Bonjour à tous !
J'espère que vous allez bien depuis la dernière fois. Me voici de retour avec un nouveau chapitre ! Il devrait répondre en partie à vos questions concernant les motivations d'Ingvar. Je vous laisse découvrir, et n'hésitez pas à laisser un petit commentaire si le cœur vous en dit.
Bonne lecture à toutes et à tous :)
Chapitre 46 - Crime et pardon
Encadrés par une solide escorte, Fye et Chii pénétrèrent dans la cour haute de la forteresse. Ils s'attendaient à se retrouver face à Ingvar, mais partout où ils regardaient, ils ne virent que des soldats. Au centre de la place se tenaient un homme et femme, dont l'autorité sur leurs semblables ne faisait aucun doute.
– Gowan et Moira, souffla Fye.
Les généraux s'avancèrent. Lorsqu'ils parvinrent à leur hauteur, ils ne marquèrent aucune déférence devant leur statut royal.
– Nous vous attendions, dit Moira avec un sourire. Le maître savait que vous n'abandonneriez pas votre ami et les pays voisins.
– Où est Shaolan ? demanda sèchement Fye.
– Le maître le fera venir après que vous aurez parlé avec lui.
– Et où est Ingvar ? ajouta Chii. Je le trouve bien grossier de ne pas être venu à notre rencontre, après tout le chemin que nous avons fait pour lui.
– Le maître vous attend dans une salle particulière, dans les sous-sols du donjon. Vous serez moins présomptueuse lorsque vous vous trouverez face à lui. Ingvar va enfin venger tous les habitants de Valeria qui ont péri ou souffert par votre faute et celle de votre fils, Elda.
Chii ne tressaillit ni à l'emploi de son véritable nom, ni à l'insulte qui venait de lui être faite. Moira plissa les yeux : petite peste. Dans quelques instants, le maître lui ferait ravaler sa fierté. Elle releva la tête et jeta un regard de défi à Fye, qui lui répondit par un silence glacial. À côté de la générale, Gowan n'avait pas levé les yeux vers eux depuis leur arrivée, comme s'il évitait tout contact visuel. Fye fronça les sourcils. Étonnant de la part d'un homme assuré sur le champ de bataille … Gowan dut sentir que le magicien l'observait, car il finit par relever la tête. Leurs regards se croisèrent et Fye cilla.
Gowan savait quelque chose que Moira ignorait, quelque chose qui le mettait mal à l'aise. Avait-il vu Mokona ? Allait-il les dénoncer à leur maître ? Non, il s'agissait d'autre chose. Gowan semblait moins confiant qu'auparavant, comme s'il ne se considérait plus à sa place. Avait-il découvert une faille chez Ingvar ? Avait-il perdu confiance en son maître ? Était-il venu en aide à Shaolan ? Quoiqu'il en soit, il lui semblait moins hostile que de coutume. Fye se demanda s'il pourrait l'utiliser à leur avantage, ou s'il interprétait mal son langage corporel. Le général tendit la main et ordonna d'une voix neutre :
– Par ici.
Il les conduisit au pied du donjon, à laquelle on accédait par une monumentale porte gothique, ornée de volutes et de feuilles d'acanthe. À l'intérieur, un hall tendu de tapisseries donnait accès à deux escaliers : l'un, en colimaçon, menait aux étages ; l'autre, droit, s'enfonçait dans les profondeurs du donjon. Précédés par Moira, Fye et Chii s'engagèrent dans l'escalier droit. Gowan fermait la marche, suivi par quatre hommes armés jusqu'aux dents. Leur descente dura plusieurs minutes, à la seule lueur des torches que portait leur escorte. Nous sommes forcément sous le niveau de la mer, songea Fye. Leurs pas résonnaient sur la pierre où dansaient les halos des flammes, le cliquetis des armes des soldats créait autour d'eux des échos d'outre-tombe. Au bas d'une dernière volée de marches, ils distinguèrent une nouvelle arcade gothique derrière laquelle chatoyait une lumière intense.
Ils pénètrent dans une caverne voûtée, à la roche noire et luisante comme des silex d'obsidienne. Les yeux de Fye s'écarquillèrent : de la pierre volcanique … Cette île avait jadis été un volcan sous-marin, dont les éruptions avaient donné naissance à un caillou flottant. Entre les méandres du basalte l'eau ruisselait, infiltrations de la mer toute proche. Une odeur d'iode et d'algues imprégnait la grotte, tandis que des gouttes tombaient lentement du plafond ; l'une d'elle se glissa dans le col de Chii, qui tressaillit de surprise. Un cercle de torches illuminait cette caverne sous-marine, animant la roche suintante de traînées brillantes.
