sort d'Ingvar et décidé de le faire conduire dans la prison d'un pays voisin, surveillé par une escorte dont je ferais partie. Je ne m'attendais pas à ce que quelques jours plus tard on m'annonce qu'il avait réussi à s'évader de sa geôle. Je m'en suis voulu de ma négligence, mais j'ai décidé de faire passer le peuple de Valeria avant la recherche de cet homme. Peu de temps après, les derniers convois d'habitants ont passé la frontière. C'est un matin, alors que je préparais le départ des garnisons encore sur place, que je l'ai senti.

– Quoi donc ? demanda Sakura.

– Un pouvoir magique, dans les entrailles du château de Valeria. Il ne s'agissait pas de l'aura de la reine cadette, mais d'un autre pouvoir, et l'inquiétude s'est aussitôt réveillée en moi. Je suis descendu dans les sous-sols du palais, j'ai pris l'escalier de gauche. Le dieu Dagda, gardien de sa prison, avait été paralysé par un sort redoutable, et j'ai eu la confirmation qu'un magicien très puissant s'était introduit dans le palais. J'ai couru jusqu'à la salle du pilier de glace où se trouvait la reine. Là, je l'ai vu.

– Ingvar ? devina Fye.

– Oui.

Clef fronça les sourcils à mesure que les souvenirs défilaient dans sa mémoire. Quand il était entré dans la caverne, Ingvar avait posé ses mains sur le pilier qui retenait son altesse Chii. Des runes d'un vert d'eau s'échappaient de ses doigts et entraient en collision avec le kekkai qui enveloppait le pilier. En le reconnaissant, les yeux de Clef s'étaient agrandis de stupeur.

« Ingvar … qu'est-ce que tu fais ici ?

Ingvar se retourna, un sourire railleur sur les lèvres.

Eh bien, Clef … comme nous nous retrouvons. Tu n'as pas l'air heureux de me voir. Ce n'est pas nouveau, d'ailleurs. Tu n'as jamais admis ma présence à la cour, même lorsque ce royaume se portait bien.

Tu ne méritais pas l'attention de l'ancien roi.

Dis plutôt que tu n'avais pas envie que je te vole ta place.

Que fais-tu ici ?

À ton avis ?

Le regard de Clef coula vers le pilier de glace.

Tu veux libérer son altesse la reine ? Alors, le roi cadet avait raison ? Tu as toujours voulu utiliser ses pouvoirs magiques à ton profit ?

Ingvar ne répondit pas, mais le sourire qui ourlait ses lèvres s'étira un peu plus.

Et les princes jumeaux ? Ils t'intéressent aussi ?

Pour être honnête, si on me les avait proposés, je n'aurais pas dit non … mais bon, maintenant il est trop tard.

Trop tard ? Que veux-tu dire par-là ?

Tu n'auras qu'à aller le vérifier par toi-même. Enfin, si tu sors d'ici vivant.

Ingvar créa une ligne de rune qui fusa vers Clef. Le mage blanc para son attaque de son bâton, puis l'assaillit d'une pluie d'éclairs qu'Ingvar écarta comme une nuée de mouches. Un combat s'engagea entre les deux mages, une lutte sans merci où chacun d'eux voyait la haine briller dans le regard de l'autre. Par sa puissance, Clef coupa la respiration d'Ingvar et l'amena au bord de l'asphyxie, tandis son adversaire l'écrasa d'un sortilège de pression qui lui rompit le bras droit. Les coups résonnaient sourdement dans le souterrain et l'odeur âcre des sorts offensifs se mêlait aux halètements de deux adversaires. Clef s'appuyait sur une expérience centenaire, mais Ingvar possédait un talent qui le rendait particulièrement redoutable. Clef se plaça devant le pilier qui retenait Chii prisonnière.

Tu ne toucheras pas à un cheveu de la reine cadette.

Le sorcier eut un rire sardonique et reprit ses attaques. Clef, dont le bras droit brisé pendait lamentablement, maniait son bâton de la main gauche. Cela ne pouvait plus durer, il devait mettre un terme à ce duel. Il décida de recourir à l'un de ses plus puissants sortilèges et agita son bâton : la tête d'aigle étincela et des rayons de lumière s'étirèrent depuis les gemmes de son sceptre jusqu'aux parois de la caverne, tels de gigantesques fils de toile d'araignée. Tout ce que ces rayons touchèrent à leur passage fut tranché net : sous leur aspect luminescent, ils coupaient aussi précisément qu'une lame de rasoir. En quelques secondes, le pilier de la reine cadette fut protégée par une toile dont le bâton de Clef constituait le centre névralgique. Ingvar avait érigé juste à temps une barrière pour se préserver des lames magiques. Il tenta de briser le sortilège de Clef, mais les fils, aussi souples que de la soie arachnéenne, absorbaient le choc des sortilèges et les neutralisaient sans se briser. Clef adressa un regard de défi à Ingvar :

Je ne bougerai pas d'ici. Je protégerai la reine jusqu'à épuisement s'il le faut, mais je ne te laisserai pas l'approcher.

