Bonsoir à tous !
Me revoici me revoilà ! Le dernier chapitre était sportif, donc aujourd'hui, les personnages vont avoir droit à un peu de repos ... enfin, presque. Je vous laisse découvrir. Enjoy !
Bonne lecture à toutes et à tous :)
Chapitre 28 - Incompréhension
Ils n'interrompirent leur chevauchée que lorsqu'ils eurent mis une bonne vingtaine de kilomètres entre eux et l'armée d'Ingvar. Ils avaient repéré une montagne dont la base les protégerait du vent, ils décidèrent donc d'y installer leur campement. Après avoir monté leurs yourtes, ils firent un trou dans la glace du loch, y puisèrent de l'eau et la firent bouillir afin de laver leurs égratignures. Aucun d'eux n'avait été sérieusement blessé pendant la bataille, mais ils savaient qu'il ne fallait pas laisser s'infecter les petites plaies. Paradoxalement, c'était Hideki qui avait reçu le plus de coups après que les soldats d'Ingvar l'avaient désarmé. Kurogane apporta aux anciens souverains de la glace pilée et enveloppée dans un tissu pour faire dégonfler ses hématomes. Chii le remercia et entreprit de soulager son époux qui avait retiré son manteau et sa chemise. Tandis qu'elle le soignait, Hideki observa Kurogane. Son regard tomba sur l'entaille que Gowan avait réalisée dans la peau artificielle qui recouvrait son bras métallique. Une prothèse, comprit l'ancien roi. Finalement, cet homme ne devait pas être aussi fort qu'il le croyait, pour avoir subi une telle perte.
– Qui vous a fait ça ?
Le regard du ninja glissa sur son bras.
– C'est moi.
Hideki cligna des yeux. Pardon ? Ce bras en moins, cette amputation qu'il pensait être l'œuvre d'un guerrier féroce, le ninja se l'était infligée tout seul ?
– Pour … pour quelle raison ?
– C'était le prix à payer pour sauver une personne qui compte pour moi.
Pourquoi, à l'expression du guerrier, Hideki avait-il l'impression de savoir de qui il s'agissait ? Et pourquoi le bref sentiment de satisfaction qui l'avait envahi dix secondes plus tôt venait d'être balayé par un profond dépit ? Kurogane avait perdu un bras, mais il avait pris lui-même cette décision, et cette détermination infaillible, cette force qui émanait de lui faisait enrager l'ancien roi. Le ninja, lui, détaillait les nombreuses les traces violacées qui parcourait son torse et que Chii tamponnait de glace.
– Vous n'auriez pas dû sortir de la bulle protectrice de la princesse. Vous devriez faire plus attention à vous.
Sa voix exprimait de la compassion, mais Hideki n'entendit qu'un reproche. La honte qui l'avait dévoré sur le champ de bataille l'envahit à nouveau, ses poings se serrèrent et son sang bouillonna. Mais pour qui se prenait-il, cet étranger ?
– Vous pensez que je suis faible, c'est ça ? Cela vous amuse de me faire la morale, d'employer ce ton condescendant avec moi ?
– Hideki, le sermonna Chii avec un regard désapprobateur.
Kurogane haussa les sourcils : pourquoi réagissait-il au quart de tour ? Ce n'était pas la première fois qu'il se montrait désagréable avec lui. Le ninja était persuadé que si c'était Shaolan qui avait prononcé la même phrase, Hideki ne se serait pas mis en colère. Alors pourquoi s'énervait-il face à lui ? Kurogane n'avait pas voulu l'insulter, il ne faisait que constater des faits : cet homme manquait d'entraînement, et à prendre trop d'initiatives, il risquait de subir une blessure grave.
– Je n'ai pas voulu vous rabaisser. Je pensais d'abord à votre sécurité.
– Dans ce cas, je peux m'en charger moi-même. Vous risquez bien votre vie, vous, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas le faire si c'est pour défendre ceux qui me sont chers.