Au fond de la salle, des marches taillées conduisaient à une estrade noire sur laquelle se dressait un autel de pierre. Les pointes d'un tissu brodé retombaient de chaque côté de cette table minérale, tel un sinistre antependium. Chii avala sa salive : non, il ne s'agissait pas d'un autel, mais d'une tombe.
Au même instant, un étrange pressentiment glaça les entrailles de l'ancienne reine. C'était un sentiment familier et terrifiant, la conviction de se trouver face à une vérité à laquelle elle ne pouvait échapper. Un souvenir, si ancien qu'il lui paraissait appartenir à une autre vie, se superposa soudain au présent.
Cela s'était passé peu après sa rencontre avec Hideki, avant leur mariage. Une aube froide, un soleil écarlate dont les rayons liquides émergeaient lentement de la brume. Afin qu'elle ne soit pas seule le jour du solstice d'hiver, jour de fête pour tous les habitants de Valeria, Hideki l'avait emmenée dans les montagnes, au sommet d'une colline sur laquelle se trouvait une tombe mégalithique. Sous cet imposant tumulus reposait le fondateur de la dynastie à laquelle Hideki appartenait. Cet ancêtre, lui avait-il dit, était un guerrier magicien qui voyait ses pouvoirs décroître lors du solstice d'hiver. Pour accéder au trône, il avait dû remporter une guerre contre un adversaire qui pratiquait également la magie. La dernière bataille qui les avait opposés s'était déroulée au cœur du mois de décembre, le jour du solstice. Affaibli, l'ancêtre d'Hideki avait été sur le point de perdre face à son ennemi ; alors qu'il allait succomber, l'aube du jour suivant avait ravivé ses pouvoirs, lui permettant d'arracher la victoire. Devenu roi, il avait donné naissance à la dynastie de Valeria. En posant la main sur la tombe de cet homme, Chii avait senti sa propre magie s'activer et les triskèles qui ornaient la sépulture s'étaient illuminées. Ni elle, ni Hideki n'avaient réellement compris ce qui s'était passé ce jour-là, cependant elle était sûre d'une chose : la sensation qui l'avait envahie lorsqu'elle avait touché la tombe de l'ancien roi était exactement la même que celle qu'elle éprouvait à présent.
Une silhouette se détacha de l'ombre et gravit les marches qui menaient au caveau, comme si la pierre volcanique avait soudain donné vie à un être de chair et de sang. Chii reconnut immédiatement sa démarche et son aura d'un vert sombre, qui lui collait à la peau. Malgré les vingt années écoulées, Ingvar n'avait pas changé. Lorsqu'il se retourna pour leur faire face, Chii recula d'un pas : la sensation qu'elle venait d'éprouver à la vue du tombeau, le souvenir de ce qu'elle avait ressenti face au tumulus de l'ancêtre d'Hideki, et l'aura que dégageait à présent Ingvar … tous ces éléments lui inspirait le même sentiment.
Avec terreur, elle pressentit ce que cela signifiait et tourna la tête vers Fye. Ses yeux s'étaient écarquillés et Chii sut qu'il ressentait la même chose qu'elle. La voix d'Ingvar s'éleva dans la caverne comme un écho fantomatique.
– Enfin, nous nous retrouvons … après vingt années, nous voici de nouveau face à face, Elda. Aucun de nous deux n'a beaucoup changé, à croire que ce jour où le roi aîné a ordonné mon emprisonnement remonte à hier. Ta magie, elle non plus, n'a pas faibli.
Chii le fixa sans répondre. Ingvar sourit et se tourna vers Fye.
– Toi, en revanche, tu as changé. Tu n'étais qu'un enfant la dernière fois que je t'ai vu. Comment dois-je t'appeler ? Fye, ou Yuui ?
– Faîtes comme bon vous semble. J'imagine que ce n'est pas pour vous rappeler de vieux souvenirs que vous avez exigé notre reddition ?
– En effet.
– Où est Shaolan ?
Les yeux d'Ingvar se réduisirent à deux fentes.
– Il est possible que je prolonge encore un peu sa captivité.
– Comment osez-vous ? gronda Chii.
