25 –

Cryptogrammes.

(Stat crux dum patitur xiphias)*

Si ses conditions de détention étaient correctes – on lui avait même fourni une pipe, et un mélange de tabac d'assez bonne qualité –, Mortimer ne pouvait pas juger celles de Lucy, puisqu'on ne lui laissait pas même l'occasion de la croiser au détour d'un couloir ; il ignorait même où elle était détenue. Quelques secondes d'inattention auraient pourtant suffi pour qu'il lui transmette un message. Or, jamais ils ne se retrouvaient dans la même pièce ; ils prenaient leurs repas séparément, travaillaient chacun de leur côté, n'étaient autorisés à sortir pour leur promenade qu'en l'absence de l'autre – et même dans ces circonstances, deux vigiles silencieux les gardaient scrupuleusement à l'œil. Mortimer n'avait aperçu la jeune femme qu'une fois, de manière furtive, alors qu'il passait devant une fenêtre : elle s'était assise sur le banc au pied de la palissade, et offrait son visage au soleil – à cette distance, cependant, Mortimer n'aurait pu affirmer avec certitude que les ombres qu'il voyait sur le visage de Lucy provenaient des feuilles du figuier... et non de nouvelles traces de coups.

Depuis, plus rien.

Mortimer désespérait, quand une solution, toute simple, se présenta à lui. Elle comportait toutefois un risque : que le docteur Sun Fo, envoyé de Lhassa pour contrôler ses travaux, surprenne son stratagème. Fort heureusement, la retenue du fameux docteur n'était pas exagérée – ses « modestes connaissances » étaient, eh bien... réellement modestes. Il ne vit donc pas les erreurs que l'écossais intégrait volontairement à ses calculs. Restait à espérer que Lucy, elle, s'en rendrait compte... parce que c'était là le moyen qu'avait trouvé Mortimer pour communiquer avec la jeune femme.

Il jouait donc sur plusieurs tableaux, en équilibre précaire sur une corde fragile tendue au-dessus du vide, tel un funambule : poursuivre, au ralenti, la reconstitution des plans, et faire croire à Olrik qu'il s'était résigné...

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Cinq jours passèrent ainsi. Olrik avait attribué à Mortimer la tour du pavillon, cernée désormais d'une palissade infranchissable. L'écossais, maintenu dans l'incertitude et l'angoisse à propos de Lucy, s'efforçait de donner le change sur la nature de ses travaux : ce matin-là, penché sur sa table d'architecte, il griffonna une version simplifiée de l'équation de Navier-Stockes... et faussa délibérément les données de ses calculs. Il ajouta en effet une erreur subtile dans les dérivées de la vitesse, modifiant ainsi le gradient de pression et la viscosité du fluide censé entourer l'Espadon.

Les résultats en devenaient irrationnels. L'aérodynamique de l'appareil se dégradait, l'optimisation des flux était contredite à chaque essai de modélisation. Le sous-marin volé ne tiendrait pas la route dans ces conditions. Comme c'était dommage. Mortimer esquissa un sourire amer : bien que ces chiffres faussés et ces formules incorrectes lui fassent gagner un temps précieux, l'écossais était rongé d'inquiétude pour Lucy. Les documents qu'il noircissait de schémas et d'équations lui revenaient, invariablement annotés de l'écriture fine et serrée de la jeune femme – des pattes de mouches qu'il aurait reconnues entre mille. Mais Lucy... où était-elle vraiment ?

Des bruits de pas résonnèrent dans le couloir. Une clef tourna dans la serrure, et la porte s'ouvrit sur le capitaine Li, accompagné du docteur Sun Fo, qui tenait à la main une liasse de documents. Il se chargeait lui-même de transmettre les travaux entre les deux prisonniers ; or, à cet instant, il semblait particulièrement agacé.

– Professeur Mortimer, déclara Sun Fo, hautain, voici les dernières corrections de votre associée. Nous attendions des progrès plus... concrets.

L'écossais, sans lever les yeux de sa table, poussa un grognement affecté, ratura sa feuille d'un geste théâtral et, avec un profond soupir, fit face aux deux hommes.

– Des progrès ? répliqua-t-il d'un ton mesuré. Vous obtiendriez des résultats plus rapidement si miss Warren et moi pouvions collaborer dans de meilleures conditions.

Il laissa ses mots planer dans l'air chaud et moite, jaugeant la réaction de Sun Fo. Ce dernier fronça les sourcils et ses yeux s'étrécirent.

– Il serait bien plus efficace que miss Warren soit présente ici, insista Mortimer. Après tout, elle a contribué, en grande partie, à ces travaux. Son expertise pourrait accélérer la reconstitution des plans... Or, pour l'instant, nos efforts sont... ralentis.

– Hum... cela est bien fâcheux, en effet, répondit Sun Fo.

De son côté, Li plissa les yeux et croisa les bras ; son regard scruta Mortimer avec une suspicion évidente.

– Les instructions du colonel Olrik ont pourtant été claires, professeur. Miss Warren et vous travaillerez séparément.