Ingvar eut beau s'acharner pendant plusieurs dizaines de minutes. La sueur perlait à son front, ses yeux s'exorbitaient, son souffle était devenu rauque, mais il ne parvint pas à rompre la défense du petit mage blanc. Dans un cri de rage, il traça des arabesques et se téléporta loin de la grotte. Clef, épuisé, relâcha enfin ses efforts. Il avait sauvé la reine, toutefois, les paroles d'Ingvar continuaient de le hanter : qu'avait voulu dire ce maudit sorcier quand il avait affirmé qu'il était trop tard pour les princes jumeaux ?

Taraudé par un doute terrible, il fit soigner mon bras et se rendit, à bride abattue, dans la vallée où les petits princes avaient été enfermés. Quand il arriva au bord de la fosse, un spectacle d'apocalypse l'attendait : la tour dans laquelle se trouvait l'un des deux frères s'était effondrée et les corps des condamnés à mort, à demi recouverts par la neige et démembrés, gisaient dans la fosse. Nulle part, cependant, il ne vit de traces des jumeaux. Une flaque de sang attira son regard près des décombres, mais il ne distingua aucun être vivant : les fils du roi cadet avaient disparu. »

Fye pinça les lèvres.

– Ashura nous avait déjà emmenés, mon frère et moi, au pays de Célès.

– En effet, mais à ce moment-là, j'ignorais ce qui s'était passé, dit Clef. Ma seule certitude était que quelque chose m'avait échappé lors du déclenchement de la malédiction et qu'Ingvar avait sans doute joué un rôle dans tous ces évènements. Les princes jumeaux avaient disparu, mais j'étais convaincu qu'au moins l'un d'entre eux était en vie et j'espérais qu'un jour, il reviendrait à Valeria. En attendant, j'ai choisi de ne pas libérer le roi et la reine cadette, non pas pour les entraver, mais pour les protéger d'Ingvar s'il réapparaissait. J'ai renforcé la magie d'incarcération de sorte que seul un puissant mage puisse les libérer, puis j'ai quitté Valeria avec les derniers survivants. Vingt ans se sont écoulés, mais je n'ai jamais perdu espoir … J'ai eu raison, puisque vous êtes revenu, votre altesse.

Clef se tourna vers Fye et le blond cligna des yeux, mal à l'aise qu'on le nomme de cette manière. Son embarras s'accrut plus encore lorsque Clef posa son bâton au sol, puis qu'il s'agenouilla devant lui.

– Je vous prie d'accepter mes excuses. Je sais à quel point vous et votre frère avez souffert par ma faute. J'ai été faible, aveuglé par mes doutes et je ne me suis pas opposé à la condamnation injuste que votre oncle a prononcée contre vous. Si je m'étais interposé, peut-être ce magicien d'une autre dimension ne vous aurait pas utilisés.

Bouche bée, Fye fixa ce grand magicien qu'il avait affronté et qui s'inclinait à présent devant lui. Lentement, il s'agenouilla près de Clef et le releva.

– Vous n'avez pas à vous rabaisser de la sorte devant moi. Vous avez agi en pensant à l'intérêt général du royaume et de ses habitants, je ne peux pas vous en blâmer. Par ailleurs, vous avez protégé ma mère contre Ingvar, et si Ashura ne m'avait pas emmené dans une autre dimension, vous étiez prêt à me libérer de ma fosse. Pour tout cela, je vous suis infiniment reconnaissant. Alors, je vous en prie, cessez de vous sentir coupable. Et ne m'appelez pas « votre altesse », s'il vous plaît. Je ne suis plus le prince d'aucun royaume, désormais.

Clef le dévisagea intensément, et pour la première fois, Fye décela de l'émotion dans les yeux de l'ancien conseiller des rois. Il inclina la tête et murmura, d'une voix où l'on devinait un profond respect :

– Je vous remercie … Fye.

Le blond pinça les lèvres. Clef se tourna alors vers Hideki et Chii et à nouveau, il mit un genou à terre.

– Puissiez-vous également me pardonner, vos majestés. Je sais que j'ai mal agi à votre encontre, que j'ai cessé de croire en vous et que je vous ai pris vos enfants. Néanmoins, j'ai toujours été persuadé que l'un de vos fils reviendrait vous délivrer et j'ai décidé de veiller sur vous, à distance. J'espère que ce témoignage de ma loyauté atténuera les reproches que vous me formulerez. Toutefois, si vous me jugez indigne de continuer à vous servir, je me retirerai.