Fye fronça les sourcils : il s'en doutait. La parole d'Ingvar n'avait aucune valeur, pourtant, cette décision l'étonnait. Que gagnait Ingvar à garder Shaolan prisonnier ? Il n'était qu'un appât dont il s'était servi pour les forcer, lui et Chii, à se rendre à lui. À moins de l'utiliser pour qu'ils lui obéissent, Fye ne voyait pas l'intérêt de garder l'adolescent enfermé. Sauf … si Ingvar ne considérait pas seulement le jeune homme une monnaie d'échange. Cela signifiait donc que quelque chose l'intéressait chez leur ami ? Sa force ? Sa magie ?
« Il est possible qu'Ingvar ait connu Clow ».
Les mots de Watanuki résonnèrent dans la tête de Fye comme un avertissement. Était-ce pour cela qu'Ingvar refusait de relâcher Shaolan ? En raison de son lien de parenté avec Clow ?
Ingvar les couva d'un regard de prédateur, tandis que ses lèvres s'étiraient de triomphe.
– Je rêve de vous tenir à ma merci depuis plus de vingt ans. Aujourd'hui, c'est enfin chose faite.
– À votre merci ? rétorqua Fye. Sauf votre respect, nous sommes deux et vous êtes seuls. Ensemble, nos pouvoirs surpassent les vôtres.
– Je te trouve bien prétentieux, petit magicien. Tu ne voudrais pas qu'il arrive malheur à ton ami, n'est-ce pas ?
La mère et le fils serrèrent les poings.
– Vous feriez mieux de ne pas sous-estimer ma magie. Surtout ici, déclara Ingvar en posant sa main sur le tombeau.
– Qui repose dans cette sépulture ? demanda Chii. Et qu'attendez-vous de nous ?
– Ah, voilà deux questions intrinsèquement liées. J'imagine que la vue de cette tombe ne vous aura pas laissés indifférents, n'est-ce pas ? Chii, cette sensation ne t'en a-t-elle pas rappelé une autre ? Je sais qu'Hideki t'avait montré le tumulus de son ancêtre, en haut de cette colline.
– Où voulez-vous en venir ?
Chii peinait de plus en plus à respirer ; elle avait la sensation qu'un piège allait se refermer sur elle et sur Fye, sans qu'ils n'aient pu l'anticiper. Ingvar laissa courir ses doigts sur le couvercle du tombeau.
– L'ancêtre des rois de Valeria est vénéré comme un mage qui a vaincu les ténèbres au lendemain du solstice d'hiver. On dit qu'il avait reçu ses pouvoirs magiques du dieu primordial en personne.
À ces mots, les yeux de Fye et de Chii s'écarquillèrent. Le dieu primordial ? Celui-là même que Chitose avait rencontré, celui duquel ils tenaient, eux-aussi, leurs pouvoirs ? Ingvar eut un sourire froid.
– Vous l'ignoriez, n'est-ce pas ? Hideki lui-même ne sait pas que certains membres de sa famille ont hérité des pouvoirs de ce dieu. Même si, en ce qui le concerne, il est né sans pouvoirs.
Chii recula d'un pas : les fondateurs de la dynastie de Valeria tenaient leur magie directement du dieu primordial, cet être suprême que sa mère avait rencontré afin de concevoir un enfant. Le dieu avait consenti à exaucer son vœu, à condition que Chitose accepte que son enfant reçoive une partie de ses pouvoirs. Chitose s'était inclinée devant sa volonté et lui avait donné naissance, à elle et à Freya. Plus tard, Freya était morte, Chii avait rencontré Hideki et avait donné naissance à Fye et à son jumeau. Elle ignorait toutefois que la famille royale tenait elle aussi ses pouvoirs du dieu primordial.
Cela expliquerait que la tombe de l'ancêtre d'Hideki ait réagi à son contact, lorsqu'elle avait posé la main sur le mégalithe. La pierre avait reconnu une même source de pouvoir, mais à cette époque, Chii n'était pas en mesure de le comprendre. D'une voix sépulcrale, Ingvar poursuivit :
– Cet ancêtre royal s'appelait Lug. Son nom était connu de tous les habitants de Valeria, mais qui se souvient du celui de son adversaire ? Ce guerrier magicien s'appelait Ogmios. Il avait reçu, lui aussi, les pouvoirs du dieu primordial … c'était le frère de Lug.
Fye tressaillit. Cela signifiait que le fondateur de la dynastie de Valeria, doté de pouvoirs divins, avait assassiné son frère …? L'image fugitive de Fye, le vrai Fye, tombant de la tour pour s'écraser à ses pieds lui traversa l'esprit, mais il tâcha de chasser cette image d'un mouvement de tête.
