Bonsoir bonsoir !
Me voici de retour avec un nouveau chapitre ! À ceux que l'action manquait, aujourd'hui, ça va être sportif :) Je vous laisse découvrir tout ça.
Bonne lecture à toutes et à tous :)
Chapitre 36 - Le puits de l'enfer
Au jour suivant, la tempête avait enfin cessé de tourmenter la vallée. Lorsque les voyageurs pointèrent le nez en dehors de leur grotte, une lumière radieuse les éblouit. Au milieu d'un ciel brut qu'aucun empâtement ne troublait, un soleil immense désengourdissait la vallée gelée. Sa lumière crue tombait au creux de chaque cristal de neige, faisant scintiller les plaines et les cimes comme des miettes de diamants. L'air, mordant et sec, charriait dans son sillage un parfum de sapins et celui, plus subtil, qu'exhalaient la neige et les roches quand le soleil les réchauffait. C'était une odeur sans en être une, une senteur de minéraux qui variait selon le degré d'humidité de l'atmosphère. Le vent s'était tu, aucune rafale ne soufflait. Ils s'abandonnèrent quelques instants à la langueur, exposèrent leur visage et leurs mains à la douce tiédeur du soleil, si rare en ce pays.
– L'attente a été un peu longue, mais cela valait le coup de patienter, déclara Fye. Cette chaleur fait tellement du bien …
– Les chevaux seront sûrement heureux de voyager par si beau temps, acquiesça Shaolan.
Ils démontèrent leur campement, chargèrent leurs montures et se mirent en selle. La veille, des interférences dues à la tempête avaient momentanément fait perdre à Fye la piste de la magie d'Ingvar. Il en retrouva immédiatement la trace et se mirent en route. Ils cheminèrent toute la matinée, ne faisant halte que pour prendre une brève collation ; ils devaient profiter de l'accalmie. Fye avançait en tête, suivi de Sakura et Shaolan qui chevauchaient la même monture depuis que ce dernier avait perdu la sienne au combat, puis venaient Chii, Hideki et enfin Kurogane. Shaolan, qui guidait son cheval dans les pas de celui de Fye, entendait Sakura marmonner à voix basse dans son dos.
– Un problème, Sakura ?
– Hein ? Euh … non, je pensais à voix haute.
– À quoi pensais-tu ?
– Aux insectes d'Ingvar.
Les sourcils de Shaolan se froncèrent.
– Qu'est-ce que tu te dis ?
– Eh bien, si, comme nous le pensons, Ingvar collecte des âmes pour en faire ses soldats, il lui manque toujours des corps pour leur donner vie. Tu as dit qu'il était très difficile de fabriquer une enveloppe charnelle de toute pièce, que même Fei Wang Reed avait rencontré des difficultés à créer nos clones, alors je doute qu'Ingvar soit capable de modeler toute une armée.
– Espérons que non, car on serait en présence d'un magicien redoutable.
– Dans ce cas, peut-être que …
– Oh là !
Shaolan tira brusquement sur les rênes de sa monture : devant eux, Fye venait de s'arrêter, faisant piler net tous ceux qui se trouvaient derrière lui. Emportée par le mouvement, Sakura se cogna la tête contre le dos de Shaolan. Elle se redressa en se frottant le nez.
– Qu'est-ce qu … qu'est-ce qu'il se passe ?
– Il y a quelque chose de bizarre, déclara Fye.
– Quoi ? demanda Kurogane.
– La magie d'Ingvar … j'ai l'impression qu'elle se divise et prend deux directions différentes.
Les sept compagnons se penchèrent sur le côté : devant eux, le lit du loch se dédoublait, formant un bras qui partait sur la gauche tandis que l'autre contournait une montagne de taille moyenne, dont le versant sud devait donner sur une autre vallée.
– L'une des traces suit le cours du fleuve, vers le nord, expliqua le magicien, mais l'autre passe de l'autre côté de cette montagne.
– Pourquoi cette magie se dédouble-t-elle ? s'interrogea Sakura. Est-ce que ce serait un leurre de la part d'Ingvar ?
– Je ne crois pas, les deux pistes semblent authentiques. Peut-être l'une d'entre elles mène- vraiment à Ingvar, tandis que la seconde pourrait conduire à quelque chose qu'il a créé grâce à sa magie.
– Comme des insectes voleurs d'âme ? devina Kurogane.
– Oui, par exemple.
– Nous devons vérifier les deux itinéraires, déclara Shaolan. Si une nouvelle vague d'insectes se dirige vers Tirmeíth, nous devons les éliminer pour protéger les pays voisins.
