Bonjour à tous !
J'espère que vous allez bien depuis le dernier uptdate ! Me voici de retour avec un long chapitre, pour vous récompenser de votre patience :) Au programme, la suite des combats de nos héros : la situation devient critique pour tout le monde ! J'espère que cela vous plaira.
Bonne lecture à toutes et à tous :)
Chapitre 51 - Lutte acharnée
De la hampe de sa hallebarde, Gowan bloqua l'épée de Moira. Les deux armes crissèrent en s'entrechoquant, comme si elles s'insurgeaient l'une contre l'autre. Gowan pesta à voix basse : la jeune femme n'y allait pas de mainmorte. La colère, qu'il devinait dans ses yeux, décuplait ses forces et la rendait infatigable. Dès le premier coup, leur combat avait été biaisé. Elle était prête à le tuer, quand il voulait à tout prix l'écarter sans lui faire de mal. Elle profita de la proximité de leur corps à corps pour lui décocher un coup de pied dans le tibia droit. Gowan encaissa, repoussa son épée et répliqua d'un coup de pied dans la hanche. Moira lâcha un cri, recula en titubant. La rage dessinait des filaments incandescents dans son regard : tant que son esprit résisterait, tant que son corps la soutiendrait, elle ne ploierait pas. Gowan le savait, et c'était pour cette raison qu'il l'avait frappée en y mettant toutes ses forces. Moira refuserait de s'avouer vaincue. S'il voulait qu'elle cède, il devait l'affaiblir physiquement, et surtout, la mettre suffisamment en difficulté pour qu'elle n'ait pas le loisir de recourir à sa barrière de vide. Il repassa à l'attaque, feinta pour dévier son attention, mais Moira n'était pas dupe et l'évinça.
– Nous nous sommes entraînés ensemble, Gowan. Tu ne pourras pas me déstabiliser.
Gowan sourit intérieurement. Ah, tu crois ça ? Moira était une excellente combattante, elle avait assimilé toutes les techniques enseignées par Ingvar en un temps record. Elle s'était aussi inspirée de ses subordonnés les plus talentueux pour progresser. Douée d'une faculté d'observation hors normes, elle pouvait reproduire un mouvement qu'elle n'avait vu qu'une seule fois. Elle était l'un des meilleurs éléments qu'Ingvar ait recrutés, mais tout ce qu'elle savait du combat, elle l'avait appris grâce au maître. Elle n'avait jamais porté d'armes avant d'entrer à son service, elle n'avait jamais exercé de métier militaire. Gowan, lui, avait été soldat bien avant de jurer fidélité à Ingvar. Moira ne connaissait pas toutes ses bottes secrètes et il comptait bien lui montrer qu'il pouvait encore la surprendre.
Gowan laissa tomber sa hallebarde, et du bout du pied, souleva le sabre d'un soldat vaincu. Il en saisit la garde et passa immédiatement à l'action. La stupéfaction se peignit sur les traits de Moira : elle ne l'avait jamais vu utiliser une lame longue. Elle était persuadée qu'il n'excellait qu'à la hallebarde, sans connaître le maniement d'autres armes. Pourtant, lorsqu'il avait commencé sa carrière de soldat, lorsqu'il habitait encore à Valeria, c'était au sabre qu'il se distinguait. Elle para son premier assaut d'une main hésitante : elle ne reconnaissait pas sa technique, ce qui l'empêchait de prévoir ses coups. Gowan en profita pour redoubler ses attaques, jusqu'à l'acculer contre un mur. Elle lui résista, le repoussa plus ou moins adroitement, mais il parvint à lui arracher sa rapière. L'arme retomba à quelques mètres et Gowan lui envoya un coup de pied en plein estomac. Le souffle coupé, la générale s'effondra. Haletante, elle releva la tête vers lui, attendant le coup de grâce. Cependant, Gowan avait abaissé son bras.
– Eh bien, tu ne m'achèves pas ? Tu sais pourtant mieux que quiconque où se trouve mon point faible !
– Je ne veux pas te tuer, Moira. Je veux simplement que tu acceptes de m'écouter et que tu comprennes qu'Ingvar nous a mentis. Si tu te rallies à moi, nous pouvons joindre nos forces aux étrangers pour défaire le maître. Tout ce que je souhaite, c'est que tu puisses revoir ton fils.
– Ne parle pas de mon fils ! Jamais je ne me rallierai aux étrangers !
Gowan hésita, fit un pas en avant vers la jeune femme. Il voulait absolument l'aider. S'il ne pouvait sauver qu'un seul subordonné d'Ingvar, il voulait que ce soit elle. Il se pencha, tendit la main. Ses yeux ne détectèrent le reflet métallique qu'au dernier moment. Moira venait de tirer une lame de sa botte et tendit le bras vers sa cheville droite. Seule une réaction instinctive sauva Gowan du coup mortel ; le couteau l'atteignit sous le genou, ouvrant une plaie peu profonde, mais douloureuse. L général recula en se traitant mentalement d'idiot : Moira portait toujours plusieurs armes sur elle, il avait relâché sa vigilance. Un peu plus, et elle atteignait son point faible. La jeune femme se redressa, couteau à la main.
– Si tu répugnes à me tuer, Gowan, sache que je n'aurai pas les mêmes scrupules à ton égard.