– Cela aussi, vous l'ignoriez, n'est-ce pas ? Est-ce qu'Hideki lui-même le sait, ou est-ce que sa famille lui a caché la vérité ? Leur ancêtre n'a pu fonder le royaume de Valeria qu'en versant le sang de son frère. Si cela s'était limité à un combat loyal entre deux hommes, je n'aurais aucun reproche à formuler. Pourtant, alors qu'Ogmios allait succomber à ses blessures, il pria Lug d'épargner sa femme, ses fils et les hommes qui l'avaient soutenu. Il n'attendait rien pour lui, mais il implora la clémence pour les siens. Savez-vous ce qu'a répondu Lug ?
« Je les tuerai tous, jusqu'au dernier. Je tuerai tout être humain capable de transmettre ton souvenir à d'autres générations. J'effacerai ainsi toute trace de ton existence sur cette terre, et je demeurerai l'unique fondateur du royaume Valeria. »
Chii et Fye, le cœur battant, fixaient Ingvar, dont le regard était devenu plus dur que le basalte. Chii entendait son cœur battre dans ses oreilles : jamais, lorsqu'elle avait lu les livres d'histoire du palais de Valeria, elle n'avait trouvé mention de cette terrible histoire. Hideki l'ignorait forcément. Comment les rois de Valeria avaient-ils pu dissimuler une telle ignominie pendant des siècles ?
– Lug était obnubilé par le pouvoir, à tel point qu'il n'a pas hésité à écraser sa propre famille. À peine couronné, il fit exécuter tous les proches d'Ogmios, puis ses sympathisants. Dix mille personnes moururent dans cette atroce purge, mais cela, l'Histoire l'a oublié. Le corps d'Ogmios fut récupéré par quelques-uns de ses fidèles, qui l'enterrèrent dans cette île battue par les vents, où ils savaient que Lug ne viendrait pas le chercher.
Ingvar passa une nouvelle fois la main sur le couvercle du tombeau.
– Ensuite, ils regagnèrent la terre ferme. Lorsqu'ils furent arrêtés et menés au bourreau, ils emportèrent avec eux le secret de la localisation de la tombe d'Ogmios. Lug pensait avoir éradiqué tout opposant à son pouvoir, pourtant, une enfant survécut à ce massacre.
« Il s'agissait de la dernière fille née d'Ogmios. La petite, cachée une vieille servante, échappa à la mort. Elle grandit dans le plus grand secret, dans l'aversion la plus totale de Lug et de la descendance qu'il engendra. Elle se maria et donna naissance à un fils, qu'elle éleva dans le but qu'il venge son grand-père. Mais Lug, doté de pouvoirs divins et entouré d'une garde de mages, était devenu trop puissant pour qu'on puisse s'opposer à lui. Par ailleurs, le petit-fils d'Ogmios ne possédait pas une magie suffisante pour vaincre son grand-oncle. D'une génération à l'autre, les membres d'une famille n'hérite pas forcément de la même dose de magie, mais les descendants d'Ogmios savaient qu'un jour, un enfant doté de la pleine puissance du dieu primordial naîtrait pour les venger. Ils vécurent l'ombre en attendant en attendant leur heure, nourrissant une haine qui ne cessa de gonfler au cours des siècles. Et puis, un jour, la dernière descendante d'Ogmios mit au monde un enfant possédant une très grande magie : cette femme, c'était ma mère.
« À ma naissance, je possédais plus de pouvoirs magiques que n'importe lequel de mes ancêtres. J'avais hérité des pouvoirs du dieu primordial au même degré qu'Ogmios, et tous virent en moi l'instrument de leur revanche. J'ai été élevé dans le seul but de tuer le roi de Valeria et reprendre ce que Lug avait autrefois volé à mes ancêtres : un nom, une dignité, un trône. Mais … »
La voix d'Ingvar se suspendit et son regard se perdit dans le vague, comme s'il soupesait de son regard le poids de décisions qu'il avait prises par le passé.