Chii et Hideki contemplèrent le mage blanc en silence, puis Hideki déclara :

– Comment pourrions-nous encore te haïr après ton récit ?

Le petit mage releva la tête et les souverains lui sourirent. Fye sourit également, soulagé. Son cerveau, lui, se remit à fonctionner à plein régime.

– Clef, l'armée contre laquelle nous nous sommes battus devant le palais de Valeria, pensez-vous qu'elle ait été rassemblée par Ingvar ?

– Je l'ignore. Je serais tenté de croire qu'Ingvar est resté proche de Valeria pendant toutes ces années. Après tout, il convoitait le pouvoir de votre mère, mais il ne s'est jamais manifesté directement. Quant à savoir pourquoi il aurait rassemblé autant de combattants, j'avoue que cela m'intrigue. Envisageait-il de forcer la prison de la reine cadette ? Pensait-il à autre chose ? Par ailleurs, je me demande où il a pu recruter tous ces hommes. Une telle levée de troupes ne serait pas passée inaperçue dans les royaumes voisins. Pourtant, rien n'a été signalé, nulle part.

– Donc, selon vous, cet Ingvar serait proche de nous ? dit Kurogane. Ce serait son pouvoir que Fye a senti lorsqu'on a traversé Valeria ?

– Oui, c'est possible.

– Dans ce cas, allons lui régler son compte. Qu'il ait quelque chose à voir avec la malédiction ou pas, ce type est un meurtrier avide de magie, on ne peut le laisser en liberté. Le mage, tu pourrais pister sa trace ?

– Ce ne sera pas évident, mais je peux essayer.

– Dans ce cas, dit Shaolan, ne tardons pas. Le jour n'est pas encore levé, nous pouvons nous mettre en route à l'aube.

Ses compagnons acquiescèrent, puis décidèrent d'aller prendre du repos : le récit qu'ils avaient entendu les avait éprouvés émotionnellement ; ils avaient besoin d'assimiler ce qu'ils avaient appris. La nuit était déjà bien avancée et il ne leur restait que quelques heures avant le lever du jour. Clef se retira dans son bureau, Shaolan et Sakura remontèrent dans leur chambre, suivis par Mokona. Kurogane les imita, mais quand il vit Fye lui emboîter le pas, il l'arrêta.

– Toi, tu restes là.

– Quoi ? Pourquoi ?

– Tu ne crois pas que tu dois parler à quelqu'un ?

Le regard du ninja glissa vers Chii et Hideki : il faudrait bien que le mage accepte de leur faire face à un moment ou un autre. À présent qu'il connaissait tous les détails de leur histoire, il ne devait plus fuir. Fye le comprit et demeura immobile tandis que Kurogane disparaissait dans les escaliers. Bientôt, il fut seul avec ses parents. Il se retourna lentement vers eux, le cœur battant, et pendant de longues secondes ils se dévisagèrent en silence. Finalement, ce fut sa mère qui prit la parole.

– Pardonne-nous, Fye. Nous nous étions promis avec ton père de vous protéger, toi et ton frère, mais nous n'avons pas tenu notre promesse. Je sais que mes mots n'effaceront jamais les années de calvaire que tu as vécues et qu'ils ne ramèneront pas Fye, le vrai Fye. Si j'avais réussi à utiliser ma magie jusqu'au bout, le jour où le roi aîné nous a fait arrêter, peut-être les choses se seraient-elles passées autrement.

Le magicien fixa longuement ses parents, en silence. Dans ses yeux, les anciens souverains ne lurent aucun reproche.

– Je sais ce que vous éprouvez. Je sais ce que c'est de se sentir coupable de n'avoir pas su empêcher un évènement, de se débattre contre le poids du destin. Et c'est justement parce que je connais cette douleur que je ne veux pas que vous la ressentiez. J'ai suffisamment souffert du sacrifice de Fye pour refuser que ne vous portiez ce fardeau à votre tour. Mon frère repose en paix désormais, et j'ai décidé de continuer à vivre. Alors, vous n'avez pas à vous sentir coupables. Vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir pour nous protéger, vous avez lutté jusqu'à la fin. Le reste ne dépendait pas de vous.

Il cligna des yeux, puis ajouta d'une voix rauque :

– Jusqu'à aujourd'hui, j'ai toujours été persuadé que personne ne nous avait soutenus, que nous étions seuls lorsque le roi aîné a prononcé notre condamnation. Je sais maintenant que c'est faux. Que vous vous êtes battus pour nous jusqu'à la fin. Alors, plutôt que de vous pardonner, je dois vous remercier. Je suis heureux que vous soyez en vie.