L'écossais haussa les épaules avec une nonchalance feinte. Une tension, à peine perceptible, raidissait ses mouvements.

– Cela ne ferait que servir nos intérêts communs, dit-il, tâchant de paraître convaincant. Miss Warren a des connaissances spécifiques en mécanique et en aérodynamique qui pourraient grandement faciliter la tâche. Plus vite nous aurons terminé ces plans, plus vite vous obtiendrez ce que vous cherchez.

Pensif, Sun Fo se tapotait le menton avec les documents qu'il avait roulés en un cylindre étroit. Mortimer perçut son hésitation, et décida de pousser sa chance.

– Je comprends vos réticences, reprit-il calmement, mais permettez-moi de vous poser une question, docteur Sun Fo. Lorsque l'Espadon sera achevé, ne pensez-vous pas que l'Empereur Basam-Damdu sera particulièrement impressionné par la rapidité et la précision de ce projet ? Si les travaux traînent en longueur, cela pourrait, au contraire, ternir votre rapport à Lhassa... n'est-ce pas ?

Sun Fo ne répondit pas immédiatement. Une bataille silencieuse se jouait dans ses yeux, où l'inquiétude luttait contre une cupidité grandissante. L'idée de déplaire à l'Empereur l'effrayait, mais l'ambition, nourrie par les promesses de prestige et de pouvoir, finit par triompher. L'avidité et les rêves de grandeur balayèrent rapidement ses réticences. Mortimer le tenait.

Redressant légèrement la tête, Sun Fo se tourna vers Li.

– Capitaine, je crois que mon cher confrère n'a pas tort. Nous sommes ici pour servir Sa Majesté, et tout retard lui serait préjudiciable. De fait, cette collaboration entre le professeur Mortimer et miss Warren ne pourra que servir les intérêts de l'Empereur... et ceux du colonel Olrik, j'en suis certain.

Li, toujours aussi méfiant, fronça les sourcils. Cependant, la perspective de gagner des points auprès d'Olrik tout en satisfaisant les attentes de Basam-Damdu semblait peser dans la balance.

– Naturellement, ajouta l'écossais avec prudence, cette coopération se ferait dans un cadre parfaitement contrôlé, avec une surveillance stricte, si cela peut vous rassurer. Tout ce qui compte, c'est l'avancée du projet... et le succès de l'Empereur.

Li échangea un regard avec Sun Fo, puis hocha lentement la tête.

– Très bien. Allons en informer le colonel.

Mortimer retint un soupir de soulagement et s'obligea à maintenir une attitude de calme indifférence, jusqu'à ce que les deux hommes aient quitté la pièce. Dès que la porte se referma derrière eux, à l'instant où la clef cliqueta à nouveau dans la serrure, l'écossais relâcha légèrement ses épaules. Ses doigts tremblaient un peu lorsqu'il attrapa la pipe posée sur un guéridon près de sa table de travail. Il remplit le fourneau de tabac, craqua une allumette, et aspira jusqu'à obtenir un tirage satisfaisant. La première exhalaison de fumée lui apporta un semblant de réconfort, mais elle ne dissipa pas totalement l'angoisse qui s'était logée dans le creux de son estomac.

Tout en tirant quelques bouffées pour dissimuler sa nervosité grandissante, l'écossais se dirigea vers la fenêtre et jeta un coup d'œil à travers les épais barreaux d'acier.

La cour était déserte, baignée dans une lumière grise qui semblait peser sur chaque chose. Le vent soufflait par à-coups, soulevant la poussière et faisant trembler les feuilles des arbres. Rien ne bougeait vraiment. Pas un signe de vie, pas un bruit.

L'écossais comptait les secondes en silence, son regard fixé sur le jardin immobile, écrasé de chaleur. Chaque minute qui passait le rendait un peu plus fébrile, mais il s'efforçait de garder son calme, de contrôler son souffle et les battements de son cœur.

Il ne pouvait s'empêcher de penser aux risques qu'il venait de prendre. Si Sun Fo ou Li avaient perçu la moindre faille dans son jeu, tout aurait pu basculer. Mais il savait aussi que l'appât du gain et les promesses de prestige suffisaient souvent à brouiller le jugement des hommes. Olrik, malgré toute sa vigilance, n'était pas invulnérable à ce genre de manipulation.

Mortimer tira une longue bouffée de sa pipe et expira lentement. La fumée s'éleva en volutes paresseuses devant lui, se dissipant à peine dans l'air lourd. Combien de temps avant que Sun Fo et Li ne reviennent avec une réponse ? L'écossais jetait des coups d'œil réguliers à la pendule accrochée au mur, chaque mouvement de l'aiguille semblant ralentir sous l'effet de son impatience.

Puis, au loin, des bruits de pas résonnèrent à nouveau dans le couloir. Mortimer se figea. Il posa sa pipe sur le rebord de la fenêtre et attendit. La clé tourna dans la serrure, plus rapidement cette fois. La porte s'ouvrit.

– Veuillez entrer, miss Warren, fit la voix d'Olrik.