Kurogane le dévisagea. Il comprenait son cheminement de pensée, c'était le même élan qui le poussait à se jeter dans la bataille. Cependant, sa dextérité au sabre et son expérience lui permettait d'évaluer la dangerosité d'un combat et d'éviter de mettre sa vie en jeu inutilement. Il n'était pas sûr que le père de Fye sache en faire autant. Ce dernier l'assassina du regard, et Kurogane songea que s'il répliquait, il ne ferait qu'attiser sa colère ; ce n'était pas ce dont l'ancien roi avait besoin actuellement. Il avait pris pas mal de coups, il devait se reposer.
– Si risquer votre vie ne vous dérange pas, protégez-vous au moins pour Fye.
Hideki ouvrit la bouche, mais ne trouva rien à rétorquer. Kurogane fronça légèrement les sourcils, dans une expression qui traduisait plus d'inquiétude que d'agacement, puis tourna les talons et quitta la yourte. Alors qu'il s'éloignait, des pas dans la neige le retinrent.
– Kurogane-san ! Attendez !
Enveloppée dans son manteau, Chii trottinait vers lui. Elle le rejoignit et planta son regard dans le sien.
– Je vous prie d'excuser les paroles de mon mari. Il s'est beaucoup inquiété pour Fye, et pour vous tous, pendant le combat.
– Ce n'est pas une raison pour prendre des risques inutiles.
– Je sais.
Elle le fixait, et malgré sa toute petite taille, elle dégageait une assurance qu'était loin de posséder son époux. Kurogane hésita, puis demanda :
– Est-ce que j'ai fait quelque chose qui a déplu à votre mari ?
Les yeux de l'ancienne reine s'écarquillèrent, mais un sourire se dessina aussitôt sur son visage.
– Non, pas du tout. Vous n'avez pas à vous inquiéter.
Kurogane fronça les sourcils : cette femme souriait de la même façon que Fye lorsqu'elle mentait, c'était stupéfiant. Et horripilant. S'il s'était agi du mage, il lui aurait fait cracher le morceau, mais vu qu'il s'agissait de sa mère, il avait bien conscience qu'il ne pouvait pas la secouer comme un prunier.
– Ok, grogna-t-il, avant de tourner les talons.
Autour du feu de camp, Shaolan et Sakura s'étaient attelés à la préparation du dîner. Kurogane s'assit près d'eux et les aida à éplucher des pommes-de-terre, tout en ruminant son différend avec le père du mage. Quelque chose dans sa manière d'être déplaisait au roi, Chii le lui avait bien comprendre, mais quoi ? Il n'avait pas changé de comportement depuis qu'ils avaient repris la route, et si c'était son caractère qui dérangeait le souverain, il n'allait pas le modifier juste pour lui faire plaisir. D'ailleurs, si cet homme n'avait pas été aussi important aux yeux de Fye, Kurogane n'aurait pas autant ressassé toute cette histoire. Il serait allé voir l'intéressé, ils se seraient expliqués entre hommes, et la question aurait été réglée. Toutefois, parce qu'il avait peur de dire ou faire quelque chose qui puisse blesser Fye, il se contenait. Son couteau passait sous la peau de la pomme-de-terre avec précision, puis il la retirait d'un geste brusque. Shaolan et Sakura ne tardèrent pas à remarquer sa crispation. Ils échangèrent un regard.
– Kurogane, quelque chose ne va pas ? demanda Shaolan.
Tiré de ses pensées, le ninja releva la tête vers ses compagnons. Il lut de la préoccupation sur leur visage et se maudit intérieurement : c'était déjà bien assez qu'il se triture les méninges, il ne voulait pas que les petits se fassent du mourron pour lui alors qu'ils avaient combattu tout l'après-midi.
– Non, tout va bien, vous en faîtes pas.
Il sut immédiatement qu'il ne les avait pas convaincus. Il avait horreur qu'on s'inquiète pour lui, cela lui donnait l'impression qu'on ne le considérait pas assez fort pour gérer une situation, et le ninja détestait se sentir faible. À cet instant, Fye revint les bras chargés de bois pour alimenter le feu, Mokona sur son épaule.