– Dans ce cas, dit Chii, nous devons nous séparer.
Fye se retourna sur sa monture.
– Non, ce n'est pas prud…
– Nous n'avons pas le choix, le coupa sa mère. Suivre une première piste tous ensemble, puis rebrousser chemin pour vérifier la deuxième nous ferait perdre trop de temps. Nous sommes suffisamment de magiciens ici pour former deux groupes qui sauront faire face à des insectes s'ils en rencontrent.
– Mais si l'on se retrouve face à un essaim aussi important que celui qui nous a attaqués l'autre nuit, intervint Kurogane, seule vous et Fye pourrez tous les éliminer.
– C'est pour cela qu'Hideki et moi allons prendre une direction, et que vous prendrez l'autre.
– Je ne suis pas d'accord, intervint Fye. Imaginez qu'il ne s'agisse pas d'insectes, mais de soldats d'Ingvar. Vous ne pourrez jamais faire face à une armée toute entière.
– Je maîtrise suffisamment ma magie, à présent, et Hideki s'est assez entraîné pour nous permettre de les repousser et de nous mettre à l'abri. Si cela arrive, je te contacterai grâce à un sortilège.
– Non, c'est trop dangereux, je refuse.
– Nous pouvons vous accompagner, Shaolan et moi, proposa Sakura.
– Je préfère que vous restiez tous ensemble, dit Chii. Pendant que nous suivrons notre piste, vous allez passer de l'autre côté de la montagne. Si c'est vous qui tombez sur les insectes d'Ingvar, il vaut mieux que vous soyez tous ensemble.
– Nous n'avons aucune certitude d'où se trouve le danger, insista Fye, et je persiste à penser que ce n'est pas une bonne solut…
– Mokona a une idée !
La voix fluette du manjuu, inattendue au milieu de ce débat, interrompit net la querelle.
– Ah ouais, c'est quoi ? lui demanda Kurogane.
– Mokona va aller avec Chii et Hideki ! Comme ça, Mokona les protégera !
– Toi, les protéger ? T'as oublié que tu n'es qu'une boule de poil et que tu ne feras pas long feu face aux insectes ou à l'armée d'Ingvar ?
– Mokona est sérieux ! Mokona sait que lorsqu'il est près de Chii, il est capable de transporter des personnes à l'intérieur d'un même monde. S'il y a du danger, Mokona les avalera tout ronds et les mettra à l'abri !
– Tout ronds …? répéta Hideki.
– Tout bien considéré, cela pourrait être une solution, concéda Shaolan.
– Ouais … c'est vrai que t'es améliorée, la brioche, admit Kurogane.
Le manjuu sauta dans les mains de Chii et les anciens souverains interrogèrent leur fils du regard.
– Est-ce que cela te convient comme ça, Fye ? demanda Chii.
Le magicien fronça les sourcils, le regard fixé sur sur Mokona : leur petit compagnon avait prouvé qu'il était capable de les transporter à l'intérieur d'un même monde lorsqu'il se trouvait à proximité de sa mère. Depuis qu'ils avaient repris leur voyage, le manjuu s'efforçait de leur être utile en toute circonstance et il avait appris à réagir dans l'urgence. Si la situation l'exigeait, il serait en mesure de téléporter ses parents pour les mettre à l'abri.
– … bon, d'accord. Mais au moindre signe d'attaque, vous vous repliez.
Chii et Hideki hochèrent la tête.
– Quoiqu'il arrive, nous restons en contact grâce à ma magie, ajouta le blond.
– De toute manière, dit Shaolan, je pense qu'explorer cette deuxième piste ne nous prendra pas plus d'une journée.
– Cela signifie que nous pourrions de nouveau être réunis d'ici demain, dit Sakura.
– Alors, ne perdons pas de temps, dit Kurogane.
Mokona se jucha sur l'épaule de Chii et l'ancienne reine emboîta le pas à la monture de son époux. Ils s'enfoncèrent dans les plis de la vallée et suivirent le fil soyeux du loch, tandis que Fye, Kurogane, Shaolan et Sakura tournaient la bride pour se diriger vers la montagne.
Le temps ensoleillé facilita leur ascension. Sans vent et sans neige, ils voyaient clairement devant eux. Cependant, le froid sec et rigoureux avait vernissé le sol de plaques de gel, rendant le terrain glissant. Ils durent mettre pied à terre pour guider leurs chevaux.
