Hello! Alors, qu'avez-vous pensé du chapitre précédent ? Celui-ci va bien plus légèrement avec la torture (psychologique surtout). Attention tout de même si vous êtes sensibles à ce genre de contenu.
Ah, et comme ce chapitre n'est pas très long, je poste le suivant avec :)
Bonne lecture ! N'hésitez pas à laisser des commentaires !

24 –

Heures sombres.

– Alors... cet Espadon ? reprit Olrik quand les gardes se furent éloignés dans le couloir, emportant la jeune femme évanouie. De quoi s'agit-il ?

– L'Espadon ? Heu... il s'agit d'un engin de guerre d'une puissance formidable et d'un type entièrement nouveau...

Olrik s'aida du sgian-dubh suspendu à sa ceinture pour défaire les liens de Mortimer et lui couvrit les épaules d'une chemise propre. L'écossais frictionna ses poignets ankylosés et grimaça au contact de sa peau écorchée, là où la corde avait laissé des griffures écarlates. Le colonel siffla – une simple note, sèche et autoritaire. Presque aussitôt, comme si Olrik, qui rallumait sa cigarette, avait anticipé sa victoire sur le professeur, un domestique entra dans la pièce, les bras chargés d'un lourd plateau où tintaient une bouteille, remplie d'un liquide ambré, et deux verres.

– Du Ballantine's, annonça-t-il, l'air hautain, en servant à l'écossais une généreuse rasade de whisky. Obtenu au marché noir, tout comme les Sobranie*. Vous disiez donc, cet Espadon ? un avion ? une fusée... ?

– En quelque sorte...

Mortimer expliqua brièvement l'intérêt de cet appareil révolutionnaire, résolu toutefois à ne pas en révéler trop. Lorsqu'il en vint à parler des plans, perdus parmi les falaises du Makran, l'expression d'Olrik se fit glaciale.

– ... mais je pourrais éventuellement les reconstituer si l'on m'en donnait les moyens, poursuivit Mortimer.

– Ah ! J'aime mieux ça... Et cela prendrait combien de temps ?

L'écossais marqua une pause, l'espace d'une seconde. Il savait que le moindre faux pas pourrait trahir son stratagème. Son esprit s'emballa, évaluant à toute vitesse le temps qu'il pourrait raisonnablement demander sans éveiller les soupçons d'Olrik, mais suffisant pour retarder les événements.

– Et bien... dit-il finalement, feignant la réflexion, six mois... environ...

– Et que vous faudra-t-il pour réaliser cette reconstitution ? demanda le colonel avec un froncement de sourcils.

– Je devrais disposer d'un endroit tranquille et de quelques instruments... J'aurais aussi besoin de l'expertise de Lucy Warren. À Bletchley Park, puis à Scaw-Fell, elle faisait partie intégrante de mon équipe, et...

– Soit. Vous lui fournirez vos travaux en cours, et elle les vérifiera de son côté.

– De son côté ? Mais...

Un pincement de désarroi gagna Mortimer – s'il ne parvenait pas à prévenir Lucy à propos du message crypté, ou de sa prétendue capitulation...

– Vous travaillerez séparément, cela va de soi, l'interrompit le colonel, ironique. Un scientifique émérite comme vous n'a pas besoin de son assistante pour se mettre à l'ouvrage, n'est-ce pas ?

L'écossais ravala sa frustration. Le whisky qu'Olrik lui avait servi eut soudain un goût de cendres.

oooOOOooo

D'ordinaire si maître de lui, le capitaine Blake se surprit à lâcher un juron étouffé, presque digne de ceux de Lucy. Ses doigts se crispèrent sur l'écouteur de la radio portative, si fort que ses phalanges blanchirent. Il s'efforça de relâcher sa prise avant de faire éclater le fragile appareil en fragments de plastique épars. Blake inspira profondément, espérant chasser de son esprit l'angoisse qui lui martelait les tempes à mesure que Nasir lui transmettait son rapport, sous forme codée, de l'autre bout du golfe d'Oman – un endroit qui, à cet instant, semblait au capitaine aussi lointain qu'une autre planète.