Le général pesta intérieurement : maîtriser Moira sans la tuer allait être difficile. En l'attaquant à deux avec Shaolan, ils avaient peut-être une chance. Il jeta un œil par-dessus son épaule : le jeune homme était aux prises avec une vingtaine de soldats, qui avaient rejoints la berge après avoir été projetés dans la mer par l'attaque de Kurogane. Sakura l'épaulait, mais ils peinaient à neutraliser ces hommes sans les éliminer. Gowan ne pouvait pas compter sur eux pour le moment. Il reprit son sabre, et en ramassa un second : il n'avait pas dit son dernier mot.
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Sakura rattrapa son boomerang et jeta un regard en arrière : Gowan avait délaissé sa hallebarde pour se rabattre sur des sabres. Il avait réussi à désarmer Moira, mais la générale le menaçait d'un couteau. La princesse serra les dents. L'épuisement gagnait Shaolan, elle-même forçait sur ses jambes pour ne pas s'effondrer, le combat devenait de plus en plus ardu. Ils avaient besoin d'aide, mais Gowan n'était pas en mesure de leur fournir. Elle lança de nouveau son boomerang, tandis que Shaolan envoyait un coup de pied fouetté en pleine tête de son adversaire.
Ils luttaient contre des soldats presque insensibles à la douleur, et qui demeureraient immortels tant qu'ils n'atteignaient pas leur point faible. Bien que les deux tiers des troupes de Moira se débattent toujours dans la mer glacée, les vingt qui avaient regagné la berge leur donnaient du fil à retordre. Les écarter sans les achever était une tâche exténuante. Les lames fixées sous les pales du boomerang de Sakura tailladaient les plus coriaces, mutilant leurs membres pour les empêcher d'agir. Elle coupait des bras, sectionnait des artères ou des tendons. Cette boucherie lui donnait la nausée, mais elle se répétait que c'était l'unique solution pour éviter de les tuer. Shaolan hésitait à utiliser de nouveau sa magie pour rejeter tous ces hommes à la mer. Recourir à ses pouvoirs pouvait lui arracher ses dernières forces, et peut-être ne pourrait-il plus se battre ensuite. Pouvait-il vraiment prendre un tel risque ?
À cet instant, tout l'île trembla. Les adolescents échangèrent un regard alarmé : le sol vibrait comme sous les vagues d'un tremblement de terre. Le combat de Fye et d'Ingvar provoquait-il des répercussions en chaîne ? Leurs amis étaient-il sains et saufs ? Kurogane avait-il lancé une puissante attaque dans le souterrain ? Un nouveau tremblement ébranla toute la forteresse, leur faisant perdre pied. Tous les soldats d'Ingvar s'écroulèrent, Shaolan et Sakura tombèrent à genoux. Sakura se redressa, tous les sens en alerte : il ne s'agissait pas des sortilèges de Fye et d'Ingvar. Elle avait l'impression que quelque chose venait de percuter l'île, là où l'attaque conjointe de Kurogane et de Shaolan avait ouvert une brèche dans la muraille. Quelque chose approchait, quelque chose d'énorme et d'effrayant …
À cet instant, un gigantesque membre fripé jaillit des eaux. Trois longues griffes noires achevaient ce moignon, qui s'abattit sur la rive avec violence. Un second moignon s'arrima au rivage, faisait émerger une tête affreuse et sale, à la peau de papier froissé. Aucun œil, aucun nez n'ordonnait ce visage qui n'en était pas un. Seule une bouche circulaire, hérissée d'une couronne de dents cauchemardesques, s'ouvrait et se refermait spasmodiquement au milieu de ce chef horrible. Le monstre hissa son corps boudiné et résistant sur la berge, faisant tressaillir la terre à chacun de ses pas. Les torches qui jalonnaient le chemin de ronde l'enveloppèrent d'un halo ardent, il agita sa tête aveugle au-dessus des hommes qui le fixaient, titanisés.
– Le mangeur de cadavres ! s'écria Sakura, livide.
L'infâme créature se redressa et toisa l'assemblée du haut de ses quatre mètres. Au moyen d'un sixième sens invisible, il paraissait détecter la position des humains devant lui, il sondait leur peur comme les prédateurs devinent les émotions de leur proie. Il fit un pas dans leur direction, les spasmes autour de sa bouche s'accélérèrent. Avec une rapidité déconcertante pour sa corpulence, il fonça dans la cour de la forteresse, repoussant tous les hommes d'Ingvar sur son passage. Il leva une patte griffue et l'abattit en direction de Shaolan et de Sakura. Les adolescents esquivèrent, mais d'autres griffes piquèrent vers eux. Consciente qu'ils étaient trop près pour s'en sortir, Sakura plongea une main dans sa poche :
– Deux, bouclier !
Le dé s'illumina et la membrane apparut, juste au moment où la patte allait les déchiqueter. Le moignon s'écrasa contre la paroi magique, qui trembla si fort que Sakura crut qu'elle allait se briser. Le mangeur de cadavres recula en grognant d'impatience. Ses cris rauques résonnaient dans sa carcasse indestructible, ses moignons piétinaient le sol de la forteresse. Le bouclier de Sakura tenait toujours, mais elle craignait qu'il ne vole en éclats au prochain coup. Le monstre attendait que la barrière se résorbe pour mieux les dévorer, comme un chat observe une souris qui se croit protégée dans son trou, mais qui mourra de faim si elle se terre dans son refuge.