– Ah, Fye ! s'exclama Sakura. On a commencé à faire bouillir les pommes-de-terre !
– Merci, Sakura-chan !
Il déposa son fardeau près du foyer, sortit un couteau et entreprit de peler les rameaux pour en retirer l'écorce humide, mais Kurogane l'arrêta.
– Je vais le faire. Toi, occupe-toi du dîner, tu es meilleur que moi pour ça.
Il aurait voulu que son ton paraisse plus aimable, car il désirait sincèrement aider le mage, mais sa voix ressembla davantage à un grognement agacé qu'à autre chose. Bon sang, il fallait qu'il se contrôle mieux que ça ! Après tout, Fye n'était pas responsable du comportement de son père. Le mage lui adressa un regard interrogateur, mais lui laissa se charger du bois et aida Shaolan et Sakura à terminer le repas. Kurogane se raidit dès qu'Hideki et Chii émergèrent de leur yourte, mais il s'efforça de conserver un visage impassible. Tout en mangeant, ils revinrent sur la bataille qu'ils avaient livrée contre les soldats d'Ingvar.
– Je suis sûr que le point faible des généraux se trouve au niveau de leur cheville gauche, déclara Shaolan. Moira a paniqué quand j'ai touché ses mollets, c'est pour ça qu'elle a activé sa barrière de vide.
– Si c'est vrai, déclara Kurogane, nous savons comment les tuer la prochaine fois que nous les reverrons.
– Les effets de la barrière de Moira sont vraiment terrifiants, dit Sakura. Si elle n'avait pas tiré Gowan en arrière, il aurait perdu toute sa jambe …
– Oui, acquiesça Shaolan sombrement. À ce propos, Sakura, le sortilège que tu as activé grâce à ton dé, il permet de dissiper l'effet d'un pouvoir magique, n'est-ce pas ?
– Oui, mais pour un laps de temps très court. Au-delà de deux minutes, mon sort se résorbe et le pouvoir qu'il a temporairement annihilé fait de nouveau effet. Lorsque je possédais toute ma magie, je pouvais faire durer son effet beaucoup plus longtemps, mais depuis que je l'ai offerte en compensation à Watanuki j'en suis incapable.
– Malgré tout, c'est incroyable que tu aies réussi à contenir un sortilège aussi puissant dans ce petit dé, souligna Fye. Il a bien aidé Shaolan et je suis sûr qu'il nous servira encore à l'avenir.
– Surtout dans des situations d'urgence comme cette après-midi, dit Shaolan. L'armée nous a vraiment pris par surprise, je n'avais senti le qi d'aucun des combattants.
– Moi non plus, et ça commence à m'agacer, dit Kurogane. Si ces soldats possèdent en eux les âmes dérobées aux villageois, on devrait les détecter, non ?
– Sauf si leur corps, quel que soit sa nature, fait barrière à cette détection, remarqua Fye. Mais c'est vrai, c'est étrange.
– En tout cas, dit Sakura, nous avons maintenant la certitude que certains combattants ne luttent pas de plein gré.
– Comment peux-tu en être si sûre ? demanda Shaolan.
Le regard de la princesse se voila et elle leur raconta comment la femme qu'elle avait désarmée avait choisi de mourir plutôt que de l'affronter.
– Il y avait une telle tristesse, une telle désillusion dans son regard … cette femme n'a jamais voulu se trouver sur un champ de bataille.
– Pourtant, Moira et Gowan ont vraiment envie d'en découdre, souligna Kurogane.
– Cela voudrait dire que certains soldats ont rejoint librement cette armée, et pas les autres ? fit Chii.
– Dans ce cas, comment faire la distinction entre eux ? dit Hideki.
Fye pinça les lèvres : ils ne pouvaient pas. En l'état actuel des choses, il leur était impossible de savoir qui agissait sous la contrainte et qui luttait de son plein gré. Dans le feu de l'action, ils seraient incapables de différencier les deux profils, et c'est sans doute ce que désirait leur ennemi : les déstabiliser, les paralyser afin qu'ils ne puissent pas résister à ses guerriers. Hideki cilla.