Le guerrier baloutche, infiltré à l'État-Major du 13e bureau, à Karachi, avait aperçu Lucy. Elle était dans un bien triste état : son teint d'une pâleur maladive, les ecchymoses violacées qui marbraient son visage et ses bras, cette large marque sombre, juste sous ses côtes, les entailles, certaines protégées par des bandages propres... Un garde impérial la portait, toujours inconsciente, dans une petite pièce rudimentaire, où un simple lit faisait office de mobilier. À ce moment, Nasir apportait une lampe au professeur Mortimer, parvenant ainsi à le croiser brièvement. Cependant, il n'était pas parvenu à communiquer avec lui.

Intérieurement, le capitaine brûlait d'une colère effroyable. À Turbat, sa cousine avait été forcée de fuir seule, et Blake, la mort dans l'âme, s'était résigné à l'abandonner à son sort. Ensuite, Mortimer, à la recherche des plans égarés sur la pyramide du Makran, s'était retrouvé en fâcheuse posture, piégé, puis capturé par l'ennemi... Et savoir désormais que Lucy, tombée aux mains de ce misérable Olrik, avait été utilisée comme un vulgaire instrument de pression sur l'écossais, et avait souffert de la sorte... ! Blake avait promis à la jeune femme que tout irait bien... !

Une rage intense le consumait, féroce, presque incontrôlable ; il s'obligea à la réfréner. S'il voulait avoir une chance de les sauver tous les deux, il ne pouvait pas se permettre de perdre son sang-froid. Il n'avait pas ce luxe.

Nasir acheva son rapport et promit de recontacter la base d'Ormuz dès qu'il aurait du nouveau.

Derrière Blake, on frappa à la porte. Un soldat en uniforme se présenta et porta sa main droite à hauteur de la tempe.

– Capitaine, le lieutenant Jackson vient de quitter l'infirmerie et demande à vous voir.

– Merci, lieutenant Brady, répondit Blake avec la même solennité. Faites-le entrer, s'il vous plaît.

Il obtempéra et s'effaça devant l'ancien chef du Makran Levy Corps. Malgré sa béquille et son bras en écharpe, Jackson exécuta lui aussi le salut militaire, que le gallois lui rendit avant d'avancer pour une poignée de mains cordiale.

– Content de vous revoir, lieutenant Jackson... dit Blake en l'invitant à s'asseoir. Malgré les circonstances...

– Plaisir partagé, capitaine, répondit l'interpellé en prenant place.

– Comment va le lieutenant Sheppard ? J'ai entendu dire qu'il avait été gravement blessé.

– Il s'en sortira, d'après le médecin de la base. Et vous, capitaine ? Avez-vous eu des nouvelles de votre cousine, miss Warren ?

– Elles ne sont pas bonnes, hélas. Nos ennemis l'ont capturée à la suite de l'attaque que vous avez subie à Gwadar. Elle est maintenant emprisonnée à Karachi, avec le professeur Mortimer.

– Mon Dieu... si nous avions su... pardonnez-moi, c'est probablement de ma faute...

– Ne vous blâmez pas, lieutenant. Racontez-moi plutôt ce qui s'est passé.

– Eh bien... je venais de recevoir par radio les instructions pour escorter miss Warren et les rescapés des convois. Le premier point de rendez-vous se situait un peu au sud de Sirik. Mais un guide nommé Yusuf, en qui j'avais toute confiance, s'était en réalité rangé du côté des impériaux. Nous n'avions donc même pas quitté Gwadar que ces maudits serpents nous sont tombés dessus. Malgré la résistance héroïque des hommes du Makran et des habitants fidèles au Raj, nous avons été très vite débordés. Dans la confusion, nous avons perdu miss Warren de vue. Rashid, l'un des soldats baloutches sous les ordres directs de Sheppard, a rapporté l'avoir aperçue, armée d'un poignard, face à un ennemi. Les circonstances nous ont malheureusement empêchés de lui venir en aide ; très vite, nous avons été forcés de nous replier, et nous avons fui vers l'ouest, notre priorité étant de conduire la poignée de résistants hors d'atteinte des impériaux. À Sirik, vos officiers nous attendaient pour nous faire franchir le passage sous le golfe d'Oman, jusqu'à la base...

Blake vit Jackson refermer soudain ses doigts sur son bras et grimacer de douleur.

– Je vous remercie, lieutenant, dit le capitaine avec compassion. Votre courage et votre détermination sont admirables, et je suis certain que vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir pour sauver tous ces gens. Vous pouvez disposer.