Pour tromper l'ennui, le monstre porta son attention sur les soldats que Kurogane et Shaolan avaient abattus. Il s'inclina vers le cadavre le plus proche et ouvrit la bouche. Un bruit d'aspiration parvint jusqu'à Shaolan et Sakura, tandis que la tête du cadavre disparaissait dans la gueule de la créature. Elle serra une première fois les dents, sectionnant le cou du mort. Un abominable bruit d'os cassé retentit, accompagné d'un bruit de succion. Sakura retint un cri d'horreur, tandis que le mangeur de cadavre poursuivait son repas. Sakura serra les poings : ils ne pouvaient pas se contenter d'éviter ce monstre, ils ne pouvaient pas le laisser dévorer de nouveaux corps pour qu'Ingvar les transforme en marionnettes. Ils devaient affronter cette horreur, mais quelle stratégie adopter ? Sa peau résistait aux lames plus sûrement qu'un cuir d'éléphant, ses griffes tranchaient les membres comme des sabres, et aucune artère, aucune veine n'irriguait son corps terne, uniquement mû par la magie d'Ingvar. Ni yeux, ni nez, ni oreilles, le monstre ne possédait aucun orifice qui aurait pu constituer un point faible, à l'exception d'une bouche protégée par un cercle de dents. C'était là que Fye et Kurogane avaient tenté de l'attaquer, mais pour atteindre sa bouche, il fallait éviter ses redoutables griffes. Sakura serra les dents : ils n'avaient pas le choix.
– Shaolan, il faut le blesser à la bouche !
– À la bouche ? Comment ?
– Tu te sentirais capable d'utiliser ta magie ?
Le jeune homme rassembla ses forces et leva son épée. Il sentait le flux magique circuler dans ses veines : oui, il pouvait réussir à mobiliser sa magie. Il se concentra, guida son pouvoir dans ses bras, dans ses mains, jusque dans ses doigts, pour la déverser dans sa lame. Pourvu que cela suffise à l'affaiblir. Il releva la tête vers Sakura, hocha la tête. La princesse rompit le bouclier et Shaolan visa la bouche du monstre :
– Ratei shourai !
L'éclair illumina la forteresse, suivi par une déflagration assourdissante. La lueur fusa vers la créature, droit vers sa bouche. À l'approche de l'éclair, le monstre serra les dents : les pointes acérées se refermèrent sur l'orifice et le protégèrent. Malgré la puissance qu'il avait mis dans son attaque, Shaolan vit l'éclair se heurter à cette paroi cuirassée sans blesser le monstre. La foudre fut déviée et alla frapper une tourelle des remparts, dont le toit s'embrasa immédiatement. Les flammes consumèrent le chaume, l'incendie inonda la cour d'un rugissement attisé par le vent. L'un des hommes d'Ingvar, prit au piège par le feu, tomba du chemin de ronde en tentant de s'échapper. Son point faible fut atteint et son âme s'échappa de son corps, s'envolant avec la fumée du brasier.
– Non ! s'écria Sakura.
Shaolan, le souffle court, fixa le mangeur de cadavre. Bon sang ! Invoquer la foudre lui avait demandé une grande énergie, et pour quel résultat ? Cette horreur se dressait indemne devant eux et commençait déjà à dévorer le soldat brûlé. Ses dents, si résistantes, coupait net les membres du cadavre avant de l'avaler goulûment, avec cet affreux bruit de succion. Comment allait se débarrasser de lui ?
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Kurogane dévalait l'escalier, faisant résonner l'écho de ses pas sur la voûte du tunnel. Des relents de moisi viciaient l'air et donnaient au souterrain des allures de caveau. Sous ses pieds, il sentait les marches trembler à chaque collision entre sortilèges. Kurogane dégaina son sabre : Fye avait besoin d'aide. Même si son compagnon était endurant, les blessures qu'il avait reçues dans la fosse aux condamnés ne dataient que de la veille, elles pouvaient se rouvrir à tout moment et le placer en position de faiblesse face à leur adversaire. Kurogane accéléra sa course et déboucha dans la grotte.
Ingvar se tenait devant un autel de pierre, le bras droit tendu et le regard animé d'une lueur triomphante. Devant lui se dressait une immense résille verdâtre qui grésillait de magie. Chaque crépitement jubilait, le sort se réjouissait d'une victoire imminente. En contrebas, Fye avait tracé des runes qui tournoyaient sur elles-mêmes en sifflant, ou plutôt en feulant, tel un fauve prêt à bondir sur son adversaire. Kurogane remarqua immédiatement l'expression de colère qui étincelait dans les yeux du mage : il avait découvert quelque chose à propos d'Ingvar, quelque chose qui rendait le sorcier plus haïssable encore que la création d'insectes voleurs d'âme. Ses runes se transformèrent en pointes de glace et fusèrent vers Ingvar. La résille se resserra comme une cotte de maille et protégea le sorcier avec une efficacité redoutable. Le mur de magie absorbait la plupart des attaques de Fye, mais à trois endroits, les anneaux de magie se tordirent. Médusé, Kurogane les vit s'étirer pour se métamorphoser en serpent. Leur corps grandit, s'allongea en sifflant. De leurs crocs lumineux, les créatures attrapèrent les pics que Fye avait créés et les gobèrent comme un vulgaire mulot. Elles émirent un rot répugnant, agitèrent leur tête et ouvrirent leur gueule, propageant dans l'air une odeur écœurante. Dans un seul mouvement, les trois serpents régurgitèrent les pics de glace du mage, qui étaient à présent enveloppés de la magie d'Ingvar. Les yeux de Fye s'agrandirent et il généra aussitôt un bouclier pour se protéger de la riposte. Si quelques pics s'y fracassèrent, certains passèrent au travers aussi sûrement qu'un bloc de gelée. Kurogane se précipita vers son compagnon : Ingvar était-il si puissant qu'il pouvait forcer les défenses du mage ? Non, ce n'était pas ça. Si les pics traversaient le bouclier de Fye, c'était parce qu'ils portaient en eux sa magie. Ingvar se contentait se retourner ses armes contre son compagnon, en y ajoutant sa propre puissance. Kurogane passa devant Fye et brisa les pointes qu'il réussit à atteindre.