Quelques nuages apparurent, d'abord isolés, puis de plus en plus nombreux. Le ciel se voila de gaze. À travers ce rideau diaphane, la flaque blafarde du soleil continuait de diffuser une lumière inquiétante, ni franche ni estompée. Ses rayons bavaient sur le buvard des nuages sans que ces derniers ne parviennent à absorber tout leur or fondu. La pesanteur froide qui régnait autour d'eux ne laissait circuler ni la brise, ni les odeurs. Fye frémit : la neige craquait sous leurs pas comme des os qu'on brise. Sakura resserra son manteau contre elle : si elle prenait la parole, elle n'était même pas certaine que sa voix porte tant le silence dilaté étouffait l'espace. Cette atmosphère compacte les accompagna jusqu'au col de la montagne. Lorsqu'ils atteignirent l'arête qui donnait accès à l'autre versant, ils se figèrent.
Sous leurs pieds se déroulait une vallée polaire et pétrifiée, photographie sans vie d'un monde en noir et blanc. Aucun loch ne l'irriguait, aucun arbre n'y poussait, le vent lui-même avait renoncé à y souffler. La glace enserrait dans son étau la moindre parcelle de terre et paralysait le temps dans une gangue de silence. Depuis qu'ils avaient entamé leur voyage à Valeria, ils avaient admiré à plusieurs reprises de magnifiques horizons poudrés d'une neige scintillante. Cependant, le paysage qui s'étendait à leurs pieds distillait dans leurs veines l'effroi des cimetières embrumés. Rien n'y bougeait, pas même le plus petit animal, rien n'y respirait ; un paysage lunaire, si la lune avait été recouverte de neige. Il n'y avait pas de danger immédiat, pourtant tous sentirent leur peau se couvrir de chair-de-poule.
Dans le creux de la plaine morte un puits s'enfonçait dans les entrailles de la terre. Pour qu'ils l'aperçoivent à une telle distance, son diamètre devait être impressionnant. Au centre de cette bouche de l'enfer, ils devinèrent des ruines noires et émaciées.
Une tour.
Sakura vit l'expression de Shaolan et Kurogane se décomposer en même temps. Ils savaient ce qu'était cet endroit, et s'ils le savaient, alors cela ne pouvait signifier qu'une chose …
Ils pivotèrent lentement vers Fye, le cœur battant. Près de sa monture, le magicien fixait la fosse, les pupilles rétrécies et le souffle suspendu.
Non.
Non, non, non. Avant même qu'il ne mette des mots sur ce qu'il voyait, son corps sut face à quel lieu infâme il se trouvait. Un flot de sensations qu'il croyait enterrées dans les limbes de sa mémoire refirent surface avec violence, le clouant sur place. La faim qui lui déchirait les boyaux, la douleur lancinante des engelures, le dégoût quand ses mains se posaient sur les cadavres qu'il traînait pour les entasser, la nausée quand les membres flasques des condamnés se brisaient en cours de route. Et l'horreur, la torture et la culpabilité quand le sang de son jumeau s'était répandu à ses pieds. Son estomac se contracta, il eut un haut-le-cœur et se détourna. Il eut tout juste le temps de se baisser et vomit tout son déjeuner. À chaque renvoi, il espérait expulser ces abominables images qui continuaient de le hanter. Il tremblait, sa gorge le brûlait, des larmes perlaient à ses yeux. Quand enfin les spasmes s'apaisèrent, il reprit lentement sa respiration. Une main entra dans son champ de vision : Kurogane s'était agenouillé près de lui et lui tendait une outre d'eau. Fye l'accepta avec reconnaissance, avala une gorgée, recracha, puis se redressa. Il ignorait si c'était la nausée ou la peur qui le faisait vaciller de la sorte, mais il ne se sentait vraiment pas bien. Il dévisagea Kurogane, puis Sakura et Shaolan.
– C'est là, murmura-t-il d'une voix entrecoupée. C'est là que mon frère et moi nous …
Il ne put terminer sa phrase. Ses compagnons acquiescèrent en silence : ils savaient que le moindre mot, la moindre phrase aurait paru dérisoire, presque obscène face à la douleur de leur ami. Au bout d'une longue minute de silence, Kurogane dit :
– Il n'y a plus personne de vivant dans cette vallée. On fait demi-tour ?
Fye fronça les sourcils, et chacun des mots qu'il prononça lui écorcha la bouche.
– Non. La magie d'Ingvar … je la sens toujours. Elle vient de là-bas.
– De la fosse ? s'étonna Shaolan. Mais il n'y a plus rien là-dedans !
– Pas sûr, de notre position, on ne voit pas tout le puits, objecta Sakura.
– Sakura a raison, confirma Fye. Il faut aller voir.
– Tu es sûr de vouloir faire ça ? demanda Shaolan.