Les anciens souverains le fixèrent en silence. Puis, Hideki fit un pas en direction de Fye, et après une seconde d'hésitation, le prit dans ses bras. Médusé, Fye demeura d'abord les bras ballants, incapable de faire un geste. Puis, lentement, ses mains se levèrent et il répondit timidement à l'embrassade de son père. Chii sourit, puis s'approcha d'eux à son tour. Les deux hommes s'agenouillèrent pour se mettre à sa hauteur et la prirent dans leur bras.

– J'ai encore du mal à me faire à l'idée que tu es devenu un homme, souffla Hideki. Cependant, je suis heureux de te revoir sain et sauf … mon fils.

Fye sentit sa gorge se nouer d'émotion. Un sourire étira ses lèvres et il serra plus fort ses parents contre lui.

– Merci. Merci à tous les deux.

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Le chant du coq réveilla l'ensemble des hôtes du chalet de Clef à l'aube. Tous se sentaient beaucoup mieux : six heures de sommeil leur avait permis d'assimiler les informations qu'ils avaient apprises. Ils avaient la sensation d'être plus lucides, prêts à prendre des décisions. Après un solide petit-déjeuner, ils discutèrent de leur plan pour les jours à venir.

– Si la personne qui commande les hommes et les femmes contre laquelle nous nous sommes battus est bien Ingvar, déclara Fye, alors nous devons le retrouver.

– Oui, d'autant que nous ignorons pourquoi il a réuni autant de combattants, ajouta Sakura.

– Sûrement pas pour prendre le thé, marmonna Kurogane.

– Fye, intervint Shaolan, la première fois que nous sommes entrés à Valeria, tu as d'abord senti un pouvoir magique qui t'était inconnu avant de suivre celui de ta mère, n'est-ce pas ?

– En effet. Il envahissait l'air ambiant, mais à mesure que nous nous sommes dirigés vers la capitale il s'est fait de moins en moins présent. J'en déduis qu'Ingvar, si c'est bien lui, ne se cache pas dans l'est du pays. Son pouvoir était beaucoup plus intense quand nous avons passé la frontière, mais je crois qu'il se trouve au nord de Valeria.

– Qu'est-ce qui te fait penser ça ? demanda Kurogane.

– Lorsque nous avons fait boire nos chevaux dans un loch qui s'écoulait vers le nord, la magie imprégnait plus fortement les eaux en aval.

– D'accord, acquiesça le ninja. Donc, le plan serait de repasser la frontière et de nous orienter vers le nord, c'est ça ?

– Oui.

– Puisque nous sommes à Tirmeíth, profitons-en pour refaire le plein de vivres, remarqua Sakura.

Tous hochèrent la tête. Ils allaient sortir pour faire des courses, quand quelqu'un tambourina à la porte du chalet de Clef. Tous sursautèrent et une voix leur parvint :

– Maître Clef ! Maître Clef, êtes-vous là ? C'est une urgence !

Intrigué, le mage blanc alla ouvrir : sur le seuil se tenait un homme paniqué, qui gesticulait dans tous les sens.

– C'est terrible, maître Clef ! Des dizaines de personnes viennent de s'effondrer, comme ça, en plein milieu de la rue ! Je crois … je crois qu'elles sont mortes. Venez voir, vite !

Le mage s'empara de son bâton et lui emboîta le pas, suivi par ses hôtes. L'homme les conduisit jusqu'à la première personne inconsciente. C'était un homme d'environ quarante ans qui gisait, les yeux clos, dans les bras de sa femme. Un médecin se tenait accroupi près d'eux, perplexe.

– Ah, maître Clef, vous voilà ! s'exclama-t-il en le reconnaissant.

– Cet homme est-il mort ?

– Eh bien, c'est très étrange … il ne respire plus, mais son cœur bat toujours. C'est un phénomène inexplicable pour moi.

Clef s'agenouilla près de l'homme et posa deux doigts sur son front. Un sortilège de runes blanches apparut au bout de ses doigts et se diffusa dans le corps de l'homme jusqu'à son cœur. Inquiets, les voyageurs et les anciens rois de Valeria l'observèrent faire. Les yeux de Clef s'écarquillèrent.

– Alors, est-ce qu'il est vraiment mort ? demanda l'épouse d'une voix étranglée.

Clef retira lentement sa main et se tourna vers le groupe de Shaolan.

– Fye, pourriez-vous me donner votre avis ?