– … je comprenais les sentiments de ma mère et de ma famille, pourtant, lorsque je regardais autour de moi, je voyais un royaume prospère. Valeria n'avait connu aucune guerre depuis près de cent ans, le commerce y florissait, et l'on disait la justice du roi clémente. À mesure que je grandissais, j'ai pris conscience que les souverains de Valeria n'étaient nullement coupables des crimes autrefois commis par Lug. Certes, mes ancêtres avaient été massacrés sans pitié, mais le roi qui dirigeait à présent le pays veillait à la sécurité et au bonheur de ses sujets. Si je l'avais tué, n'aurais-je pas réenclenché le cercle infernal de la violence ? Que devais-je faire ? Respecter la volonté de ma famille et mettre en œuvre leur vengeance, ou écouter ce que me dictait mon instinct ? Pendant des années, je me suis posé la question. Je ne voulais pas trahir les miens, mais je ne voulais pas non plus réveiller une haine dont les braises s'étaient peu à peu éteintes. Le jour de mes vingt ans, j'ai pris ma décision. Je ne pouvais pas commettre ce meurtre pour lequel j'avais été préparé. Je m'y refusais. Une seule possibilité me paraissait juste : pardonner à la famille royale leurs crimes passés. Pardonner ce que ses ancêtres avaient subir aux miens, afin de regarder vers l'avenir et d'intégrer cette société prospère qu'était alors Valeria. Je le désirais sincèrement.
Chii et Fye fixaient intensément Ingvar, sans voix. Non, c'était impossible. Comment cet homme, cet homme qui volait aujourd'hui des âmes sans aucun scrupule, cet homme qui volait des corps dans la fosse aux condamnés avait-il pu un jour pu faire preuve d'un tel acte de pardon ? Mentait-il ? Magnifiait-il, enjolivait-il les faits ? Fye sentit des sueurs froides couler le long de son dos : non, il paraissait sincère. Le regard vert d'Ingvar, enflammé de colère lorsqu'il avait évoqué Lug, se teintait à présent d'une tristesse sourde. Comment un homme qui avait jadis fait montre d'une telle humanité avait-il pu devenir un meurtrier, créateur d'insectes dévoreurs d'âme ? Comment ?
– Ma mère n'a jamais accepté mon choix. À ses yeux, ma décision était une traîtrise et une insulte à la mémoire de mes ancêtres. Mais moi, je ne voulais plus vivre dans la haine. J'étais persuadé que si j'allais de l'avant, les descendants de Lug et d'Ogmios pourraient surpasser la haine qui les avait opposés. Pour sceller ma résolution, j'ai décidé de me rendre à la cour de Valeria et de proposer mes services en tant que mage. De cette façon, j'espérais concrétiser cette réconciliation dont je rêvais. J'ai pris le chemin de la capitale et je me suis présenté au château royal. À cette époque, c'était le grand-père d'Hideki qui régnait sur le royaume. Je me rappelle distinctement ce jour où l'on m'a introduit dans la salle d'audience et où je me suis incliné devant le trône.
Sur la tombe d'Ogmions, les doigts d'Ingvar se crispèrent, tandis que dans son regard ressuscitaient des souvenirs trop longtemps enfouis.
– Qui êtes-vous ? demanda le roi. On m'a dit que vous souhaitiez offrir vos services à la couronne, mais que désirez-vous exactement ?
– Je m'appelle Ingvar, votre Majesté. J'ai grandi dans les terres de l'est. J'ai appris la magie depuis mon plus jeune âge, et en toute humilité, je pense être assez doué en ce domaine. J'aimerais mettre mes talents à votre disposition.
– Vous êtes un bon magicien, dîtes-vous ?
D'un geste de la main, le roi ordonna de faire venir les meilleurs mages de la capitale.
– Affrontez-les, ordonna le roi à Ingvar. Nous avons voir l'étendue de vos talents.
Ingvar s'exécuta. Un à un, il défit les vingt magiciens, même le dernier, un petit homme trapu aux cheveux blancs et au front orné d'une gemme en forme de corne. Le roi eut un regard approbateur.
– Je vois que vous n'avez pas menti. Vaincre l'ensemble de mes mages, c'est un exploit dont peu d'hommes peuvent se targuer. Vous avait même pu vaincre Clef, vous êtes probablement le deuxième mage le puissant de Valeria, après moi. Si vous le souhaitez toujours, je peux vous prendre à mon service.
– Votre confiance m'honore, votre majesté.
– Avant cela, dîtes-moi pourquoi n'avez-vous pas proposé vos services au duc de votre province ? Cela aurait été plus logique, pour vous qui venez de l'est.
– Je souhaitais mettre mes talents au service de sa majesté, qui est la garante de la sécurité et de la prospérité du royaume au-dessus même des nobles les plus puissants.
– Ah oui, vraiment ? Et votre vraie raison, quelle est-elle ?
Ingvar tressaillit. Le roi avait senti l'hésitation dans sa voix, il avait deviné que sa véritable motivation résidait ailleurs. Ingvar cilla. Il ne voulait pas mentir, mais il redoutait la réaction du souverain s'il lui disait la vérité. Il serra les poings : il devait s'armer de courage. S'il n'était pas capable de regarder dans les yeux le descendant de Lug, sa résolution ne servirait à rien. Il releva la tête.