– Non, mais nous n'avons pas le choix.
Ses amis lui adressèrent un regard incertain, mais cédèrent devant son air résolu. Ils reprirent leurs chevaux par la bride et commencèrent la descente. Avant de repartir, Kurogane s'arrêta à la hauteur de Fye.
– Hé, le mage.
– Oui ?
– Tu n'es pas tout seul, cette fois-ci.
– Je sais, acquiesça-t-il avec un sourire faible.
Le ninja hésita, puis s'avança et d'un bras, il prit Fye contre lui. Le magicien tressaillit, puis glissa ses bras dans le dos de son compagnon. Kurogane incarnait la force, et en cet instant, il avait besoin de courage pour affronter l'épreuve à laquelle il allait faire face.
– Si t'as encore la nausée, tu peux t'appuyer sur moi. Et … si t'as besoin de quoique ce soit d'autre, je serai là.
– … merci, Kuro-chan.
Ses doigts se crispèrent sur son manteau, et peu à peu il cessa de trembler. Il sentit la main du ninja le serrer plus fort et la chaleur qui émanait de cette paume réchauffa son âme. Le parfum de Kurogane, si facile à discerner dans ce monde sans odeurs, lui donna la force de se redresser. Il glissa un regard vers la vallée.
– Allons-y.
Chevaux par la bride, ils empruntèrent le chemin tracé par Shaolan et Sakura. Après deux heures de marche, ils parvinrent enfin aux abords de la fosse : le dénivelé plongeait de vingt mètres sous la terre, ouvrant un puits aux parois recouvertes d'un appareil de pierres. La tour décharnée qui avait jadis enfermé Fye, le vrai Fye, tâchait la neige de ses aiguilles noires. Sous les monticules irréguliers de poudreuse, tous savaient que se cachaient des corps qu'un sortilège magique empêchait de se décomposer. La punition réservée aux criminels, même si des centaines d'innocents furent jetés dans ce trou, songea Fye. D'abord, ils ne virent rien d'autre que cette fosse abominable, puis soudain, Sakura pointa un doigt vers l'un des recoins de la fosse.
– Qu'est-ce que c'est que ça ?
Tous plissèrent les yeux : à travers le brouillard qui s'appesantissait, ils repèrent un tas de neige massif qui s'agitait.
– Il y aurait quelque chose de vivant ici ? murmura Shaolan, les yeux écarquillés.
– C'est de là que vient la magie d'Ingvar, dit Fye.
Kurogane fronça les sourcils.
– Ça sent le piège à plein nez, cette histoire.
– Si des insectes se cachent dans cette fosse, on ne peut pas les laisser en liberté, objecta Sakura. Ils pourraient rejoindre Tirmeíth et voler de nouvelles âmes.
– Oui, mais s'il ne s'agissait pas des insectes ? répliqua Shaolan. Cet endroit est désert, il n'y a aucune âme à voler ici, pourquoi se terreraient-ils dans cette fosse ?
– Alors, qu'est-ce que ça peut bien être ? dit la princesse.
– Aucune idée.
– C'est bien ce que je dis, ça sent le piège, répéta Kurogane.
Fye balaya du regard la fosse sans vie, puis le monticule qui continuait de remuer.
– On va descendre, mais faîtes très attention à vous. Au moindre danger, on se replie.
Ses amis hochèrent la tête. Puisqu'aucun arbre ne leur permettait d'attacher leurs chevaux, Fye les protégea grâce à une cloche magique qu'il créa à l'aide d'un sortilège. Ils déroulèrent la corde qu'ils avaient achetée à Tirmeíth, la fixèrent à un gros rocher et entamèrent la descente. Kurogane ne put s'empêcher de noter combien les parois étaient lisses, sans aspérités à laquelle se raccrocher ; même les joints n'offraient aucune prise. Lorsqu'il était enfant, Fye avait désespérément tenté de s'échapper de cette prison à ciel ouvert, mais cela était impossible sans aide extérieure. Il l'imagina se meurtrir les mains et réprima le sentiment de colère qu'il sentit grandir en lui. Bientôt, ils furent tous les quatre en bas. Ils se dirigèrent vers le coin où il leur avait semblé percevoir du mouvement. Ils avancèrent prudemment, une main sur la garde de leurs armes. La luminosité avait baissé et le brouillard avait pris une teinte mauve malsaine. Soudain, Sakura trébucha et s'écroula dans la neige. Alors qu'elle se redressait péniblement, elle poussa un cri perçant.
– Qu'est-ce qu'il se passe ? s'écria Shaolan en faisant volte-face.