Le blond fronça les sourcils : si Clef, malgré son expérience, lui demandait son concours, c'est qu'une magie vraiment étrange était à l'œuvre dans le corps de cet homme. Il le rejoignit, traça des runes bleutées et examina l'homme. Quand il rompit son sortilège, il murmura d'une voix grave :

– Cet homme … on lui a volé son âme.

– Qu … quoi ? s'exclama Sakura.

– Qui a pu faire ça ? demanda Shaolan.

– Seulement un magicien très puissant.

– Alors, cet homme n'est pas mort ? comprit Chii.

– Non, je dirais plutôt qu'il n'est plus qu'une enveloppe vide. Mais il est en vie.

– Que va-t-il advenir de lui ? demanda son épouse, les larmes aux yeux.

– Il va rester comme ça.

– Comme ça ?

– Si on ne fait rien, oui.

– Et si on retrouvait son âme ? dit Kurogane. On pourrait la lui rendre ?

Fye échangea un regard avec Clef, puis pinça les lèvres.

– Ça dépendra de la personne. Seuls les individus suffisamment forts peuvent se voir arracher leur âme puis la réintégrer.

– Cela veut dire que mon mari a une chance de survivre ? demanda la femme, pleine d'espoir.

– Je ne peux pas vous l'assurer, mais oui, c'est possible. Avez-vous remarqué quelque chose de différent chez votre époux, récemment ?

– Eh bien, ces derniers temps, il était devenu plus agressif, il parlait sèchement aux gens … à certains moments, je ne le reconnaissais pas, mais je me disais que c'était à cause de son travail.

Shaolan fronça les sourcils : une personne devenue subitement agressive ? Cela lui rappelait quelque chose. Avec toutes les péripéties qu'ils avaient vécues ces dernières semaines, il avait complètement oublié d'en parler à ses compagnons, mais ce ne pouvait pas être une coïncidence. Saisi d'un mauvais pressentiment, il se tourna vers le villageois qui les guidait :

– Pouvons-nous voir les autres victimes, s'il vous plaît ?

L'homme hocha la tête. La plupart des personnes qui s'étaient effondrées avaient perdu connaissance, mais certaines étaient encore éveillées. Cependant, elles ne manifestaient aucune réaction lorsqu'on leur parlait. On aurait dit qu'elles ne voyaient pas, leur regard restait arrimé au vide, dépourvu de toute énergie. Fye et Clef procédèrent à un examen de chacune d'entre elles, puis le blond confirma :

– Pas de doutes, toutes ces personnes ont perdu leur âme. En revanche, j'ignore si on leur a pris de force ou si ces gens l'ont abandonnée volontairement.

– Pourquoi feraient-ils ça ? s'étonna Hideki.

– Je ne sais pas … peut-être ont-ils vendu leur âme en échange de quelque chose.

– Pourquoi certaines victimes se sont-elles évanouies et pas d'autres ? demanda Sakura.

– Cela doit dépendre de la résistance de l'individu. Mais cela ne change rien à leur état : privés de leur souffle vital, ces gens sont des coquilles vides, incapables d'agir et de prendre une décision.

– Je dois vous parler de quelque chose, intervint Shaolan. Jusqu'à présent, ça m'était sorti de l'esprit, mais je crois que cela a un lien avec toutes ces victimes. Avant notre départ à Valeria, quand nous nous trouvions à Tirmeíth, j'ai interrompu une rixe entre trois hommes. L'un d'eux était particulièrement agressif et s'en est pris à ses deux compagnons. Si je ne l'avais pas arrêté, il les aurait blessés. Selon les deux autres, le fauteur de trouble avait changé de personnalité en très peu de temps. Or, tous les proches des victimes que nous venons d'interroger nous ont dit exactement la même chose : ces gens sont devenus violents et acerbes dans les dernières semaines, sans aucune explication à ce changement de personnalité.

– Cette agressivité, ce serait une sorte de … symptôme avant qu'ils ne perdent leur âme ? comprit Sakura.

– Oui, c'est ce que je pense. J'avais déjà vu un homme complètement hagard errer dans les rues de Tirmeíth avant notre voyage, mais à ce moment-là, j'étais loin de me douter qu'on lui avait pris son âme.

– Tu veux dire qu'il y aurait eu d'autres victimes en amont ? dit Kurogane.

– C'est tout à fait possible, acquiesça le médecin. Ces derniers mois, il m'est arrivé d'être appelé pour soigner des personnes qu'un proche, devenu violent, avait agressées. Par ailleurs, trois habitants de Tirmeíth sont tombés dans le coma, mais comme il s'agissait de cas isolés, je pensais qu'il s'agissait d'une maladie foudroyante comme il en arrive parfois.

– Des cas isolés, marmonna Fye. Le sorcier qui vole ces âmes a d'abord procédé discrètement, en dérobant l'essence vitale de quelques personnes seulement.