L'écossais se retourna vivement, le cœur battant la chamade. La silhouette familière de Lucy apparut, encadrée par le colonel, Sun Fo et Li. Mortimer s'obligea à rester immobile, réfrénant l'envie irrépressible de s'élancer vers la jeune femme. Il scruta son visage aux traits tirés, où les traces de coups finissaient de se résorber en couleurs fanées, tirant sur le jaune. Elle portait des vêtements propres – un pantalon de toile épaisse, une chemise à manches longues – et avait rassemblé ses cheveux en une longue natte désordonnée.

Lorsque leurs regards se croisèrent, Mortimer vit un indicible soulagement dans ses yeux noisette, alourdis par la fatigue, et cependant empreints d'une détermination nouvelle à la vue de l'écossais. Et soudain, un éclat de terreur traversa les pupilles de la jeune femme : Olrik, d'une main posée au creux de ses reins, l'avait poussée légèrement vers l'avant. Le colonel esquissa un sourire sarcastique en réponse au mouvement de recul de la jeune femme. Olrik... que lui avez-vous fait ? songea Mortimer, gagné par une colère féroce.

– Je vous accorde cette... faveur, dit Olrik d'un ton enjoué. Désormais, dès que vous vous trouverez dans la même pièce que miss Warren, vous resterez sous la surveillance constante du capitaine Li et du docteur Sun Fo. Ah, et je précise que vos promenades se feront toujours séparément. N'oubliez pas, mon cher professeur, que je suis encore en mesure de modifier ces conditions à ma guise...

Il fit une pause. Son sourire devint glacial, menaçant.

– Je vous conseille également de ne pas tenter de communication secrète ou de stratagèmes pour me tromper. Le capitaine Li, le docteur Sun Fo et moi-même observerons avec minutie chaque mot, chaque regard que miss Warren et vous-même échangerez. Tout manquement aux règles, toute tentative de manipulation, d'évasion ou de trahison sera sévèrement sanctionné. Croyez-moi, il serait regrettable que miss Warren ait à endurer davantage de... désagréments. Maintenant, mettez-vous au travail !

oooOOOooo

Cela faisait des heures que Blake et ses hommes, sur la pyramide du Makran, cherchaient en vain les plans de l'Espadon. Ils avaient fouillé chaque recoin, soulevé chaque pierre. Rien. Et dire qu'ils nous brûlent peut-être les doigts... ! s'était-il écrié, avec une impatience grandissante. Il passa sa main dans une nouvelle anfractuosité, tâtonna, souleva une pierre, ne trouva que du vide. C'était désespérant.

Pourtant, ce cryptogramme... ! Mortimer avait juste eu le temps de le dessiner dans le sable, du bout de sa chaussure, sous les yeux attentifs de Nasir, dissimulé parmi les branches d'un arbre. La silhouette de l'Espadon, un triangle représentant la pyramide, une orientation – sud-ouest... et une croix. Mais que désignait-elle ? Une marque ? Un autre indice ?

Plongé dans ses réflexions, Blake jeta un nouveau coup d'œil au dernier message transmis par le guerrier baloutche. Le soleil commençait à effleurer le sommet des pics, et leurs ombres s'allongeaient peu à peu, dévorant le pied de la pyramide.

– Capitaine, le soleil se couche, indiqua un des officiers qui l'accompagnait. Il va falloir cesser les recherches...

– Oui... je sais...

Cependant, Blake ne parvenait pas à se résigner. Ils étaient tout près du but. Il le sentait !

Il leva les yeux... et soudain, il la vit.

La croix.

– Là ! s'exclama le capitaine en tendant le doigt. Regardez !

Sculptée par l'érosion dans une aiguille de schiste, tel un crucifix nimbé d'or solaire, les contours de la singulière silhouette se découpaient sur le ciel.

– Par exemple... ! siffla l'officier, ébahi.

Voilà ce que Mortimer voulait nous dire ! fit Blake d'une voix enthousiaste. « Plans de l'Espadon – Cachés dans la face S.O. de la pyramide – À hauteur de la croix » !

À l'appel du capitaine, tous les hommes se ranimèrent. Un nouvel élan les poussa à reprendre leur tâche, concentrant leurs recherches sur le secteur délimité par l'ombre de la croix. Blake grimpa les premiers degrés de la pyramide, sonda chaque crevasse, chaque pierre, chaque recoin que venait frôler la forme charbonneuse et fuyante sur la roche.

C'est alors qu'un éclat de soleil vint frapper un objet, dissimulé au milieu des racines d'un arbuste, juste avant de disparaître, englouti par l'ombre portée. Blake tendit la main, repoussa quelques branches... et lâcha un rire. Sacré Mortimer ! songea-t-il en retirant l'alliance glissée sur une tige de buisson. Derrière, le capitaine aperçut une fente étroite. Il y plongea les doigts, qui frottèrent sur la poussière et le sable... puis vinrent buter sur une surface lisse et froide, finement grainée.

Blake s'empara du carnet de cuir et poussa un cri de triomphe.

– Hurrah ! Les voici !

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* Stat crux dum patitur xiphias : La croix se tient dressée tandis que l'Espadon endure.