Le cou cerclé d'une collerette de neige, une femme aux lèvres bleuies et aux yeux enfoncés dans leurs orbites dévisageait Sakura. Ses pupilles fixes, désertées par la vie depuis plusieurs décennies, noircissaient ses iris d'encre. Seule la tête de la condamnée émergeait de la neige, empêchant de savoir si son corps se trouvait à proximité ou si elle avait été décapitée. Tremblante, Sakura bafouilla :
– Tout … tout va bien … c'est juste un … un cadavre …
– Il doit dater de l'époque de la malédiction, dit Fye sombrement.
Shaolan aida la princesse à se relever et ils continuèrent. De l'autre côté de la fosse, le tas de neige remuait toujours. À mesurer qu'ils s'en approchèrent, des sons étouffés leur parvinrent.
Ce fut d'abord des grattements, des coups de griffe d'un animal creusant une tanière. Puis, un long bruit de succion, humide et répugnant, qui leur donna l'impression qu'une langue géante allait surgir de la brume pour s'enrouler autour d'eux. Sakura échangea un regard avec Shaolan, Fye jeta un coup d'œil à Kurogane. À cet instant, un craquement sinistre retentit, suivi de plusieurs autres. Même sans voir ce qui se passait devant eux, les voyageurs sentirent leurs poils se hérisser : cette succession de bruits horribles, c'était des os qu'on brisait. Tous leurs sens en alerte, ils firent un pas supplémentaire. Le brouillard s'anima brusquement, repoussé par une forme massive qui se souleva de terre. Les yeux quatre compagnons s'écarquillèrent d'horreur.
Tel un géant naissant des entrailles de la fosse, le monstre se redressa jusqu'à les dominer du haut de ses quatre mètres. La neige agonisa sous son poids, des plaques de gel éparpillèrent leur bris de verre au sol. Les voyageurs reculèrent : cette chose immense ne ressemblait à aucune créature, aucun animal qu'ils connaissaient. Son corps boudiné se mouvait avec aussi peu de grâce qu'une chenille et sa peau à l'allure de parchemin se tendait et se froissait à chacun de ses mouvements. Pour se déplacer, la bête s'appuyait sur des moignons armés de trois griffes. En tout, Shaolan compta huit pattes de chair chiffonnée. Malgré son apparence fragile, la peau du monstre ne présentait aucun accroc : elle était résistante. À l'avant de ce corps informe, une tête ronde et fripée les fit grimacer : le monstre ne possédait ni yeux, ni nez, juste une bouche béante cerclée d'une couronne de dents qui se refermait spasmodiquement autour de l'orifice. Un bras disparut dans cet engrenage de boucherie et le monstre avança vers eux.
– Bordel, qu'est-ce que c'est que ce truc ? s'exclama Kurogane en faisant jaillir son sabre.
Une créature fabriquée par Ingvar ? Une bête mythologique ayant toujours vécu à Valeria ? Les quatre voyageurs n'en avaient pas la moindre idée. Le monstre inclina sa tête aveugle et les dents convulsionnèrent autour de sa bouche. Un sifflement strident leur parvint et ils comprirent que la bête avalait de la neige. Dans cette goulée glacée apparut la jambe d'un cadavre oublié. Tel un aspirateur du diable, le monstre goba goulument le membre. Le reste du corps vint à la suite, et lorsque la bouche se referma, l'affreux craquement d'os qu'ils avaient entendu quelques instants plus tôt leur donna la nausée. Les yeux de Sakura s'écarquillèrent : malgré l'horreur qui la saisissait, son cerveau réussit à assembler les morceaux du puzzle qui lui manquaient.
– Ce monstre … c'est une création d'Ingvar !
– Comment tu le sais ? demanda Kurogane.
Shaolan reporta son attention sur la bête.
– Mais oui … nous nous demandions comment Ingvar fabriquait les corps dans lesquels il place les âmes qu'il vole. Mais il ne les fabrique pas.
– Non, acquiesça Sakura, il les vole dans cette fosse, il utilise les cadavres comme réceptacles pour emprisonner les âmes de ses victimes, afin de les forcer à lui obéir.
– Réanimer des cadavres demande moins de magie que de créer des corps ex-nihilo, comprit Fye, blême.
– Quelle horreur, combien y-a-t-il de morts dans ce trou ? lui demanda Kurogane.