– Si l'on admet que ces soldats abritent une âme qui vivait auparavant dans un autre corps, qu'advient-il de cette âme lorsqu'on les tue ? Serait-il possible qu'elle regagne son corps premier ?
Shaolan échangea un regard avec Fye, et sut qu'il pensait la même chose que lui.
– Si le point faible des guerriers fonctionne comme un sceau, alors tuer ces gens permettrait en effet de libérer l'âme emprisonnée, déclara l'adolescent. Le plus logique serait qu'elle retourne ensuite à son propriétaire légitime.
Le morceau d'âme qu'il avait offert à son clone lui revint en mémoire, immédiatement suivi d'images sanglantes qu'il chassa d'un revers de l'esprit.
– Cependant, je ne suis pas sûr que ces âmes retrouvent leur corps d'origine une fois le sceau brisé.
– Comment ça ? fit Sakura.
Shaolan fronça les sourcils, sans répondre.
– Il faut une grande force pour réintégrer son âme après qu'on nous l'a arrachée, expliqua Fye. Shaolan en a été capable, mais je ne pense pas que ce soit le cas de simples villageois.
– Tu veux dire qu'Ingvar choisit des personnes faibles volontairement ? comprit Chii.
– S'il les choisit trop fortes, elles pourraient tenter de se rebeller contre lui. Après tout, il leur suffirait de se suicider pour libérer leur âme. C'est ce que j'aurais fait, à leur place.
Chii et Hideki tressaillirent en entendant leur fils prononcer ces mots avec un tel détachement. Sans leur prêter attention, le mage poursuivit :
– Toutefois, si ces personnes sont convaincues qu'elles mourront si l'on touche leur point vital, elles obéiront à leur maître et se battront avec ardeur. Peut-être Ingvar leur a promis de replacer leur âme dans leur corps d'origine s'ils le servaient bien. De cette façon, il les tient sous sa coupe.
– Cela veut dire que si nous les tuons … il n'y aucun espoir pour ces gens ? frémit Sakura.
– Je n'ai aucune certitude. Mais pour un grand nombre d'entre eux, il est possible que nous ne puissions rien faire.
Un silence lugubre tomba sur le campement et tous les regards se perdirent dans les flammes du foyer. Kurogane prit une grande inspiration.
– Si l'on s'en tient à ce raisonnement, deux conclusions s'imposent. Premièrement, si l'on se retrouve encore une fois face à ces soldats, nous devrons trouver un moyen de les neutraliser sans les tuer. Mais il ne faut pas oublier que ces gens en veulent à notre vie. Dans certaines situations, il se peut que nous n'ayons pas le choix : il nous faudra peut-être éliminer des innocents. Ce ne sera pas facile, mais si nous hésitons nous ferons exactement ce qu'Ingvar attend de nous.
Ses compagnons le dévisagèrent. Aucun d'eux n'avait envie d'entendre cette vérité, mais ils savaient que le ninja avait raison. Sakura saisit un bâton et remua machinalement les braises du foyer. Le regard désespéré de la femme qui s'était donné la mort sous ses yeux la poursuivait encore. La princesse savait que la combattante avait décidé elle-même de sa destinée, mais c'était sa main qui serrait la dague qui l'avait tuée. L'estomac de la jeune fille se serra, sa gorge se noua.
Ils rangèrent la vaisselle du dîner dans un silence morne. Le cheval de Shaolan, qu'ils avaient perdu dans la bataille, transportait une partie de leurs vivres, ce qui avait considérablement réduit leur stock de provisions. Ils estimèrent qu'ils pouvaient tenir encore huit jours, dix s'ils se rationnaient et recourraient à la chasse. Encore fallait-il qu'ils parviennent à débusquer un animal dans cette région glacée.