– Kurogane !
Fye esquiva un pic de glace, deux, cinq, tandis que le ninja en détruisait d'autres. Il leur semblait que les serpents avaient démultiplié les aiguilles de gel, et malgré leurs sens aiguisés, ils ne purent toutes les éviter.
Kurogane sentit quelque chose lui frôler la jambe, si vite qu'il sentit à peine la douleur. Une sensation de brûlure échauffa sa peau et le sang tiède coula le long de sa cuisse. Les aiguilles de glace filaient comme des flèches, sans qu'il ne sache si c'était la magie de Fye ou d'Ingvar qui les rendaient si rapides. Il détruisit celles qu'il put atteindre, et lorsqu'il se retourna, il vit qu'une longue estafilade courait sur la joue de Fye, dessinant un sillon de sang sur son cou. Le regard du mage s'était assombri, signe qu'il commençait à en avoir assez de jouer au chat et à la souris. Rassemblant ses forces, il traça une nouvelle série de runes, au moment même où Ingvar levait une main vers le ciel. Le geste impérieux, qui, en d'autres circonstances, aurait pu évoquer un chef d'orchestre, souleva dans la grotte une vague de sifflements. De plus en plus aigus, de plus en plus nombreux, les susurrements envahirent l'atmosphère de manière oppressante. Fye et Kurogane avaient la sensation que le son les encerclait, se rapprochait d'eux pour leur couper toute retraite. Des filaments verdâtres rampèrent sur le sol, grossirent, s'animèrent, comme une levure qui fermenterait. Leur corps, d'abord liquide, devint gélatineux, puis solide. La mutation achevée, ils dressèrent vers le mage et le ninja deux yeux jaunes striés de noir. Une langue bifide glissa entre leurs crocs et les sifflements redoublèrent d'intensité.
Kurogane recula d'un coup. Bordel, encore des serpents ! De leur gueule s'élevait une vapeur violette, qui se diffusa aussi vite que leurs murmures assourdissants. Volatile, les fumées embrumèrent la grotte et s'infiltrèrent dans leurs voies respiratoires. Kurogane plaqua une main sur sa bouche : c'était la même magie que celle qui émanait de la hallebarde de Gowan, lorsque ses extrémités se transformaient en reptiles. Ingvar avait distillé son pouvoir dans les armes de ses subordonnés pour leur déléguer une partie de sa puissance. Cependant, lorsqu'il employait lui-même le sortilège, les effets se décuplaient. Alors que Kurogane avait lutté contre Gowan pendant plusieurs minutes, l'air commençait déjà à lui manquer. Sa gorge, son nez et ses yeux le brûlaient, comme s'il s'était jeté dans un nuage de piment. Les sifflements des reptiles ajoutaient à son étourdissement, lui faisant perdre ses repères.
Fye toussait lui aussi, les yeux mi-clos pour atténuer la sensation de brûlure. La magie instillait dans leur corps un poison âcre, qui les asphyxierait s'ils n'agissaient pas. Les serpents se dressaient par centaines, leur susurrement les harcelait au point de les rendre fou, tandis que les fumées brouillaient leurs sens, pour le plus grand plaisir d'Ingvar qui voulait briser leurs défenses. Kurogane ne pouvait pas venir à bout d'un tel sortilège, Fye savait que c'était à lui de réagir. Les yeux fermés, presque en apnée, il traça une série de runes qui oscillèrent dans la fumée, puis tombèrent comme des feuilles mortes sur le sol où elles s'infiltrèrent.
Il sembla à Kurogane que la terre se mettait à bouillonner. De la même manière que les filaments d'Ingvar avaient couru dans la grotte, des lignes bleutés commencèrent à éclore à ses pieds. Les sillons se ramifièrent, faisant courir autour d'eux un réseau de lumière. Lorsqu'un filament arriva au niveau de l'un des serpents d'Ingvar, il ralentit, gonfla, se détacha du sol, et dans un jet de lumière, donna naissance à un aigle d'un bleu flamboyant. L'oiseau déploya ses ailes, s'éleva de quelques dizaines de centimètres et repéra sa proie. Repliant ses ailes, il piqua vers le serpent. Son bec acéré se referma sur le reptile, qui commença à se débattre, mais l'aigle ne lâcha pas prise et le déchiqueta. Des morceaux sanglants s'éparpillèrent sur le sol, aussitôt dévoré par l'aigle impitoyable. Kurogane vit la magie verdâtre d'Ingvar descendre dans la gorge de l'oiseau, tout en perdant de son intensité. Lorsqu'elle atteignit son estomac, la lueur s'éteignit : l'aigle avait eu raison du serpent. Tout autour d'eux, des dizaines d'oiseaux fondirent sur les reptiles, les transperçant avant de n'en faire qu'une bouchée. Les vapeurs empoisonnées s'estompèrent, l'air devint respirable, les sifflements cessèrent. L'un des aigles se posa sur l'épaule de Fye, et à la grande surprise de Kurogane, un second l'imita et se percha sur son épaule. Il fut sur le point de le repousser, mais la voix de son compagnon le retint :
– Laisse-le.