– Des centaines, peut-être plus d'un demi-millier. C'est un charnier, Ingvar a mis la main sur une véritable réserve …
Fye fronça les sourcils. Puisqu'Ingvar était incapable de créer des corps pour ses soldats, il se fournissait forcément ailleurs, pourtant l'idée qu'il se serve des anciens condamnés ne lui avait même pas effleuré l'esprit. Cette fosse empêchait les corps de se putréfier, mais jamais Fye n'aurait cru que ce qui était jadis un châtiment puisse être considéré comme une aubaine par un sorcier maléfique. Ils devaient arrêter ce monstre. Si la fosse recelait de nombreux corps de malfrats, elle contenait aussi une quantité incalculable d'innocents qui avaient trouvé la mort lorsque son oncle avait perdu la raison. L'idée qu'Ingvar souille ces dépouilles en les manipulant comme des marionnettes le révulsa. Il devait mettre un terme à tout cela, immédiatement. Il tendit une main pour invoquer un sortilège, amorça son mouvement … et se figea.
Sous ses doigts, aucune lettre magique ne crépita. Derrière lui, Shaolan cria :
– Kashin shourai !
Son épée ne brilla pas, aucune flamme ne s'embrasa. Un frisson de terreur rampa sur l'échine de Fye.
– Oh, non …
Quel crétin il faisait ! Tétanisé par ses souvenirs, il avait complètement oublié que cette fosse inhibait les pouvoirs magiques. Comment avait-il pu omettre une information aussi capitale ? Ils s'étaient eux-mêmes jetés dans le puits de la mort !
– La magie ne fonctionne pas ici ? murmura Sakura, livide.
Sans se laisser démonter, Shaolan raffermit sa prise sur son épée et attaqua le monstre de front. Il savait se battre, même sans magie, et il ne comptait pas laisser cette abomination en vie. La bête en imposait par sa stature, sa laideur et sa tête aveugle, mais son corps lourd la désavantagerait forcément. Shaolan tendit son épée, accéléra …
Son arme n'effleura même pas le mangeur de cadavres. Plus rapide qu'il ne l'aurait cru, la bête leva l'un de ses moignons et lacéra l'air : il n'eut pas le temps de s'écarter, et la patte, loin d'être aussi flasque que son apparence le laissait supposer, l'envoya mordre la neige avec violence. Il se redressa, le souffle court : il avait eu de la chance que le monstre le frappe du dos de son moignon, car si ses griffes l'avaient atteint, de belles lacérations auraient couru sur sa poitrine.
– Comment ce monstre a-t-il pu réagir aussi vite, alors qu'il est aveugle ? s'exclama Sakura, stupéfaite.
– Il nous sent, dit Kurogane. À chaque fois que nous bougeons, il détecte notre odeur, c'est comme agiter un pot de miel sous le nez d'un ours …
La princesse serra les dents, attrapa son boomerang et le lança. Si les lames qu'elle avait récemment ajoutées aux pâles de son boomerang égratignèrent le mastodonte, cette chiquenaude ne le fit même pas tressaillir.
– Ça ne sert à rien, il faut sortir de ce trou à rat ! s'exclama Kurogane. Allez-y, je vous couvre !
Ses amis hochèrent la tête et coururent vers la corde qui pendait le long du puits. Kurogane rassembla tout son qi, l'insuffla à son sabre : puisque ses compagnons étaient incapables de recourir à leurs pouvoirs, il devait les protéger
– Hama Ryu-o Jin !
La vague lumineuse racla le fond de la fosse et frappa le monstre de plein fouet. Prends-toi ça dans les dents, puisque tu n'as rien d'autre sur ta face, songea le ninja avec un sourire mauvais. Toutefois, sa satisfaction ne dura guère : repoussant les moutons de brume, la bête se redressa en grognant. Des éraflures striaient sa peau, mais cela ne diminuait ni force, ni sa férocité. Kurogane pesta : pour une chenille de papier froissé, elle en avait dans l'estomac ! Pire, son attaque semblait avoir réveillé en elle l'instinct meurtrier d'une bête enragée. Elle inclina sa bouche vers lui, le renifla, gronda, puis chargea dans sa direction. C'est qu'elle allait vite pour sa taille ! Kurogane recula, évita la première charge, mais la bête leva l'une de ses pattes aux griffes presque aussi longues que son bras et tailla l'air en pièces. Kurogane para un premier coup, un deuxième. Au troisième, il jeta un œil par-dessus son épaule : Shaolan et Sakura se hissaient l'un après l'autre sur la corde et se trouvaient déjà à mi-hauteur. Encore un peu, il devait tenir encore un peu.