– En réalité, votre altesse, je suis le dernier descendant d'Ogmios. Comme vous le savez sûrement, Lug, fondateur de la dynastie de Valeria, a tué son frère Ogmios pour accéder au trône. J'ai été élevé dans le seul but de vous assassiner, mais je ne veux plus vivre dans la haine. Nous ne pouvons pas modifier le passé, ni les actes que nos ancêtres ont commis. En revanche, nous pouvons faire en sorte que nos deux familles se réconcilient à l'avenir. J'ai décidé de pardonner à la famille royale, c'est pour cette raison que je me tiens aujourd'hui devant vous. Si vous m'acceptez à vos côtés, votre altesse, je jure de vous être fidèle et de vous servir loyalement jusqu'à la fin de ma vie.
Voilà, il l'avait dit. Par ces simples mots, il venait de balayer trois cents ans d'animosité entre les descendants de Lug et d'Ogmios. Sans qu'il ne puisse l'expliquer, avoir accordé son pardon à la royauté le remplissait d'un soulagement infini. Il était fier d'être allé jusqu'au bout de sa démarche, fier de se tenir devant le roi de Valeria sans ressentir aucun désir de vengeance. À présent, il allait pouvoir construire le futur. Rempli de joie et d'espérance, il releva la tête vers le souverain ...
… et se figea.
Quelques secondes auparavant, le roi le considérait avec intérêt, admiration, presque avec avidité. Ses pouvoirs l'avaient impressionné et il souhaitait l'intégrer dans ses rangs, mais à présent, tout avait changé. Des ombres creusaient son visage où se mêlaient stupéfaction, répulsion et menace. Ingvar balaya la salle d'honneur du regard : à l'image du roi, toutes les personnes le fixaient avec une expression médusée et empreinte de peur.
Il déglutit lentement. Pourquoi ? Pourquoi le regardaient-ils tous de cette manière ? Avait-il commis une erreur ? Aurait-il dû dissimuler sa véritable identité ? S'il l'avait fait, il n'aurait pas honoré sa décision. Il était si sûr que le roi lui accorderait sa confiance, si sûr qu'il recevrait son pardon, alors pourquoi le dévisageait-il ainsi ? D'une voix lente, le souverain demanda :
– Tu es le dernier descendant d'Ogmios ? Je croyais qu'il n'en restait aucun.
– Une petite fille a survécu, il y a longtemps. Grâce à elle, la lignée s'est perpétuée. Mes ancêtres ont entretenu un désir de vengeance envers votre famille, mais moi, je ne veux plus vivre ainsi. Si personne ne brise le cercle de la rancœur, elle durera éternellement. Je suis prêt à vous offrir mon pardon, sans conditions. Je le jure sur le dieu primordial.
Les pupilles rétrécies du roi le faisaient penser à un trou noir, dans lequel il avait l'impression d'être aspiré avant d'être déchiqueté. Tout, dans l'attitude du souverain, traduisait un rejet viscéral à son égard. Ingvar comprit à cet instant que quoiqu'il dise, aucun mot ne le toucherait. Le visage du roi se durcit jusqu'à paraître plus impitoyable un regard implacable sur Ingvar.
– Je ne pourrai jamais avoir confiance en un descendant d'Ogmios. Je ne veux pas de ton pardon. Va-t'en d'ici.
Les yeux écarquillés, Ingvar sentit son cœur s'arrêter. Son sang se solidifia dans ses veines, son souffle se raccourcit, le temps frappa à ses tempes. Non … non, non, non. Le roi ne pouvait pas avoir prononcé ces mots. C'était impossible, c'était incohérent. Comment pouvait-il refuser son pardon ? Si l'un devait nourrir de la haine à l'égard de l'autre, c'était lui qui aurait dû répugner à se présenter à la cour. Malgré cela, il avait choisi de s'agenouiller devant le descendant de Lug et de regarder vers l'avenir. C'était la famille d'Ogmios et ses soutiens qui avaient été décimés, c'était ses ancêtres qui avaient été massacrés. Il lui avait fallu des années pour pardonner à la famille royale, et d'une simple phrase le souverain balayait tous ses efforts, tous ses espoirs ? Lorsqu'une victime pardonne à son bourreau, le bourreau a-t-il donc le droit de refuser ce pardon ? Par quel cynisme, par quelle cruauté ? Frappé de stupeur, Ingvar demeura muet pendant quelques secondes. Son cœur, qui avait éclos à l'espoir pendant un bref instant, se refermait à présent sur lui-même, se racornissait comme le blé frappé par la violence du gel. Finalement, c'est à peine s'il réussit à articuler sa réponse :
– Je vous imaginais différemment, votre majesté. Votre pays est prospère et en paix, j'ai cru que le moment était venu pour effacer les erreurs de nos ancêtres. Apparemment, je me suis trompé.