Kurogane fronça les sourcils, mais ne posa pas de questions. Sur l'estrade du tombeau, Ingvar ricana et lança à Fye :
– Tes oiseaux sont redoutables, mais ils te demandent une grande quantité de magie. Neutraliser un sort est beaucoup plus fatigant que simplement le repousser. Tu ne pourras pas multiplier les volatiles indéfiniment.
De nouveaux serpents prirent forme et dressèrent leur corps visqueux vers eux. Ouvrant une gueule garnie de crocs, ils crachèrent une nouvelle vague de fumée violette. Kurogane ramena une main devant sa bouche et se remit en position. Ingvar disait-il vrai ? Créer des aigles demandait-il une énergie colossale à Fye ? Allait-il pouvoir continuer d'en générer ? Allaient-ils devoir trancher un à un chaque reptile ? Il commençait à l'envisager, quand il se rendit compte qu'aucune sensation de brûlure n'agressait ses muqueuses. Il pouvait respirer normalement, même au milieu du nuage de fumée, même si le brouillard s'épaississait de seconde en seconde. Stupéfait, il abaissa sa main et se retourna vers le mage. Son compagnon ne présentait aucune difficulté respiratoire. Comment était-ce possible ? Du haut de son promontoire, Ingvar haussa les sourcils, puis un éclair de compréhension passa dans son regard.
– Je vois … tes aigles ne se contentent pas de dévorer mes serpents. Tu es plus malin que je ne le croyais.
Fye sourit et l'oiseau juché sur son épaule s'envola, aussitôt imité par celui de Kurogane. Le ninja suivit le courbe de leur vol, perplexe : lorsque l'aigle s'était posé sur lui, il avait cessé d'être affecté par les fumées empoisonnées. Jouait-il un rôle de bouclier ? Non, c'était plus subtil que ça. Les aigles annihilaient la magie d'Ingvar, et même lorsque ce dernier créait de nouveaux serpents, ni Fye, ni lui n'étaient plus affaiblis par les vapeurs toxiques. Les oiseaux ne servaient pas qu'à détruire les reptiles, ils digéraient la magie de leur ennemi et conféraient à leur créateur une immunité. Si Fye avait insisté pour que l'un d'eux puisse de poser sur l'épaule de ninja, c'était pour l'envelopper de sa magie et le protéger.
Impressionné, Kurogane releva la tête vers Ingvar : le sorcier paraissait étonné, amusé même, mais pas le moins du monde déstabilisé. Après tout, lui aussi avait retourné sa magie contre Fye. Les serpents n'avaient plus d'effets sur eux, mais son compagnon ne parvenait pas à l'atteindre pour autant. Ils étaient capables de neutraliser mutuellement leurs sorts, mais aucun d'eux ne réussissait à prendre le dessus sur l'autre. Cela signifie-t-il qu'ils possédaient une puissance équivalente ? C'était impossible, Fye tirait son pouvoir d'un dieu, le dieu le plus important de ce monde. Seul un homme dont la magie proviendrait de la même source pouvait rivaliser avec lui. Kurogane sentit son cœur s'accélérer. Il espérait se tromper, mais …
… mais il n'y avait pas d'autre explication. Il se doutait qu'Ingvar était puissant, mais pas à ce point. Si Fye luttait contre un pouvoir comparable au sien, il n'avait qu'une chance sur deux de gagner. C'était beaucoup, et en même temps trop peu. L'issue du duel allait se jouer à la résistance des adversaires. Ils pouvaient continuer de s'affronter toute la nuit, voire pendant plusieurs jours. Fye et Ingvar semblaient le savoir et enchaînaient les sorts sans trêve.
Kurogane avala sa salive, sentit ses mains devenir moites. Il ne put s'empêcher d'envisager l'éventualité où Fye, exténué par le combat, ploierait le premier. Il devait absolument aider son compagnon, additionner ses forces aux siennes pour faire pencher la balance en leur faveur. De son promontoire, Ingvar profitait d'une position avantageuse. Une centaine de mètres les séparaient de lui, empêchant tout corps à corps. Pour l'affaiblir, ils devaient agir à distance. Kurogane se concentra : Fye pouvait voir les auras, mais lui savait discerner le qi des hommes. Ingvar canalisait ses forces dans ses bras, tout en assurant de la stabilité à sa posture grâce à un déploiement d'énergie au niveau de ses jambes. Comme tous les magiciens, il avait besoin de ses mains pour lancer des sorts. Il n'était pas exclu qu'il réussisse à se défendre sans elles, mais l'en priver diminuerait sa puissance. Le ninja leva son sabre : cela faisait des lustres qu'il n'avait pas employé la technique à laquelle il allait recourir. Il l'avait apprise au cours de sa formation de ninja, mais il ne l'avait employée qu'à de rares occasions. Il remercia mentalement Tomoyo et Amaterasu de la lui avoir enseignée et pria pour réussir son coup. Il insuffla énergie et précision à sa lame, puis l'abaissa.
– Kiru seiryoku !