– Capitaine, si vous me permettez... l'interpella Jackson en se relevant. Je souhaiterais reprendre du service dès que possible. Je sais que le Makran Levy Corps est désormais en déroute, et que les positions alliées à l'extérieur sont de plus en plus précaires, néanmoins... je connais les réalités du terrain, et je pourrais aider vos hommes lors de leurs raids sur les camps de transit, ou sur les passages des convois...

Blake le sonda un bref moment, puis esquissa un sourire.

– C'est une excellente idée, Jackson. Nous avons besoin d'hommes de votre trempe. Je vais présenter votre requête à l'Amiral Gray. En attendant, allez donc prendre un peu de repos. Vous l'avez bien mérité.

– À vos ordres, capitaine !

oooOOOooo

Ce qui ramena Lucy à elle fut la douleur. Il lui semblait que tout son corps en était perclus. Chaque mouvement, chaque respiration réveillait des élancements qui irradiaient depuis ses côtes, ses poignets meurtris, jusqu'à la base de son crâne. Un goût métallique persistait sur sa langue et emplissait ses narines.

Clignant des yeux avec difficulté, elle s'aperçut qu'elle était allongée sur une paillasse grossière, dans une cellule lugubre. La lumière, faible et vacillante, provenait d'une unique lampe, posée à même le sol. Un frisson parcourut sa colonne vertébrale. Où était-elle ? Depuis combien de temps ?

Une voix calme et moqueuse retentit soudain à côté d'elle, la faisant tressaillir.

– Enfin réveillée, miss Warren ?

Lucy tourna la tête brusquement, et un vertige la saisit. Olrik se tenait là, adossé à la porte, les bras croisés, un sourire carnassier accroché aux lèvres. Ses yeux brillaient d'une lueur dangereuse dans la pénombre. La jeune femme sentit la peur refermer ses griffes sur elle.

– Je vous conseille de ne pas trop vous agiter, murmura le colonel en avançant lentement vers elle. Vous êtes dans un état... fragile.

Affolée, Lucy tenta de se redresser, mais ne put que battre en retraite vers le mur et s'y recroqueviller. Son souffle devint saccadé, et ses mains se crispèrent sur la paillasse rugueuse.

– Philip... ! Où est-il ? Qu'est-ce que vous lui avez fait ? lâcha-t-elle d'une voix tremblante.

– Il est toujours en vie, pour l'instant...

Olrik s'accroupit à sa hauteur et, vif comme un serpent, saisit son menton entre ses doigts, l'obligeant à plonger son regard dans le sien. Il apprécia ce qu'il y vit : une terreur sombre, qui la paralysait.

– Mais si vous ne coopérez pas, miss Warren... susurra-t-il, son visage tout près de celui de Lucy, votre cher professeur Mortimer aura droit à une nouvelle... séance. Cette fois, vous serez présente pour entendre ses cris.

Il se releva, dominant la jeune femme de toute sa hauteur. Le silence, lourd, oppressant, n'était brisé que par les battements rapides du cœur de Lucy. Ses pensées tourbillonnaient, mais une chose était claire : si elle ne se pliait pas à ses exigences, Mortimer subirait des souffrances encore plus grandes... souffrances qu'on lui avait déjà infligées. Lucy se rappelait en effet les paroles glaçantes d'Olrik, juste avant qu'elle ne soit traversée par le courant électrique : « Par expérience, vous savez ce qui attend cette jeune femme ». Elle déglutit.

– Finalement, poursuivit Olrik d'un ton détaché, presque léger, je ne regrette pas de ne pas vous avoir tuée moi-même, à Bletchley. Pour une fois, la lâcheté de Timothy Carter aura été profitable.

Son rire perfide le suivit dans le couloir, alors qu'il refermait la porte de la cellule à clef.

Lucy replia ses jambes contre sa poitrine et cacha son visage derrière ses genoux, retenant à grand peine les sanglots qui lui comprimaient la poitrine. Oh, Philip... où êtes-vous... ?

oooOOOooo

* Ballantine's : whisky (blend) écossais, au profil équilibré, aux arômes de vanille, miel et épices.

Sobranie : marque de cigarettes, fondée à Londres par des émigrés russes et réputée pour ses cigarettes sophistiquées et exotiques.