– Avec ou sans leur consentement, c'est ce qu'il reste à découvrir, compléta Shaolan.

– Peut-être d'autres victimes sont-elles à déplorer dans le reste du pays ? souligna Sakura.

– C'est possible, dit Fye.

– En ne prélevant que quelques âmes dans chaque village, ce sorcier a réussi à ne pas éveiller les soupçons, dit Kurogane.

– Oui, acquiesça Fye. Seulement, il s'est passé quelque chose et il a choisi d'augmenter la cadence de sa collecte, quitte à être repéré.

– S'agirait-il d'Ingvar ? émit Hideki.

– C'est possible, acquiesça Shaolan.

– Mais que fait-il de toutes ces âmes ? s'interrogea Sakura.

Fye fronça les sourcils, puis jeta un œil à Kurogane.

– Kuro-chan, tu te rappelles ce que tu m'as dit, à propos de ces combattants ?

– Ouais, qu'ils ne paraissaient ni morts ni vivants.

– Et s'ils renfermaient les âmes dérobées à ces villageois ?

Ses compagnons le dévisagèrent, stupéfaits et horrifiés.

– Tu veux dire … qu'Ingvar aurait placé ces âmes dans d'autres corps afin qu'ils lui obéissent ? déglutit Shaolan.

– Exactement.

– Ça se tiendrait, dit Kurogane. Si on part du principe qu'il collecte une dizaine d'âmes par village, il suffit de dix bourgs pour arriver à l'armée de cent personnes qui nous est tombée dessus devant le palais de Valeria.

– Mais dans ce cas, le corps de ces soldats serait artificiel ? fit Sakura.

Shaolan se pinça le menton : fabriquer un corps de toutes pièces exigeait une quantité de magie conséquente et une longue expérience. La difficulté qu'avait eue Fei Wang Reed à créer son clone puis celui de Sakura en était la preuve, alors pour mettre au point toute une armée … il échangea un regard avec Fye et sut qu'il pensait la même chose que lui.

– Si tel est le cas, déclara le blond, nous serions en présence d'un magicien presque aussi puissant que Fei Wang Reed.

– Ça ne colle pas, dit Shaolan en secouant la tête. Pour autant que nous sachions, Ingvar n'a pas la capacité de voyager entre les dimensions. S'il la possédait, il aurait tenté de te retrouver quand tu étais petit, Fye, afin d'utiliser ta magie à son profit. Mais il n'a pas poursuivi Ashura jusqu'à Sélès.

– C'est vrai … mais s'il n'a pas cette faculté, alors il n'est pas assez puissant pour créer tous les corps artificiels de son armée, dit Fye.

– Il aurait un complice plus fort que lui ? émit Kurogane.

– J'espère que non.

– Il y a autre chose qui m'inquiète, intervint Sakura. Quel sortilège serait assez puissant pour dérober leur âme à des centaines de personnes, à fortiori si l'on admet qu'Ingvar l'a lancé depuis Valeria, à plusieurs centaines de kilomètres d'ici ?

La princesse avait raison. S'ils partaient du principe qu'Ingvar n'avait pas le pouvoir de créer une armée artificielle, il n'était sûrement pas en mesure de lancer un sortilège depuis Valeria pour dépouiller des gens de leur âme. Un sort d'une telle complexité impliquait presque d'ensorceler ses victimes une à une, et donc se trouver sur place pour user de sa magie.

– Ingvar se serait donc rendu à Tirmeíth ? émit Chii.

– Non, s'il était venu ici, je l'aurais senti, certifia Clef.

– Alors, comment a-t-il fait ? murmura Shaolan.

– Quelle que soit son mode opératoire, déclara Sakura, les habitants de Tirmeíth et des contrées voisines sont en danger. Nous devons retrouver au plus vite Ingvar avant qu'il ne vole plus d'âmes.

– Nous partons sur-le-champ, déclara Shaolan.

Ses compagnons hochèrent la tête, décidés.

– Nous allons venir avec vous, déclara une voix.

Les quatre voyageurs se retournèrent : Hideki et Chii s'étaient avancés dans leur direction, résolus. Kurogane observa les anciens souverains : malgré toute l'admiration qu'ils ressentaient pour eux, il avait pu constater devant le palais de Valeria qu'ils ne savaient pas se battre. Hideki aurait eu besoin d'une remise à niveau pour pouvoir leur être utile et Chii n'était plus en mesure de se servir de sa magie. S'ils les suivaient, ils seraient plus un fardeau qu'un soutien.

– Désolé de vous le dire comme ça, mais avec tout le respect que je vous dois, je pense que vous nous gêneriez plus qu'autre chose.