Galvanisée par son qi, l'attaque déferla vers Ingvar. L'éclair rouge, éclaboussé d'encre, se jeta vers leur ennemi avec un crépitement électrique. Ingvar para une attaque de Fye de la main gauche, tout en se préparant à créer un bouclier de la main droite. Au moment où il traçait des runes, l'éclat de l'attaque de Kurogane s'atténua, les grésillements s'étranglèrent et la lumière clignota avant de s'éteindre. Le sorcier, surpris, demeura une fraction de secondes immobiles, puis baissa son bras. D'un regard moqueur, il toisa le ninja :
– Eh bien, on dirait que ton assaut manquait de force …
Kurogane ne répondit pas, le regard aussi sombre que l'éclair de son attaque. Ingvar s'apprêtait à reprendre le combat contre Fye, quand une douleur aigüe lui traversa le poignet droit. Il hurla, saisit son membre de la main gauche et se plia en deux. Il avait l'impression qu'on le transperçait d'une lame chauffée à blanc. Pourtant, en relevant sa manche, il ne vit aucune plaie, aucune trace de sang. Comment était-ce possible ? Il releva la tête vers Kurogane, les yeux exorbités :
– Qu'est-ce que c'est que ça ?
– Je suis un ninja, dit le guerrier avec sourire cruel. Je sais discerner le qi d'un homme et agir dessus comme bon me semble. En général, le qi est affaibli par les blessures du corps, mais je peux aussi trancher un qi sans blesser la chair.
– À … à une telle distance ?
– J'ai coupé le qi qui irrigue votre main droite, c'est comme si les nerfs de votre paume et de vos doigts n'étaient plus reliés à votre cerveau. Vous ne pourrez plus vous en servir.
Ingvar sentit la colère l'envahir. Pas seulement parce qu'il ne pouvait plus utiliser sa main droite, mais parce qu'il avait sous-estimé les capacités de Kurogane. Son attention s'était focalisée sur Fye, sans penser que son compagnon, qui n'était pas magicien, puisse le mettre en difficulté. À présent, il avait perdu l'usage d'un membre précieux, qui pendait lamentablement au bout de son bras comme un morceau de chiffon. S'être fait berner si facilement décuplait sa rage, mais il était loin de s'avouer vaincu. Kurogane pensait le priver de sa force, le réduire à l'impuissance ? Il se trompait lourdement, s'il croyait qu'une main en moins pouvait l'empêcher de se défendre ! Quant à Fye, il l'avait nargué avec ses maudits aigles. Il allait leur montrer qu'il ne fallait pas jouer avec le feu, et surtout avec sa patience. De la main gauche, il exécuta une série de runes, qui s'assemblèrent et créèrent un point de lumière verte au centre de la grotte, qui s'élargit lentement en cercles concentriques. Kurogane ne distinguait que le halo, mais Fye, lui, percevait la puissance qui accompagnait cette aura. Le point lumineux pulsait faiblement, tel l'épicentre tranquille de l'œil du cyclone, tandis qu'autour de lui grossissait une houle d'ondes menaçantes, qui allait se transformer en tempête. Plus que sa raison, c'est son instinct qui dicta à Fye la conduite à adopter.
– Kurogane, recule vers l'escalier ! Vite !
Au timbre alarmé de son compagnon, Kurogane comprit la dangerosité du sortilège. Sans poser de question, il courut vers l'escalier, où le mage se replia à son tour. Derrière eux, les cercles continuaient de croître. Lorsqu'ils entrèrent en collision avec le dernier sort de Fye, celui-ci se dissolut comme un glaçon plongé dans un vain de vapeur. Tous serpents nés du sortilège d'Ingvar s'évanouirent au passage des cercles de lumière, les coquillages et les algues qui jonchaient la caverne explosèrent, l'eau qui stagnait en flaques se mit à bouillir. Médusé, Kurogane commençait à comprendre la nature du sortilège, quand Fye dressa un bouclier magique devant eux, obstruant totalement l'encadrement du tunnel. Lorsque le sortilège d'Ingvar atteignit cette paroi, celle-ci gémit, trembla, se troubla, se tordit, mais elle tint bon. Derrière Fye, Kurogane vint les cercles continuer de s'étendre pour atteindre les limites de la grotte.
– Ce sort, c'est une barrière de vide, pas vrai ? La même que celle qu'utilise Moira avec son épée ?
– Oui, et ses effets sont redoutables. Heureusement que nous avons couru vite, sinon, nous ne serions plus qu'un amas de chair à l'heure qu'il est.
La barrière avait envahi toute la grotte, protégeant Ingvar d'une enveloppe de vide infranchissable. Le sorcier leur adressa un regard mauvais.
– Vous n'auriez pas dû me provoquer. À présent, je n'aurais aucune pitié. Peu m'importe que vos corps explosent, tant que les yeux de Fye sont intacts.
Le magicien serra les dents : il n'était pas capable d'éradiquer le vide d'Ingvar, à moins de recourir à des sortilèges extrêmement puissants, qu'il n'avait jamais employés. Un tel déferlement d'énergie risquait de fragiliser les parois de la grotte, et si le souterrain s'écroulait, ils seraient enterrés vivants. Ou pire. La caverne se trouvait sous le niveau de la mer, il suffisait qu'un sortilège détruise ses murs pour que l'eau emplisse la salle en quelques secondes. S'ils ne mouraient pas écrasés, ils seraient noyés. Il devait trouver un moyen d'atteindre Ingvar, de passer outre cette barrière, mais ses effets étaient dévastateurs et pouvaient détruire leur corps à la moindre imprudence.