Au même moment, des glatissements écorchèrent la vallée et les oreilles des voyageurs. Ils levèrent la tête : tels des démons médiévaux échappés d'une enluminure, quatre énormes insectes bleutés aux longs tentacules jaillirent de la brume. Gras, luisant, ils tournoyaient dans le ciel avec une impatience de vautours. Dans leur dos, de longues ailes blanches fouettaient l'air immobile.
– Les insectes d'Ingvar ! s'écria Shaolan.
– Ils volent ? s'étonna Sakura.
– Ils doivent déjà avoir dévoré une âme, cela a permis à leurs ailes de pousser, dit Fye. Il faut les tuer et libérer les âmes qu'ils contiennent avant qu'ils ne les rapportent à Ingvar, il est peut-être encore temps pour les victimes !
Shaolan et Sakura acquiescèrent et grimpèrent plus vite. Comme s'ils avaient compris leurs intentions, les insectes piquèrent vers eux, ou plus précisément vers le rocher qui retenait la corde de leur salut. Déroulant leurs tentacules spiralaires, ils se saisirent du bout et le tordirent. Le long puits, Shaolan et Sakura oscillèrent.
– Non !
Shaolan tira sur ses bras, poussa sur ses jambes, accéléra la cadence malgré les soubresauts. Ils devaient sortir de là, sortir avant que leur unique amarre ne se rompe … il percevait l'effilochement de la corde aussi nettement que si elle avait retenu le fil d'une épée au-dessus de leur nuque. Il tira encore plus fort sur ses membres, d'un mouvement sec. Ce fut une erreur.
La corde rendit l'âme et ses fils se démembrèrent. Sans prise à laquelle se raccrocher, Shaolan et Sakura dégringolèrent à une vitesse vertigineuse.
Les yeux de Fye et Kurogane s'écarquillèrent : en temps normal, le magicien les aurait sauvés d'un simple sortilège, mais dans leur situation il ne pouvait rien faire. Kurogane le savait et ensemble, ils se précipitèrent vers les gamins pour tenter de les rattraper. Il serait plus juste de dire qu'ils amortirent leur chute : le mage s'écroula sous le poids de Sakura et Kurogane chuta sous celui Shaolan. Bon sang, c'est que la vitesse démultipliait leur poids ! Ils s'effondrèrent tous les quatre, endoloris. Toutefois, ils constatèrent en se redressant qu'aucun d'eux n'étaient blessés.
– Vous l'avez échappé belle, marmonna Kurogane.
– Merci, déclara Shaolan. Et désolé.
– Comment va-t-on sortir d'ici sans corde ? s'affola Sakura.
Ils échangèrent un regard, et Fye n'osa pas leur dire ce qu'ils savaient déjà : il était impossible de sortir de cette fosse à mains nues. Ils étaient coincés, bien coincés.
– Si seulement nous pouvions contacter Mokona, dit Shaolan. Sans magie on ne peut rien faire …
Derrière eux, le monstre dévoreur de cadavres revenait à la charge. Ils s'esquivèrent, Shaolan et Kurogane tentèrent deux attaques de biais, en vain. Alors qu'ils battaient en retraite, les insectes volants piquèrent vers la terre, tels des boulets de canon stridents.
– Bordel, s'ils ont déjà bouffé une âme, qu'est-ce qu'ils nous veulent ? s'exclama Kurogane en sabrant l'air.
Fye fronça les sourcils : Kurogane avait raison, cela ne collait pas. Pourquoi les insectes les attaquaient-ils au lieu de rapporter leur récolte à leur maître ? Il se baissa pour éviter un tentacule, mais le ninja l'attrapa par le bras et le tira de côté.
– Fais gaffe !
Les griffes du dévoreur de cadavres passèrent un centimètre de son cou. Fye tituba, se redressa et remercia Kurogane d'un hochement de tête. Un éclat miroitant attira alors son regard : en labourant la neige de ses grosses pattes, le monstre avait mis au jour la pointe d'une lance. Fye s'élança, esquiva les griffes de la bête et récupéra l'arme. Avec ça, il allait pouvoir prêter main-forte à ses compagnons. Il fallait qu'ils se tirent de ce pétrin avant que leurs forces ne faiblissent et qu'ils ne se retrouvent aculés par toutes ces créatures de l'enfer.
– Shaolan, Sakura, retenez les insectes pendant que Kuro-chan et moi nous chargeons du mangeur de cadavres !
Les adolescents hochèrent la tête tandis que les deux hommes se tournaient vers le monstre.
– On pourrait essayer de sectionner ses pattes pour l'empêcher de bouger, proposa Fye.
– Si même une de mes attaques ne l'a pas blessé, je doute qu'on y arrive avec notre seule force. Je serai plutôt d'avis de viser sa bouche. C'est la seule ouverture sur son corps blindé, et peut-être sa seule faiblesse.