Chancelant, il s'était relevé et s'était retiré. Il avait regagné la ville basse dans une lueur morne de fin de journée. Les feuilles mortes tournoyaient dans le ciel opaque et tapissaient les rues d'un patchwork écarlate. Aussi rouge que le sang des fidèles d'Ogmios, décédés trois cents plus tôt. Le regard vide, l'esprit ravagé, Ingvar erra pendant plusieurs heures.
Comment ?... Comment le roi avait-il pu prononcer une telle sentence ? Comment avait-il pu fouler au pied une résolution qui lui avait tant coûté ? Ce pardon, Ingvar voulait le lui accorder en toute connaissance de cause. En rejetant son pardon, c'était comme si le roi refusait que l'âme d'Ogmios et de ses hommes reposent en paix, comme s'il réactivait leur assassinat. Ingvar serra les poings, serra les dents, presque aussi fort que la rage serrait son cœur. C'était injuste, c'était intolérable …
… c'était impardonnable.
Le sang d'Ingvar pulsait dans ses veines. Il avait voulu apporter la paix, mais le roi s'était maintenu dans la voie de la haine. Il lui avait offert sa vie, mais le roi l'avait renvoyé à la mort. Il sentait grandir en lui un sentiment sourd, sans pitié. La colère qui avait irrigué le cœur de ses ancêtres et qu'il avait réussi à vaincre se raviva avec force. Le roi ne lui laissait pas le choix : en refusant son pardon, il le poussait à répondre, lui aussi, par la violence.
Ingvar fronça les sourcils, passa une main sur la tombe d'Ogmios.
– Je croyais que le roi était juste et bon, mais je m'étais trompé. S'il n'était pas capable d'accepter le pardon d'une famille qu'il a offensée, alors il ne méritait pas de régner. Ce jour-là, je me suis juré de détrôner la dynastie qui régnait sur Valeria. Un obstacle m'en empêchait toutefois : malgré la puissance de ma magie, je ne pouvais pas vaincre le roi. Lug avait transmis à certains de ses descendants la magie qui lui avait été offerte par le dieu primordial, dont la force était demeurée intacte au fil des siècles. La puissance de la magie d'Ogmios, en revanche, s'était étiolée avec le temps, et malgré ma puissance, je ne pouvais pas rivaliser avec le roi de Valeria. Pour renverser la dynastie de Lug, il ne me restait qu'une solution : obtenir les pouvoirs du dieu primordial.
Les mots d'Ingvar résonnèrent dans la grotte jalonnée d'ombres, tandis que les pièces du puzzle s'imbriquaient lentement dans l'esprit de Fye et de Chii. L'ancienne reine se souvint de sa première rencontre avec le sorcier, alors qu'elle n'était qu'une enfant et que sa sœur jumelle, Freya, était encore en vie. Dès le départ, Ingvar savait qu'elles possédaient des pouvoirs particuliers. Comment était-il au courant ?
– Comme tout habitant du royaume Valeria, je connaissais la légende qui racontait que le dieu primordial descend parfois sur Terre, dans une grotte située en haut d'une montagne effilée, tout au nord du pays. Je voulais absolument le contacter, je me suis donc mis en quête de cette grotte. La montagne fut plus aisée à trouver que je ne l'imaginais. Je suis parvenu à son sommet, jusqu'à cette grotte de cristaux scintillants, devant l'emblème du dieu primordial. Je l'ai longuement invoqué, l'ai supplié de m'accorder ses pouvoirs afin de débarrasser le royaume d'un souverain incapable de pardonner. Malheureusement, le dieu est resté sourd à mes prières.