Lutter contre un tel pouvoir équivalait à se battre contre un ennemi invisible et invincible, un géant dont ne peut scier les pieds. Si seulement je pouvais utiliser ma magie comme une fronde, j'abattrai ce grand vide comme David abat Goliath … Fye se figea, le cœur battant. Peut-être que …
– Kuro-chan, j'ai une idée.
Le ninja écouta son compagnon, les yeux écarquillés. Fye pouvait-il vraiment créer un tel sort ? Il n'avait pas l'air d'en douter, et cette assurance lui inspira un sentiment d'admiration mêlé d'excitation.
– Ok, ça marche. Dis-moi quand tu es prêt.
Fye acquiesça, puis il commença à tracer des runes. Pourvu que ça marche, songea-t-il, car je n'ai jamais fait ça. La barrière créait autour d'Ingvar un espace qui niait les lois physiques de la Terre pour recréer celles du vide intersidéral. Dans cet espace, la matière s'évanouissait, ce qui rendait les attaques de magie et les attaques spéciales de Kurogane inopérantes. La pression qui s'y exerçait était si forte que les êtres vivants explosaient et que l'eau entrait en ébullition, alors même qu'il ne faisait pas plus de dix degrés dans la caverne. Aucun sortilège ne pouvait traverser cette barrière, à moins de lui donner des caractéristiques physiques similaires. Si Ingvar en est capable, je dois pouvoir y arriver. Fye additionna les runes, les subordonna entre elles, atténua les propriétés de quelques-unes en effaçant une partie de leurs lettres. Kurogane avait l'impression de voir un mathématicien rédiger une équation complexe, ou peut-être un linguiste déchiffrer un alphabet oublié. Fye observa les runes qui dansaient devant lui : à priori, la formule pouvait générer une barrière de vide identique à celle d'Ingvar. Cependant, s'il lançait le sort tel quel, les deux barrières auraient la même puissance et se contenteraient d'entrer en collision, sans que l'une ne puisse détruire l'autre. Pour que son idée fonctionne, il devait ruser. Il amalgama son sortilège de manière à former une sphère entièrement remplie de vide. Remplie de vide … Cette conception était en soi étrange, pourtant Fye savait que l'intérieur de la sphère présentait les mêmes propriétés physiques que la barrière d'Ingvar.
– Kuro-chan, vas-y.
Le ninja hocha la tête et leva son sabre : la lame s'illumina, galvanisée par son qi. Il approcha son arme des runes bleutées et d'une voix concentrée, très différente du cri d'attaque qu'il lançait habituellement, il prononça :
– Hama Ryu-o Jin.
En temps normal, l'attaque aurait balayé toute la grotte. Cette fois cependant, l'énergie flotta quelques secondes dans les airs, lévita en bulles d'huile, comme un fluide renversé par un astronaute dans une navette spatiale. Tels des aimants, les runes de Fye attirèrent l'émanation qui se mêla à sa puissance magique. La seconde étape avait fonctionné. Demeurait la plus délicate, celle qui consistait à transformer la sphère de vide en un faux-vide. Fye se souvenait d'un ouvrage qu'il avait lu, et qui expliquait qu'un faux vide ressemble d'un point de vue physique au vide, mais qu'il est tout de même habité par des particules, ce qui le rend instable.
À l'intérieur du sortilège qu'il venait de créer, l'attaque de Kurogane constituerait les particules du faux vide. À cette base, il ajouta des runes, complexifia sa formule. L'attaque de Kurogane se scinda en plusieurs points lumineux, tandis que la sphère se resserrait. Cette bulle au cœur bleuté, habitée de particules rougeoyantes, ressemblait à un énorme atome. Cette fois, le sortilège était prêt. Fye leva le bras, recula sur une jambe pour donner la puissance à son lancer, puis projeta la sphère vers la barrière de vide.
Avec la rapidité d'une balle de fusil, la sphère entra en collision avec le mur de magie dressé par Ingvar. Kurogane eut l'impression que l'impact l'avait ralentie, mais Fye, lui, voyait qu'elle luttait contre la paroi verdâtre, comme si elle cherchait à la déchirer. Ingvar observa avec amusement la petite boule de lumière s'échiner contre la puissance du vide, sans réussir à percer le voile étendu par les cercles concentriques de magie.
– Eh bien, eh bien. On dirait qu'en dépit de vos efforts, votre attaque reste inférieure à la mienne. Tu me déçois beaucoup, Fye. Toi qui détiens la magie du dieu primordial, tu es incapable de rivaliser avec moi, alors que ton ami m'a privé d'une main ? Tu n'oses donc pas utiliser toute la puissance dont tu disposes ? Tu es pris de scrupules ? Quelle que soit la raison, tu es bien bête ! Une fois ce pouvoir en ma possession, je ne prendrai pas autant de précautions. Vous m'attaquez avec un sortilège tellement faible, c'est ridicule !
Fye serra les poings : Ingvar avait raison. Malgré les nombreuses runes qu'il avait assemblées pour créer sa sphère, malgré le pouvoir que Kurogane mêlé à sa magie, son sort ne pouvait pas détruire la barrière de leur ennemi. Il ne réussirait pas à venir à bout de cet énorme espace de vide en le percutant de front, c'était impossible.