Shaolan nota que Kurogane s'était tenu à distance d'Hideki toute la soirée, et que le roi ne lui avait pas adressé un regard. Ce n'était pas la première fois qu'il remarquait cette indifférence ponctuée d'hostilité entre les deux hommes. Depuis le jour où il avait commencé à donner des leçons d'arts martiaux à Sakura, quelque chose avait changé. Lorsqu'il était revenu au campement avec la princesse, Chii et Hideki discutaient près du feu avec Mokona. Hideki leur avait dit que Fye et Kurogane étaient partis s'entraîner, puis il était allé les chercher. Lorsqu'il était revenu, son visage s'était assombri.
Depuis, il se comportait étrangement avec Kurogane. Il se passait quelque chose, et Shaolan pensait savoir quoi, mais il n'en était pas complètement sûr. À cet instant, Hideki et Kurogane se croisèrent, échangèrent un regard peu amène, puis retournèrent vaquer à leurs occupations. Avant de s'éloigner l'un de l'autre, ils jetèrent un coup d'œil vers la même personne. Au milieu du campement, Fye ne s'était pas aperçu de leur manège et continuait de sécher une casserole. Shaolan soupira : il était en était sûr. S'il imaginait ce que pouvait éprouver Hideki, il ne comprenait pas que Kurogane entre dans son jeu. Son ami connaissait Fye depuis longtemps à présent, ne devinait-il pas qu'il avait une place particulière dans son cœur, la plus importante de toutes ? À moins, comme Shaolan le supposait, que les deux hommes n'aient jamais parlé de ce sujet ouvertement. Cela leur ressemblerait bien, tiens. Kurogane n'était pas à l'aise avec les sentiments, il commettait souvent des maladresses lorsqu'il s'agissait de gérer ceux des autres, alors les siens, c'était beaucoup lui demander. Fye le savait, Shaolan en était persuadé, et c'est pour cela qu'il s'était tu jusqu'à présent. Le magicien voulait laisser au ninja avancer à son rythme, en jouant parfois avec lui pour accélérer le processus. Seulement, à se montrer trop patient, Fye prenait le risque de voir son compagnon douter de lui. Le mage discutait avec Sakura auprès du feu et Shaolan vit Kurogane se rapprocher d'eux. Fye avait-il conscience de l'insistance avec laquelle le ninja le fixait ? Des étincelles d'incertitude qui enflammaient son regard rouge ? Shaolan se leva, roula les peaux sur lesquelles ils s'asseyaient pour manger et s'approcha de ses compagnons.
– Sakura ?
– Oui ?
– Tu veux bien m'aider à nourrir les chevaux ?
– J'arrive !
La princesse se leva et courut vers lui. Avant de se détourner, l'adolescent adressa un regard appuyé à Fye. Ce dernier ne parut pas comprendre pas la signification de cette injonction silencieuse. Bon sang, fais un petit effort, songea Shaolan. Kurogane l'observa d'un air soupçonneux, et Shaolan le fixa en retour. Ça vaut pour toi aussi. Il faudra bien qu'un jour tu sois honnête avec toi-même et avec Fye.
Le gamin s'éloigna et Kurogane fronça les sourcils : rêvait-il, ou Shaolan l'avait-il sermonné en silence ? Il reporta son attention sur Fye et se rendit compte que son compagnon le fixait du regard, lui aussi. Dans ses yeux bleus, il devina une interrogation muette, ainsi qu'une émotion qu'il peina à déchiffrer. C'était une sorte d'inquiétude avide, une crainte mêlée d'attirance, comme si Fye avait peur … de le perdre ? Non, non, ce n'était sûrement pas ça, il sur-interprétait. La bouche du mage était entrouverte, comme s'il s'apprêtait à dire quelque chose. Et pourtant, il se taisait, se contenait, et Kurogane ne savait plus quoi penser. Son cœur était bringuebalé par mille émotions, sa bouche restait sèche, ses mains moites, sa nuque raide. Fye se redressa, en silence. Il fit un pas vers lui, sembla sur le point de parler, et Kurogane demeura immobile. À cet instant, une voix les interrompit.
– Fye ? Tu aurais une minute ?
Rien qu'au son de cette voix, un désir de meurtre courut dans les veines de Kurogane. Hideki les avait rejoints, sans la moindre gêne, sans se rendre compte que Fye s'apprêtait peut-être à lui dire quelque chose d'important, avec cette tête affable qui donnait envie au ninja de lui coller des baffes.