« Je suis redescendu de la montagne, j'ai réfléchi à une autre manière de m'emparer du pouvoir, mais il n'y en avait pas. Pour réussir, j'avais besoin de davantage de magie. Je suis retourné dans la grotte sacrée. J'ai prié sans relâche, sans manger ni boire pendant plusieurs jours. Épuisé, je m'étais résolu à abandonner. J'allais entamer la descente du pic rocheux, quand un bruit a attiré mon attention : quelqu'un était en train de gravir la montagne. À ma grande surprise, j'ai bientôt vu apparaître la silhouette d'une femme. Comment, avec sa frêle constitution, avait-elle réussi cette terrible ascension ? Je l'ignorais. Elle est entrée dans la grotte du dieu primordial munie d'une torche. Piqué de curiosité, je l'ai suivie. C'est ainsi que de loin, j'ai vu le dieu primordial apparaître, sous une apparence que je n'aurais pas soupçonnée, et échanger avec cette inconnue. Il lui a accordé son vœu, lui a promis l'enfant qu'elle désirait, et a même ajouté qu'il lui octroierait une partie de ses pouvoirs magiques. La femme, transportée de joie, est redescendue de la montagne. Moi, je suis demeuré un long moment abasourdi, pendant que dans mon cœur la colère croissait.
« Cette femme insignifiante, qui ne désirait rien d'autre qu'un enfant, avait eu le privilège de rencontrer le dieu primordial dès son premier voyage jusqu'à la grotte sacrée. Pire encore, la divinité lui avait accordé son vœu et gratifierait sa progéniture de pouvoirs incommensurables, alors qu'elle ne lui avait rien demandé. Par quelle cruauté cette femme obtenait-elle immédiatement ce qu'elle désirait ? Pourquoi recevrait-elle pour son enfant des pouvoirs que moi-même, je désirais, mais que d'innombrables prières n'avaient pas suffi à me faire obtenir ? L'humiliation que j'avais subie face au roi de Valeria ne représentait donc rien aux yeux du dieu primordial ? Mon sort l'indifférait-il au point de préférer donner une parcelle de sa magie à l'enfant d'une paysanne ? Était-il du côté de la dynastie de Lug, cautionnait-il ses crimes à l'égard de mes ancêtres ? »
Fye cilla, troublé : cette révolte contre le dieu primordial, ne l'avait-il pas lui-même éprouvé lorsque Chitose lui avait raconté son histoire ? Ne l'avait-il pas éprouvée lorsqu'il avait compris que la magie qu'il détenait, cette magie qui avait mené le royaume de Valeria à sa perte, avait été imposée par le dieu à Chitose ? Fye comprenait parfaitement ce qu'avait pu ressentir Ingvar, et cela l'effraya.
– Puisque que le dieu primordial refusait de m'accorder un fragment de son pouvoir, j'ai décidé de m'en emparer par la force. J'ai retrouvé le village de cette femme, qui avait mis au monde des jumelles.
– Ma sœur et moi, dit Chii sombrement. C'était donc cela votre plan, dès le départ ? Nous manipuler Freya et moi pour obtenir ces pouvoirs que le dieu primordial n'avait pas voulu vous accorder ?
– Je pensais que cela serait facile. Pourtant vous avez réussi à me filer entre les doigts. Freya est morte, et toi, Elda, a disparu au cours de cette nuit d'hiver. J'ai perdu mes deux seules ressources pour vaincre le roi de Valeria. Je t'ai cherché longtemps, Elda … jusqu'à ce que j'apprenne que le frère du roi, ce benêt qui ignorait tout de l'histoire de Lug et d'Ogmios, avait décidé d'épouser une roturière plutôt qu'une jeune noble. Cette fille du peuple était apparemment amnésique, mais elle était douée de pouvoirs magiques peu communs. J'ai rapidement deviné que le prince Hideki, que j'avais vu une fois à la cour, t'avait recueilli, Elda.
« Pour m'en assurer, j'ai réussi à entrer au château lors des festivités de votre mariage. J'ai profité de cette occasion pour retenter ma chance auprès du roi : celui qui avait refusé mon pardon était décédé, et c'était à présent son fils aîné qui régnait. Ce dernier s'est montré aussi intraitable que son père, et cela m'a conforté dans mon désir de vengeance. Puis, je t'ai aperçue, Elda, aux côtés de son époux. Je me suis retiré, en rage : mon seul pion pour atteindre le roi m'avait été ravi et vivait désormais chez mon ennemi. Je ne voyais aucun moyen de rétablir la justice et de chasser cette dynastie inique du trône de Valeria. Je pensais que le royaume était voué à sa perte. Je suis rentré chez moi, convaincu de la malignité du dieu primordial … et c'est à ce moment-là qu'il m'est apparu. »
Chii fronça les sourcils
– Vous parlez … du dieu primordial ?
– Non. Je parle d'un homme barbu au nez chaussé d'un monocle, dont la tunique portait l'emblème d'une chauve-souris. Il s'appelait Fei Wang Reed.