Et c'était précisément ce que Fye désirait. Attaquer la barrière de plein fouet ne fonctionnerait pas, il l'avait deviné dès le départ. La sphère qu'il avait créée, même remplie par l'attaque de Kurogane, possédait une énergie inférieure à celle de la barrière de vide. Toutefois, cette faiblesse faisait sa force. Parce qu'elle présentait les propriétés physiques du vide, sa sphère était très proche de la barrière d'Ingvar, et si cette dernière avait, dans un premier temps, freiné l'avancée de la boule lumineuse, la similarité de leur composition et la moindre densité du sort de Fye finit par la tromper.
La barrière, qui ressemblait à une immense bulle de savon, se déforma, et la sphère, qui continuait de pousser contre cette membrane, entra peu à peu à l'intérieur. Comme un virus, elle se fondit totalement dans le corps du sortilège. Elle pouvait à présent creuser un tunnel dans la barrière et remonter jusqu'à son créateur, sans être annihilée par la force du vide. Kurogane sourit à son tour, d'un sourire carnassier : le mage était décidément très fort. La sphère remontait de plus en plus vite vers Ingvar, et celui-ci, incrédule, peinait à comprendre qu'une si petite boule, à l'énergie de trois quarts inférieure à son pouvoir, allait l'atteindre. Dans un sursaut de lucidité, il rompit la barrière de vide et traça des runes pour se protéger.
Ce fut une erreur : la sphère, que la barrière de vide n'entravait plus, fusa à toute vitesse vers lui. Les runes et l'attaque spéciale de Kurogane, qui étaient demeurées unies, se séparèrent. Les lettres bleutées reprirent de l'altitude, puis piquèrent vers le soubassement de l'estrade où se tenait Ingvar, sapant ses fondations. La pierre se lézarda dans un craquement sinistre, le promontoire s'affaissa, Ingvar perdit pied et à cet instant, l'attaque de Kurogane s'abattit sur lui. Il vit l'éclair rougeoyant avancer à l'horizontale vers ses mains. Son instinct prit le pas sur sa raison et il traça un bouclier de la main gauche. Le sort s'étendit assez vite pour protéger sa main gauche et son buste, mais pas son bras droit. L'attaque emporta sa main droite, qui pendait déjà au bout de son bras. Un hurlement envahit la caverne tandis que l'estrade s'écroulait dans un nuage de poussière.
Fye et Kurogane s'élancèrent dans un même mouvement : c'était le moment ou jamais. Le mage prépara une série de runes, Kurogane resserra sa main sur son sabre, prêt à frapper. Ils traversèrent le nuage de poussière, Fye devina l'aura de leur ennemi, Kurogane détecta son qi. Ingvar s'était et il maintenait son bras droit, au bout duquel un moignon sanguinolent dégouttait sur le sol. Ses yeux exorbités semblaient prêts à sortir de leur orbite pour bondir vers eux, son menton et son front étaient agités de tics violents, la rage faisait trembler sa mâchoire et palpiter les veines de son cou. Pris entre deux feux, Ingvar n'avait aucune chance. C'est ce que pensait Fye, mais le sorcier leva sa seule main encore valide. Il traça des runes d'un geste fulgurant. Fye sentit un frisson de peur courir le long de son dos. Cette fois, Ingvar ne jouait plus. La colère irradiait son aura, la zébrait d'un noir haineux. Avec un hurlement de colère, le sorcier abattit ses runes sur le sol.
Ni Fye, ni Kurogane n'eurent le temps de réfléchir. Le mage détecta une vague de magie qui roulait vers eux, aussi menaçante qu'une lame de fond. Ce reflux était teinté d'un pouvoir démentiel, qui pouvait à lui seul les tuer, lui et son compagnon, les submerger comme un raz-de-marée et les broyer de ses mains invisibles. Kurogane sentit son estomac se contracta dans un sentiment de peur primitive. Dans un flash, il se souvint de la magie titanesque que Fye avait déployée aux côtés de sa mère pour détruire les insectes, dans la montagne. La magie d'Ingvar dégageait la même force brute, une force que le sorcier venait de libérer à son maximum et qu'il ne pourrait peut-être pas entièrement contrôler.
– Baisse-toi ! hurla Fye à Kurogane.
Le ninja obéit sans réfléchir. Un cercle vert se déploya horizontalement dans la caverne, divisant l'espace avec la précision d'une disqueuse. De profondes entailles lacérèrent les murs, morcelèrent le plafond et ravinèrent le sol. Toute la grotte trembla, la pierre épouvantée se recroquevilla et un grondement de prédateur envahit l'atmosphère. Une première faille se craquela, faisant entrer une gerbe d'eau dans la grotte. D'autres crevasses s'élargirent, Fye sentit le sol tanguer sous ses pieds, des flaques salées mouillèrent ses chaussures. La seconde suivante, des plaques de plusieurs tonnes se détachèrent du plafond avec un craquement sinistre. Kurogane leva son sabre :
– Hama Ryu-o Jin !
L'attaque pulvérisa la pierre qui retomba en un feu d'artifice. Au même moment, les murs cédèrent comme un barrage sous la pression d'un fleuve. Les parois s'affaissèrent et des torrents d'eau de mer inondèrent la grotte. Les courants slalomèrent entre les ouvertures et jaillirent avec la force d'un dragon, dont le corps enflerait jusqu'à remplir tout l'espace disponible. L'eau monta jusqu'à leurs mollets en quelques secondes. Kurogane sentit le sol se fendre sous ses pieds, chercha Fye du regard. Ils devaient rester ensemble, ils ne devaient surtout pas être séparés … À cet instant, un morceau du plafond se détacha. Kurogane n'eut pas le temps de tirer son sabre : cette fois, c'était fichu.