– Si vous permettez, dit-il à l'ancien souverain d'un ton acerbe, j'étais en train d'avoir une conversation avec Fye.
– Vraiment ? Je ne vous ai pourtant pas entendu parler.
Kurogane le fusilla du regard. Il ne savait pas où s'arrêtait la naïveté et où commençait l'hypocrisie dans cette phrase, mais pour un peu, il lui aurait mis son poing dans la figure.
– Fye, Chii voudrait ton opinion sur quelque chose, est-ce que tu peux venir ? reprit Hideki sans se laisser décontenancer.
Le regard du mage oscilla de son père à Kurogane, incertain, et le ninja lui en voulut de cette indécision.
– Je … d'accord. Je me dépêche, Kuro-chan, attends-moi dans la tente.
Pour toute réponse, il ne reçut qu'un grognement, et le ninja tourna les talons sans lui accorder un regard.
À quelques mètres d'eux, près des chevaux, Shaolan observa les deux compagnons se séparer. Fye suivit son père et Kurogane rentra en bougonnant dans leur yourte. L'adolescent secoua la tête : ce n'était pas encore gagné. À cet instant, il croisa le regard interrogateur de Sakura.
– Quelque chose ne va pas ?
– … non, rien.
– Tu t'inquiètes pour Kurogane et Fye ?
Shaolan sursauta : lisait-elle dans ses pensées ?
– Moi aussi, je l'ai remarqué, tu sais. Le comportement d'Hideki, de Kurogane, et Fye qui ne se rend compte de rien.
Bouche bée, Shaolan observa la jeune fille.
– Alors, tu as deviné pour Fye et Kurogane ?
– J'ai grandi avec Tôya et Yukito, dit-elle avec un sourire malicieux. Je sais faire la différence entre un regard d'amitié et un regard qui va plus loin que ça. Je veux que Fye et Kurogane soient heureux, mais je pense que c'est à eux de faire leurs choix.
– Je le sais bien. Pourtant, il y a des moments où leur lenteur me désespère.
– Ils ne sont pas comme nous. Ils ne se connaissent pas depuis l'enfance, ils ne livrent pas aussi facilement leurs pensées.
– Ils devraient.
– Ils craignent de blesser l'autre, ou d'être blessés. Il n'y a pas que Kurogane qui soit mal à l'aise, je suis sûre que Fye aussi a peur. Mais un jour, ils y arriveront.
La princesse sourit, puis sortit une pomme qu'elle n'avait pas mangée et la tendit à son cheval, qui la croqua avec délectation.
– Les pauvres bêtes, elles ont dû être tétanisées pendant la bataille …
Shaolan remarqua que son sourire s'était voilé et qu'au fond de son regard refluait une vague d'angoisse.
– Sakura … ça va ?
Elle cilla, et son sourire s'évanouit complètement. Lorsqu'elle prit la parole, sa voix résonna gravement.
– Shaolan … qu'est-ce que tu as ressenti, la première fois que tu as tué quelqu'un ?
L'adolescent tressaillit. Il ne s'attendait pas à une question aussi sérieuse.
– Tu penses à la femme contre laquelle tu t'es battue ? Tu n'es pas responsable de sa mort.
– Oui, je sais. Mais quand je me suis retrouvée au-dessus d'elle, j'ai lu dans son regard la même terreur que celle que j'ai déjà éprouvée lorsque j'ai cru que j'allais mourir, dans l'une de nos batailles. C'est une terreur atroce, qui te prend aux tripes, qui te dévore de l'intérieur. Sauf que cette fois, c'est moi qui inspirait cette épouvante à quelqu'un … je ne pensais pas que j'étais capable d'être aussi effrayante. Quand j'en ai pris conscience, je me suis sentie … sale, monstrueuse. Les rôles auraient pu être inversés, j'aurais pu finir sous la lame de cette femme et peut-être n'aurait-elle pas hésité à me tuer, mais quand je repense à ce que j'ai ressenti à ce moment-là, je … je me dégoûte.