– Très bien.
Ensemble, ils lancèrent l'assaut. Le magicien détourna l'attention du monstre tandis que le ninja essayait d'atteindre son orifice enchâssé de dents. Après un premier échec, ils échangèrent leurs rôles pour désorienter leur cible.
Pendant ce temps, Shaolan et Sakura peinaient à tenir à distance les quatre insectes gorgés d'âmes et de férocité qui leur faisaient face. La princesse rattrapa son boomerang : ces bestioles esquivaient d'une virevolte tous ses assauts. Elle prit une grande inspiration, se concentra, visa et lança.
Le boomerang tournoya dans les airs, fulgurant. L'insecte visé ne peut échapper à ses pales, qui coupèrent net ses ailes. Il chuta au sol dans un cri d'agonie. Sakura serra un poing de victoire : un de moins ! Shaolan planta son épée dans le corps luisant de la bête qui convulsa et une brume opalescente s'en échappa.
Une âme.
Shaolan l'observa s'élever dans les airs et pria pour qu'elle regagne le corps de son propriétaire. Sous son arme, l'insecte s'était liquéfié, mais il ne tarda à se recomposer. Le jeune homme jura à voix basse : c'est vrai que ces choses étaient presque immortelles. Tant qu'ils ne pourraient pas recourir à la magie, ils ne pourraient pas les tuer. S'il avait ressenti une brève satisfaction en libérant l'âme prisonnière, il paniqua lorsque l'insecte se jeta sur Sakura. Par tous les dieux, comment n'avait-il pas pu y penser plus tôt ? À présent que cette créature n'était plus qu'un réceptacle vide, elle allait se mettre en quête d'une nouvelle proie ! Il se précipita vers la princesse, qui ne pouvait pas utiliser son boomerang en combat rapproché, et repoussa l'insecte de son épée. Les adolescents échangèrent un regard, conscients de la difficulté de leur situation. S'ils libéraient davantage d'âmes, les insectes s'en prendraient à eux et essayeraient de voler leur propre essence vitale. Le dilemme était cornélien.
– Tenons-les simplement à distance, décida finalement Shaolan.
– Mais …, protesta Sakura.
– C'est soit les âmes des victimes, soit les nôtres ! On n'a pas le choix !
La jeune fille pinça les lèvres, puis hocha la tête et ils reprirent la lutte. Assailli par des dizaines de tentacules, ils ne purent tous les contrer et deux créatures passèrent à travers leur ligne de défense. D'un battement d'ailes, elles filèrent vers leurs amis.
– Fye, Kurogane, attention ! leur cria Sakura.
Les deux compagnons, qui n'avaient toujours pas réussi à atteindre la bouche du mangeur de cadavres, se retournèrent d'un seul mouvement. Les insectes rapaces planaient déjà au-dessus d'eux. Fye en repoussa un de la hampe de sa lance et réussit à atteindre son abdomen avec sa pointe : l'insecte gémit, se tordit et l'âme s'évapora de son corps en ébullition. Ses ailes disparurent et il s'écrasa, mais la matière gélatineuse qui formait son enveloppe charnelle absorba le choc. Furieux d'avoir perdu son butin, la créature se retourna contre Fye. Le magicien l'esquiva une première fois, une deuxième fois, quand la voix de Kurogane lui parvint :
– Derrière toi !
Fye fit volte-face et découvrit la silhouette menaçante du dévoreur de cadavres au-dessus de lui. Il n'eut pas le temps de s'écarter : le monstre lui lacéra la poitrine d'un grand coup de griffes. Des sillons de feu lui brûlèrent la peau. Plié en deux, le regard brouillé par un voile de douleur, il devina plus qu'il ne vit la silhouette de Kurogane s'interposer entre lui et le monstre. Cette fois, la lame du ninja atteignit le bord de sa bouche dentelée. Le mangeur de cadavre gronda, ses moignons tempêtèrent et il frappa la paroi du puits avec colère. Le coup, plus puissant que Kurogane l'avait imaginé, se diffusa en spasmes concentriques qui firent trembler toute la fosse, ses murs, et au-delà, la vallée.
Au même instant, un bruit sourd, lointain et effrayant parvint à leurs oreilles, gagnant en intensité à chaque seconde. Ce fut d'abord un craquement apocalyptique, suivi d'un réseau de fissures qui se ramifie à toute vitesse. Puis le déluge, une cascade titanesque qui galopait dans leur direction en roulant des tambours de pierre.
– Une avalanche ! s'écria Fye.