– Ce n'était pas une suggestion, rétorqua Hideki. Un sorcier a volé l'essence vitale de centaines d'habitants de ce pays. Certains étaient peut-être, autrefois, des sujets de Valeria. En tant qu'ancien roi, je ne peux tolérer qu'il manipule ainsi des innocents.

L'expression d'Hideki ne laissait place à aucun doute. Kurogane le fixa quelques instants, dubitatif : certes, cet homme avait jadis été roi et il avait cherché à protéger sa famille, mais que savait-il réellement du danger ? Il s'était battu en duel contre un noble, puis contre la garde de son frère, mais que ferait-il face à une armée entière ? Les deux hommes se toisèrent, puis Kurogane finit par se tourner vers Fye, estimant que la décision d'emmener ses parents lui revenait. Le mage paraissait également penser qu'il ne s'agissait pas d'une bonne idée, le ninja le devinait à la réticence qui obscurcissait son regard. Pourtant, il finit par céder.

– Très bien, mais je vous préviens, il faudra vous calquer sur notre rythme. Nous devons retrouver Ingvar au plus vite, nous ne pouvons pas nous permettre de traîner.

– Nous ne sommes pas encore des vieillards, répliqua son père.

– En ce qui me concerne, je vais rester à Tirmeíth, déclara Clef. Je dois veiller sur les habitants dépossédés de leur âme et m'assurer, autant que je le pourrai, qu'il n'y ait pas d'autres victimes. Je vais envoyer des messagers dans les provinces voisines afin de savoir si d'autres gens sont tombés dans le coma comme ceux-ci. J'estimerai ainsi le nombre de victimes.

– D'accord, dit Shaolan. Dans ce cas, nous allons refaire notre stock de provisions, puis nous partirons.

– Vos altesses, déclara Clef à l'attention d'Hideki et de Chii. Je crois que vous devriez rester chez moi le temps que vos compagnons finissent leurs achats. Même si vingt ans ont passé, il n'est pas exclu qu'on vous reconnaisse dans les rues. De nombreux rescapés de Valeria vivent à Tirmeíth, il ne faudrait pas que votre réapparition sème le trouble.

– Nous comprenons, acquiesça Chii. Nous allons attendre dans votre chalet.

– Nous viendrons vous chercher dès que nous serons prêts, dit Shaolan.

Tandis que les anciens souverains suivaient Clef, les autres se dirigèrent vers le centre-ville. Des médecins vinrent transporter les victimes du voleur d'âmes chez eux, attirant une foule de curieux. Fye, Kurogane, Shaolan et Sakura durent jouer des coudes pour se frayer un passage au milieu de cet attroupement. Alors qu'ils émergeaient de la masse, le regard de Mokona tomba sur un passant, juste devant lui. Il cilla, stupéfait : dans le dos de l'homme qui marchait d'un pas pressé, il aurait juré voir … une petite paire d'ailes. Le manjuu ferma les yeux, puis les rouvrit : la paire d'ailes avait disparu. La petite créature demeura perplexe : avait-il rêvé ? Les humains ne portaient normalement pas d'ailes, alors que signifiaient ces plumes blanches ?

– Mokona ? Tout va bien ? lui demanda Sakura.

Le manjuu fronça les sourcils, puis posa sa petite patte sur l'épaule de la princesse.

– Oui, ne t'en fais pas. Mokona a dû s'imaginer des choses.

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Les pas de Gowan et Moira résonnèrent sur les marches de pierre. L'échec qu'ils avaient essuyé devant le palais de Valeria était cuisant, et ce n'était pas de gaîté de cœur qu'ils étaient venus faire leur rapport à leur maître. Ce dernier les avait bien entendu blâmés pour leur incompétence : les étrangers et les anciens rois de Valeria étaient à portée de main ! Ils les avaient laissés filer, et en prime ils avaient subi de nombreuses pertes.

– Nous nous rachèterons, avait déclaré Gowan en s'inclinant. Nous allons retrouver ces étrangers et les capturer pour vous.

– Inutile d'aller les chercher. Ce sont eux qui vont venir à nous.

– Comment ça ? s'était étonnée Moira.

– Ils ont découvert comment nous recrutons nos effectifs. Ils veulent me retrouver, et c'est tant mieux : ils nous faciliteront le travail. Cependant, ils seront sur leurs gardes. Pour obtenir d'eux ce que je désire, je vais devoir les déstabiliser. Alors, voici ce que vous allez faire …

Rapidement, le magicien leur avait exposé son plan. Les généraux avaient hoché la tête.

– Peu m'importe lequel vous choisirez, je vous laisse décider. Par ailleurs, je vais grossir nos rangs. Je compte sur vous pour former les nouvelles recrues rapidement.