Bouleversé, Shaolan dévisagea la jeune fille.
– Tu n'as pas à ressentir de dégoût ! Tu n'as rien fait de mal, tu as retenu ton geste alors que tu étais en position de force !
– Oui, mais c'est moi qui tenais la dague qui s'est enfoncée dans sa poitrine.
– C'était son choix, pas le tien ! Et même si tu avais voulu utiliser ton arme, tu n'aurais fait que te défendre.
– Mais en aurais-je été capable ? Peut-être n'est-ce pas aussi facile pour moi que pour toi, Kurogane ou Fye.
– Ce n'est facile pour personne. Je ressens toujours un malaise après avoir pris une vie, on ne peut pas s'habituer à ça. Mais si c'est pour me sauver ou sauver ceux qui me sont chers, je suis prêt à en prendre la responsabilité.
– Et si, même en voyant les choses sous cet angle, je n'y arrivais pas ?
– Alors, je serai là pour te protéger.
Les adolescents échangèrent un long regard.
– Ne t'inquiète pas. Quoi qu'il arrive, quoi que tu décides, tu ne seras jamais seule. Plus maintenant.
La ride d'inquiétude qui barrait le front de la jeune fille se mua en une expression reconnaissante.
– Merci.
Quand ils rentrèrent dans leur yourte, Kurogane était en train de recoudre la déchirure de son bras artificiel. Lors de leur passage dans le monde de Piffle, des ingénieurs avaient recouvert sa prothèse métallique d'un épiderme et avaient offert au ninja un nécessaire de base pour raccommoder de petits accrocs sur cette fausse peau. Compte tenu des risques qu'ils encourraient quotidiennement, ce n'était pas une précaution inutile. Comme il ne s'agissait pas d'une vraie plaie, le ninja ne ressentait aucune douleur, ce qui était tout de même bien pratique. Shaolan et Sakura allèrent se dirigèrent vers le fond de la tente, où Mokona dormait déjà. Cependant, quand Shaolan s'étendit sur sa fourrure, Sakura demeura debout. Il lui adressa un regard surpris.
– Quelque chose ne va pas ?
– … est-ce que je peux dormir près de toi ?
L'adolescent se sentit rougir, mais son trouble disparut quand il avisa le regard inquiet de Sakura.
– J'ai peur … de repenser à cette femme.
Shaolan cligna des yeux, puis s'écarta.
– Bien-sûr. Viens.
La princesse lui adressa un sourire, puis s'allongea près de lui. À sa grande surprise, Shaolan la prit dans ses bras. Elle sentit la chaleur de son corps contre le sien, et l'angoisse qui tenaillait son cœur s'apaisa. Elle eut un sourire un peu triste : elle pensait s'être suffisamment endurcie pour affronter tous les dangers, mais elle n'était pas aussi forte qu'elle le croyait. Et Shaolan, sans la juger, était toujours auprès d'elle, pour l'aider à avancer. Elle se serra à contre lui et peu à peu elle sombra dans le sommeil.
Près du feu central de la yourte, Kurogane fit un dernier point à sa suture, puis rangea son fil et son aiguille dans une petite boîte. Il jeta un œil en direction des gamins et constata avec surprise qu'ils s'étaient endormis enlacés. Un sentiment d'attendrissement l'envahit, ainsi qu'une pointe d'envie qu'il n'aurait su expliquer. Il reporta son regard sur la porte d'entrée de la yourte : Fye lui avait assuré qu'il ne tarderait pas, pourtant il n'était pas encore réapparu. Le ninja nettoya son sabre pour faire passer le temps, mais le mage ne revenait toujours pas. Un sentiment d'agacement comprima la poitrine de Kurogane. Le père de Fye avait vu son fils se battre contre l'armée d'Ingvar, il devait bien se douter qu'il était fatigué. Ce type n'était vraiment qu'un égoïste. Kurogane se leva d'un mouvement brusque, éteignit le feu, puis alla se coucher.