Gowan et Moira avaient acquiescé, puis s'étaient retirés. À mesure qu'ils descendaient l'escalier, un brouhaha de voix et d'armes leur parvint. Au pied des marches s'étendait une immense salle en demi-sous-sol, parcourue à intervalles réguliers de colonnes circulaires. De leurs abaques s'élevaient les croisées d'ogives qui soutenaient les voûtes du plafond. Sous ces grands parapluies de pierre, des centaines d'hommes et de femmes prenaient du repos à même des paillasses, aiguisaient des épées, des couteaux, des haches et des lances, taillaient des pointes de flèches et soignaient leurs plaies. Le maître réunissait ici tous les combattants qu'il avait recrutés pour des missions extérieures, tandis qu'un faible contingent restait au château. Gowan et Moira se dirigèrent vers une loge située au bout de la salle, séparée du reste des soldats et au confort un peu moins rudimentaire que leurs subalternes. La pièce contenait une cheminée, deux lits, une armoire et une table de travail. Moira se laissa tomber sur l'une des couches, épuisée, tandis que Gowan resta debout, bras croisés. La femme observa la tâche rouge qui maculait son torse.

– Ta blessure s'est refermée ?

– Presque. Dans quelques heures, il n'y aura plus aucune trace.

– Une chance que notre sceau magique ne soit pas situé au même endroit que les autres.

– Il faut bien que notre position offre d'autres avantages qu'avoir un lit et une chambre à l'écart de la promiscuité. De toute manière, je ne ressens pas la douleur.

– Mais c'est quand même plus pratique de se battre sans avoir un trou dans la poitrine.

– Certes.

À cet instant, il y eut de l'agitation dans la grande salle. Gowan jeta un œil par la fenêtre de la chambre et vit que les soldats s'étaient rassemblés autour d'un groupe d'inconnus. Le général fronça les sourcils.

– Eh bien, le maître ne traîne pas. Voilà un nouveau contingent. Je ne pensais pas que les nouvelles recrues se présenteraient si vite.

– Il va falloir leur dispenser une formation en accéléré si l'on veut qu'elles soient opérationnelles, souligna Moira.

– Il y a bien cinquante personnes … je me demande ce qui les a motivées à nous rejoindre, ajouta l'homme d'un ton pensif.

– Tout le monde ne choisit pas. Et de toute façon, qu'est-ce que ça peut nous faire ? Du moment qu'elles se battent à nos côtés, elles nous aideront à atteindre notre objectif personnel.

– Tu es vraiment égoïste, Moira.

– Dans ce monde, si tu l'es pas, les autres profitent de toi.

– Tu dis ça, mais ce n'est pas pour toi-même que tu t'es mise au service du maître.

Moira haussa les épaules, puis détourna le regard.

– Parce que toi, c'est dans ton seul intérêt que tu as rejoint nos rangs ?

– Bien-sûr. Il y a longtemps que je n'agis plus que pour moi-même. Au fond, je suis peut-être encore plus égoïste que toi.

Moira fronça les sourcils, puis murmura :

– Le magicien blond contre lequel tu t'es battu, tu as remarqué à quel point il ressemblait à l'ancienne reine ?

– Oui, ça saute aux yeux.

– Je suis sûre que c'est son fils.

– Si c'est vrai, ce serait l'un des jumeaux responsables de la malédiction.

– Si je le pouvais, je le tuerai de mes propres mains … mais le maître veut le garder pour lui.

– Tu parles tout le temps de tuer, Moira, mais en fait, tu n'as jamais ôté la vie, n'est-ce pas ?

– Tu doutes de ma capacité à le faire ?

– Non, mais prendre une vie n'est jamais simple, même quand on est habitué.

– Je suis sûre que j'y arriverai sans problème.

Gowan se retourna et dévisagea sa coéquipière : quelle que soit son humeur, une flamme de hargne embrasait le regard de Moira. C'était grâce à ce tempérament tenace qu'elle avait rapidement gravi les échelons, tandis qu'il avait réussi à gagner du galon grâce à son sang-froid et à son détachement. Sur bien des points, ils s'opposaient, et quand il voyait avec quelle ardeur Moira se démenait pour satisfaire le maître, il se disait qu'au fond d'elle-même, elle ne devait pas avoir perdu tout espoir. Elle avait dû souffrir, et elle souffrait sans doute encore, mais elle luttait. Lui n'était pas bien-sûr de savoir pourquoi il se battait, et parfois, il avait l'impression d'être déjà mort. Pourtant, par orgueil, il veillait à ce que ses performances soient toujours à la hauteur de Moira. Et il continuait, même si l'existence lui semblait avoir perdu tout son sens.