Une demi-heure plus tard, le rabat qui calfeutrait la porte de la yourte se souleva et Fye se glissa à l'intérieur. Sa discussion avec son père s'était éternisée, et si sa mère n'était pas intervenue, il y serait sans doute encore. Rien d'étonnant à ce que ses amis soient déjà couchés, cependant, il avait espéré que Kurogane l'aurait attendu. Son compagnon lui tournait le dos. À pas de loups, il s'approcha de lui.
– Kuro-chan ? Tu dors ?
Seul le silence lui répondit. Fye recula vers sa propre couche, s'y assit, mais son regard demeura accroché à la silhouette du ninja. Il avait l'impression de commettre une erreur. Depuis qu'ils avaient vaincus Fei Wang Reed, depuis que Kurogane et lui s'étaient relevés de terribles épreuves, Fye pensait que le doute n'existerait plus entre eux. Que rien ne remettrait en cause de la profondeur du lien qui les unissait, et que s'il demeurait des obstacles à lever, ce serait uniquement la pudeur du ninja et sa propre crainte à se livrer entièrement à quelqu'un. Mais ces peurs ne concernaient qu'eux. Jamais il n'aurait imaginé qu'un facteur extérieur puisse affecter leur relation, pourtant c'était exactement ce qui était en train de se passer. Kurogane savait combien ses retrouvailles avec ses parents l'avaient rendu heureux, combien le récit des anciens souverains avait allégé son fardeau, et combien les émotions qu'il avait ressenties étaient contradictoires. Dans un premier temps, le ninja s'était montré très respectueux du lien qu'il essayait de construire avec Chii et Hideki, et Fye lui était infiniment reconnaissant. Mais peu à peu, quelque chose avait changé. Le mage s'appliquait à répartir son temps aussi équitablement possible entre le ninja, ses parents, Shaolan-kun, Sakura-chan et Moko-chan. Heureusement, la princesse et le jeune homme avaient grandi, leur amour s'était renforcé et le mage pouvait se reposer sur ce lien pour ne pas se sentir trop coupable lorsqu'il ne leur accordait pas autant de temps qu'il l'aurait souhaité. Quant à Mokona, il ne se plaignait jamais, et Fye avait parfois l'impression qu'il lisait en lui plus facilement qu'il ne le croyait.
Avec Kurogane, les choses étaient différentes. Même si le ninja ne disait rien, Fye avait l'impression qu'il lui reprochait de plus en plus le temps qu'il passait avec les anciens souverains. À chaque fois qu'Hideki, Chii ou son compagnon lui adressaient un regard, Fye se sentait écartelé entre le désir de rattraper le temps perdu avec ses parents et celui de ne pas laisser délaisser son coéquipier. On lui avait dit un jour qu'il était trop gentil, et à l'époque, cela lui avait paru être un compliment, mais maintenant il se demandait si ce n'était pas aussi une faiblesse. Kurogane était en train changer, et le magicien ne voulait pas commettre d'impair ; il tenait trop à lui. Sans sa force, il ne se serait pas accroché à la vie ; sans son pardon, il n'aurait jamais cessé de se sentir coupable ; sans les sacrifices auxquels il avait consenti, jamais il n'aurait cru qu'il était digne d'être aimé. Le plus simple aurait encore été de lui parler, mais cela l'effrayait. Et si le ninja n'était pas prêt à entendre ce qu'il avait à lui dire ? Si c'était encore trop tôt ?
Son regard un peu triste s'attarda sur la silhouette de son compagnon. Il ne voyait pas son visage, et la peur qui pesait sur sa poitrine devint plus lourde. Avec un soupir, il tira une couverture et se coucha.
De l'autre côté de la yourte, Kurogane cligna des yeux sans bouger. Il avait entendu le mage entrer dans la tente, s'approcher de lui et murmurer son nom, mais il n'avait pas répondu. Pourquoi ? Il l'ignorait. Il lui en voulait et cette rancœur l'avait conduit à se taire. Pourtant, à présent qu'il n'entendait plus aucun bruit, il regretta son silence.
